Amun-Re, le jeu pharaonique devient jeu de cartes

 

Après avoir contribué à l’émergence du jeu vidéo en fondant une partie des réflexions sur le game design et la transformation d’univers narratifs en mécaniques ludiques, le jeu de société avait fini par constituer une catégorie à part, souvent cantonnée aux Monopoly et autres Cluedo. Son retour dans le domaine du « geek » n’était qu’une question de temps, surtout après son récent renouveau, qui s’est concrétisé dans des jeux plus variés, et laissant souvent plus de place au thème.

Or Amun-Re, le jeu de cartes, est pratiquement le contre-exemple parfait de tout ce qui est dit dans cette introduction. À l’origine, Amun-Re était en effet un jeu assez massif développé par le célèbre Reiner Knizia (, Schotten-TottenTigre et Euphrate, KeltisLe Seigneur des Anneaux…), illustré par Gaël Lannurien (CardLine, When I Dream) et Igor Polouchine pour l’éditeur Hans im Glück. Entre son immense plateau représentant la vallée du Nil et les petites pyramides qu’il fallait y construire, il était étonnamment soucieux du thème pour un « jeu à l’allemande » de 2003. Curieusement, il avait fallu attendre treize ans pour qu’il soit enfin localisé en France, par le grand spécialiste des localisations massives qu’est Super Meeple (U.S. Telegraph, MexicaTikal).

Deux ans plus tard, Super Meeple transforme entièrement Amun-Re pour en faire Amun-Rele jeu de cartes, n’envisageant plus la réédition du jeu précédent, et toujours avec Reiner Knizia à la barre. Une démarche encore plus radicale que Les Aventuriers du Rail – New York donc, qui n’était qu’une variante simplifiée des grandes boîtes, pas leur substitut. Alors que le premier jeu s’adressait à 3 à 5 joueurs (et plutôt 5 joueurs que 3) pour des parties de 90 minutes, sa « réédition » s’adapte aux exigences contemporaines en intégrant la possibilité de jouer à deux, et pour des parties d’environ 30 à 45 minutes. Logiquement, le jeu passe de 50 euros à 20 euros dans sa version presque pocket, devenant un cas assez rare de modernisation radicale d’un jeu de sociétéAmun-Re, le jeu de cartes parvient-il à conserver de la grandeur de son aîné ?

Amun Re boitier

Vente aux enchères de l’Égypte

Dans Amun-Re, les joueurs incarnent des Seigneurs égyptiens, accroissant leurs domaines pendant trois Royaumes (trois manches), achetant donc des provinces et les faisant prospérer. Plutôt que de se livrer une guerre indigne de leur rang, inutilement fratricide et offensant les dieux, ils procéderont par enchères.

Au début de chaque Royaume, les Seigneurs posent devant eux les cartes Or au choix de leur main, aux seules conditions que la carte 0 or figure parmi les cartes posées, et que la somme de ces cartes soit 14. Le nombre de cartes pour arriver à ce chiffre peut donc varier d’un joueur à l’autre.

Puis on dévoile autant de Provinces qu’il y a de joueurs, et à tour de rôle, en commençant par le Pharaon, les Seigneurs placent l’une des cartes Or sélectionnées à côté de la Province de leur choix. Ces Provinces peuvent contenir des Pyramides, des Caravanes, des Champs et des Ankhs.

 

Amun Re Province

 

Les Pyramides rapportent des points de victoire, les Ankhs permettent au joueur qui en possède le plus de devenir Pharaon, Champs et Caravanes déterminent les revenus. Si les Pyramides sont donc naturellement la ressource la plus importante in fine, les Seigneurs devront savoir favoriser en cours de partie les ressources indirectes, celles qui permettent d’optimiser les phases suivantes, plutôt qu’une ressource finale qui  ne ferait que les ralentir si elle est acquise trop tôt. Être Pharaon permet enfin de commencer à jouer à chaque phase et d’arbitrer les égalités, un avantage naturellement considérable.

Si la Province convoitée a déjà été choisie par un autre Seigneur, il est possible de surenchérir (donc en posant une carte strictement supérieure à la place de la sienne), auquel cas le Seigneur dépossédé peut soit surenchérir encore sur la même Province, soit enchérir sur une autre, sachant que les Seigneurs sont limités à une seule carte Or.

La phase d’enchères s’achève quand chaque joueur possède une carte Or devant une Province. Il intègre alors la Province à son Royaume, et se défausse de son Or, à moins qu’il n’ait utilisé la carte 0 Or, qu’il récupère.

Il est ainsi toujours possible d’obtenir une Province sans dépenser d’Or, et il est même possible que les quatre Seigneurs posent chacun sa carte 0 Or devant une Province. Mais les Provinces étant d’un intérêt différent, ce sont les litiges qui leur seront coûteux.

C’est là que la limite d’Or initiale à 14 prend tout son sens : un joueur qui aura sélectionné la carte 8 Or (la plus puissante) sera imbattable sur une enchère s’il la pose, mais il sera alors limité à ne totaliser que 6 points par ailleurs, ce qui lui laissera très peu de latitude pour enchérir sur d’autres Provinces, sachant qu’à chaque Royaume, on enchaîne trois phases d’enchères…

À la fin de ces trois phases, tous les Seigneurs possèdent donc trois Provinces. Encore faut-il maintenant les protéger de la crue du Nil…

 

Amun Re encheres

Puissant Amun-Re, père du cosmos et soleil bienveillant sur la terre d’Égypte…

Tous les joueurs récupèrent alors les cartes Or qui n’ont pas été défaussées ni dépensées en main, en essayant de conserver en mémoire les cartes des autres pour tenter de deviner leur choix. Il va en effet s’agir de sélectionner une ou plusieurs cartes secrètement, puis tous les Seigneurs dévoileront leurs offrandes en même temps. On additionne la valeur des cartes de tous les joueurs, et on place le jeton Offrande sur l’emplacement correspondant du tableau des Offrandes, qui apparaît au dos de la boîte d’Amun-Re.

Adresser une offrande à Amun-Re est plus pragmatique que pieux : chacun des quatre niveaux de crue (équivalent à 0-5, 6-10, 11-15 et 16 et plus Or) procurant plus tard des avantages ou infligeant des malheurs particuliers. On est ainsi loin des offrandes de Tokaido, dont la connotation contemplative était emprunte d’un certain animisme shinto. Mais la dimension collective de l’offrande possède une relative force thématique, en ce qu’elle donne l’image d’un dieu au regard trop universel pour prêter garde à l’offrande particulière de chaque Seigneur, et déduisant simplement de la totalité les efforts auxquels l’Égypte consent pour obtenir ses faveurs.

Le joueur ayant fait la plus forte offrande reçoit trois Pyramides à ajouter à sa Province (la Pyramide recevant ainsi une dimension de Temple, matérialisant le don et la foi dans les dieux), le deuxième en reçoit deux, et les autres joueurs en reçoivent une, à condition d’avoir dépensé au moins 1 Or. À deux joueurs, le premier reçoit trois Pyramides, le deuxième une à condition d’avoir dépensé au moins 1 Or.

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Enfin, les Seigneurs récupèrent la carte 0 Or s’ils l’avaient jouée, et disposent toutes les cartes restantes devant eux, face révélée.

 

Amun Re score

Or et Pouvoir

Les Seigneurs gagnent alors 1 Or par niveau de crue et par champ (par exemple 12 Or si la Crue est au niveau 3 et qu’ils possèdent 4 Champs), et 10 points par Caravane si la Crue est au premier ou au deuxième niveau (les Caravanes ne pouvant pas passer si ne Nil est trop haut). Un élément de tension intéressant : les joueurs privilégiant les Caravanes dans leurs Provinces ont donc tout intérêt à faire surenchérir les joueurs privilégiant les champs, afin qu’il ne leur reste pas assez d’argent pour obtenir une crue trop haute.

Puis ils peuvent construire des Pyramides, en payant un prix exponentiel : une Pyramide coûte trois Or, trois Pyramides en coûtent dix, six Pyramides en coûtent vingt-huit, neuf Pyramides en coûtent cinquante-cinq. Ces Pyramides sont réparties de façon équilibrée entre les trois Provinces.

Il faut bien noter que l’Or ainsi gagné et dépensé n’est pas l’Or des cartes utilisées pour les enchères et les offrandes, il se matérialise via une Piste de Revenus (également sur le dos de la boîte). À ce stade, le seul Or pouvant être dépensé pour acheter des Pyramides est donc l’Or obtenu grâce aux Champs et aux Caravanes, dont l’importance n’est que plus cruciale.

Pour achever cette phase, chaque joueur récupère toutes ses cartes Or, y compris les cartes dépensées et défaussées, et en conserve une valeur égale à l’Or qu’il possède d’après la Piste de Revenus. Il ne peut donc pas posséder plus de 36 Or sur cette piste (s’il gardait toutes ses cartes, 0+1+2+3+4+5+6+7+8=36), ce qui n’aurait de toute manière aucun sens étant donné qu’il perd tous ses revenus à la fin du Royaume. Ainsi, il démarrera le Royaume suivant avec autant d’Or qu’il en aura économisé au précédent, et à partir du second Royaume, les Seigneurs ne seront plus égaux au moment des enchères initiales.

 

Amun Re materiel

Vaincre (avec la bénédiction d’Amun-Re)… et recommencer

À la fin de chaque Royaume, les Seigneurs calculent leurs Points de Victoire, en commençant par s’attribuer un point par Pyramide construite sur la Province où il en possède le moins, puis un point s’ils possèdent neuf champs ou plus. Le Pharaon gagne un point supplémentaire, et le Seigneur le plus éloigné du pouvoir (possédant le moins d’ankhs) perd un point.

On commence alors le deuxième Royaume, sensiblement différent du premier. Déjà, on l’a dit, les Seigneurs ne sont plus également riches (encore que rien n’empêche qu’ils le soient). Ensuite, après chaque enchère, le Seigneur doit  « étendre une Province », c’est-à-dire poser la Province qu’il vient d’acquérir sur une Province du Royaume précédent, cachant tout ce qui s’y trouvait à l’exception des Pyramides.

Ankhs, Champs et Caravanes des Royaumes précédents n’ont en effet plus aucune valeur désormais, les Pyramides seules contemplant du haut de leur pérennité les Royaumes qui se succèdent. Après trois Royaumes, le Seigneur le plus prospère pourra y faire graver son nom. En cas d’égalité, il faudra être celui qui possède le plus de Pyramides, et en cas de nouvelle égalité, le Pharaon ou le Seigneur le plus proche du Pharaon.

Dans ce calcul final des scores, deux choix de philosophie du jeu sont frappants : d’abord, l’Or perd toute valeur, tandis que n’importent que les Pyramides, et plus accessoirement les Champs et le pouvoir. L’Or étant le simple moyen de faire bâtir des Pyramides, il n’y avait en effet aucun sens à favoriser un joueur qui l’économiserait au détriment des merveilles immortelles érigées à la gloire de sa civilisation.

L’autre, c’est bien sûr que l’égalité n’est pas possible, là où la plupart des jeux de société déterminent une règle pour corriger une égalité, puis en cas de nouvelle égalité demandent de la conserver. On peut y voir je pense à la fois la trace d’un esprit rigoureux « à l’allemande » et celle d’un respect du thème, deux éléments qui vont naturellement de pair : il n’arrive jamais qu’une lutte de pouvoir s’achève sur une égalité, et il n’y a pas de raison que la lutte de pouvoir ludique (entre les joueurs), incarnée par la lutte de pouvoir diégétique (entre les avatars du jeu), déroge à la règle.

 

Amun Re Plateau
Le plateau du premier Amun-Re

Amun-Re, humilité d’un jeu pharaonique

Amun-Re, le jeu de cartes, est un jeu singulier, avec un positionnement commercial curieux, ses règles étant plutôt adaptées à celles d’un « jeu moyen plus » (autrement dit « « « expert » » ») tandis que sa taille et son prix sont ceux d’un « jeu moyen moins », et que son matériel frise la catégorie « petit jeu ». Il suffit d’ouvrir la boîte pour se rendre compte qu’il pourrait n’en occuper que la moitié, et plusieurs choix témoignent d’une volonté d’économie, du passage des pyramides modélisées à des jetons de carton, de l’utilisation du boîtier comme unique plateau, aux petits jetons un peu trop lambda qui servent à se positionner sur le Plateau de Ressources et à l’absence de thermoformage.

Or toutes les cartes sont plastifiées, tandis que les jetons ont cette bordure noire typique des jetons « renforcés », épais et solides : alors que Super Meeple aurait assurément pu réduire encore le jeu et son coût, l’éditeur connu pour le soin apporté à l’édition de ses produits a préféré ce positionnement très attractif. Il est rare d’avoir accès pour moins de 20 euros à un jeu « expert », accessible mais doté d’une impressionnante mécanique d’enchères, et il faut saluer de la part de Super Meeple cette tentative que l’on souhaite suivie de beaucoup d’autres pour initier le grand public à des plaisirs ludiques qu’il méconnaît (et étonnamment interactifs) tout en jouant sur un thème réputé populaire, très bien mis à l’honneur dans le matériel purement iconographique d’Amun-Re.

 

Amun Re Pyramides
Les Pyramides du premier Amun-Re

 

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