Tokaido : Crossroads et Matsuri – prolongements d’une perle du jeu de société
Après avoir contribué à l’émergence du jeu vidéo en fondant une partie des réflexions sur le game design et la transformation d’univers narratifs en mécaniques ludiques, le jeu de société avait fini par constituer une catégorie à part, souvent cantonnée aux Monopoly et autres Cluedo. Son retour dans le domaine du « geek » n’était qu’une question de temps, surtout après son récent renouveau, qui s’est concrétisé dans des jeux plus variés, et laissant souvent plus de place au thème. Après Sherlock Holmes, Détective conseil, Mechs vs. Minions, Zombicide, Mr. Jack, Small World, Unlock ! et Unlock! : Mystery Adventures, Loony Quest, T.I.M.E. Stories, Château Aventure, Zombie Tsunami, Smash Up et Star Realms, Vikings Gone Wild, Les Montagnes hallucinées, Adrénaline, un Coffre des joueurs (comportant Clank!, Wendake, et Light Hunters), Imaginarium, puis Professeur Evil et la Citadelle du Temps, Caverna – caverne contre caverne, Pocket Ops, Not alone, Minuit, Meurtre en Mer, Taverna, Concept, Dice Throne, When I Dream, Ex Libris, Fruit Ninja : Combo Party, 7 Wonders et Les Aventuriers du rail : New York, après Tokaido surtout, nous allons nous intéresser aux extensions de ce jeu magnifique, Crossroads et Matsuri, ainsi qu’à son adaptation mobile.
Inutile de dire que si vous ne connaissez pas Tokaido, aller lire d’abord l’article consacré à ce coup de cœur permettra de mieux comprendre celui consacré à ses extensions, dans lesquelles nous ne reviendrons pas sur les mécaniques et l’univers du jeu de base, déjà abondamment vanté ! Comme on peut s’en douter, les deux charmantes petites boîtes de Crossroads et Matsuri sont également dues à Antoine Bauza et Naïade, et éditées par Funforge.
Disponibles pour environ 18 euros, elles s’adressent toujours à deux à cinq voyageurs, pour des parties logiquement un peu plus longues que le jeu de base, mais dépassant difficilement les 25 à 45 minutes, selon le nombre de joueurs.
Tokaido : Crossroads – enrichir le chemin sans se dévoyer
Le principe de Crossroads est dans le nom de l’extension, qui souhaite proposer de nouveaux sentiers, donc de nouvelles manières de parcourir le Tokaido. Si le plateau de base reste inchangé, la plupart des arrêts imposent désormais un choix entre deux possibilités.
Quand un voyageur s’arrête sur une station Panorama, il peut ainsi décider s’il piochera comme dans les règles traditionnelles une carte Panorama commençant un nouveau Panorama ou en poursuivant déjà commencé, ou prendre une carte Cerisier, qui rapporte deux points de voyage et une pièce. Le gain peut paraître négligeable, mais si le voyageur ne compte pas du tout sur la Panorama sur lequel il est tombé pour guider ses prochains choix, ou s’il envisage une dépense prochaine, l’option est intéressante.
De même les Sources chaudes peuvent désormais être troqués, contre une pièce, par l’accès à un Établissement de bain, qui rapporte quatre points de voyage, plus ou bien plus que les deux ou trois points habituels. Pour les Cerisiers comme pour les Établissements de bain, notons qu’Antoine Bauza aurait simplement pu décider qu’on empocherait immédiatement les points et la pièce, sans nécessiter l’impression d’une carte. Celle-ci participe donc à l’ambiance d’un jeu qui encourage à collectionner les belles choses et les bons moments, tout en limitant à six le nombre de recours à ces alternatives (puisqu’il n’y a que six cartes Cerisier et six cartes Établissement de bain).
Aux Fermes, un joueur peut accéder à la salle de jeux, où il parie deux pièces pour lancer le dé de Fortune. Un X lui fait perdre sa mise, et un 1 la lui fait récupérer, mais il a tout autant de chances de la doubler ou de la quadrupler, et deux chances sur six de la tripler. On aurait tendance à se dire que la salle de jeux est donc toujours plus intéressante que la récolte normale de trois pièces, avec seulement deux chances sur six d’y perdre, et quatre sur six de remporter bien davantage. Encore faut-il que l’éventualité de la perte de deux pièces ne lui soit pas dommageable, ce qui peut mériter réflexion !
Aux Temples, le voyageur peut préférer acheter l’une des six amulettes pour une pièce que d’adresser une offrande aux dieux. Ces amulettes sont à usage unique, et une fois employées, sont replacées au Temple pour un voyageur suivant. Elles portent le nom de six valeurs importantes dans la tradition japonaise, Vitalité, Fortune, Santé, Amitié, Hospitalité et Piété, et confèrent un avantage ponctuel correspondant à la valeur associée. L’une permet par exemple de trouver une place auprès d’un compagnon de voyage sur un emplacement pourtant réservé à une personne, une autre de manger gratuitement à un relais, une autre encore de rejouer immédiatement si le voyageur est en première position. Je vous laisse relier l’effet à la valeur pour bien souligner la cohérence des choix réalisés. Curieusement (et c’est le genre de détails qui fait le charme de Tokaido), ce sont les noms des amulettes qui confèrent à ces pouvoirs toute leur joliesse, l’âme sans laquelle elles ne seraient que des consommables de jeu quelconques.
Les Échoppes permettent l’acquisition d’un objet légendaire redoutable… et toujours dans la limite de six objets. Shodo et emaki rapportent ainsi un point de victoire par souvenir et objet légendaire, buppatsu et ema constituent une nouvelle famille de souvenirs, de sorte qu’en les incluant, posséder un objet de chaque famille rapporte 25 points, les sabres Murasame et Masamune rapportent huit points de victoire. Comme toujours avec Tokaido, les noms des objets sont là pour vous immerger dans la culture japonaise, et c’est assez exemplairement vrai avec les objets légendaires, le Buppatsu étant par exemple un « bol de Bouddha », tandis que Masamune et Murasame, en plus d’être les épées les plus puissantes de la saga Final Fantasy, se réfèrent respectivement au plus célèbre forgeron de sabres de l’histoire du Japon, et à un célèbre katana de la littérature nationale.
Enfin, au lieu de piocher une carte Rencontre, le voyageur peut débourser une pièce pour choisir une calligraphie, octroyant en fin de partie des bonus de points de voyage. Contemplation valorise ainsi les Panoramas complets et les Cerisiers, Patience le fait d’être arrivé tardivement au dernier Relais, Jeûne trois points par repas non consommé. De façon amusante, une seule carte, Prévoyance, rapporte des points en fonction du nombre de pièces possédées en fin de partie, dans un jeu où, rappelons-le, l’argent n’est perçu une comme un moyen, pas une fin en soi ou un objet digne d’accumulation. C’est pourquoi il s’agissait d’une ressource qu’il était inutile de conserver, et que la présence d’une unique carte pour valoriser l’avarice (ne faut-il pas aussi être bien avare pour courir récupérer cette calligraphie ?) souligne le détachement prôné.
Comme le jeu de base, Tokaido : Crossroads propose quelques variantes, « Rare et cher » qui limite à quatre ou cinq (au lieu de six) toutes les cartes de l’extension, en fonction du nombre de joueurs, et « Bonne fortune », pour permettre à chaque voyageur de commencer la partie avec une carte Amulette en échange d’une pièce. Les joueurs les plus forcenés pourront même imaginer, à l’imitation de tant d’autres jeux, de distribuer à chaque joueur une carte Calligraphie en début de partie, qu’il gardera cachée jusqu’au décompte des points. Une stratégie peu compatible avec « l’esprit Tokaido » (et c’est sans doute pourquoi elle n’a pas été envisagée dans le livret de règles), mais qui peut de temps à autre sembler tout à fait amusante, en ajoutant une asymétrie d’objectifs à l’asymétrie des pouvoirs des voyageurs incarnés (et qui influe déjà sur la manière de jouer).
Extension oblige, Crossroads propose également six nouvelles tuiles Voyageur, toujours aussi adorables et bien pensées, et la boîte contient un petit plateau pour y disposer les nouvelles cartes, de la qualité qu’on peut attendre d’un jeu comme Tokaido.
Crossroads est ainsi une extension impeccable, qui sert aussi de réponse à ceux qui reprochaient à Tokaido une trop grande simplicité et linéarité. La multiplication des choix multiplie les enjeux et intensifie la course en créant davantage d’intérêt autour de chacun des lieux visitables. Plus tactique, elle n’en reste pas moins très accessible, grâce à la parfaite clarté des symboles iconographiques, et au respect de ce qu’est Tokaido, un jeu de voyage, où la compétition ne prend pas le pas sur la contemplation. Je n’aurais qu’un reproche à lui adresser, un nom anglophone, favorisant peut-être l’exportation et le référencement plutôt qu’un titre français qu’il aurait fallu traduire à l’international, mais qui jure un peu dans un jeu japonisant, alors que d’après google « carrefour » se dit simplement Kōsaten en japonais… Enfin, pinailler sur ces broutilles souligne bien la qualité de l’extension !
Tokaido : Matsuri – la route comme une fête permanente
Déjà, Matsuri ne commet pas cette « faute de goût », et vous commencez votre partie très heureux d’avoir appris comment on disait « festival » en japonais !
Avant tout, il faut savoir que Matsuri exige la possession non seulement de Tokaido, mais aussi de Crossroads. Il ne s’agit donc pas d’une extension alternative, mais d’un prolongement accentué. Heureusement, celui-ci est donc moins important que Crossroads, sans quoi on aurait commencé à peiner à s’y retrouver.
Comme son titre l’indique, Matsuri propose aux voyageurs de célébrer les fêtes traditionnelles japonaises. Concrètement, à chaque fois que tous les voyageurs sont arrivés dans un relais, le premier arrivé pioche deux cartes Matsuri, et en dévoile une. Les festivités se déclenchent aussitôt.
Les vingt cartes Matsuri étant toutes différentes, je ne vais en détailler que quelques-unes pour vous laisser vous rendre compte de leur grande diversité. Tôka Ebisu fait perdre un emplacement à toutes les Échoppes jusqu’au prochain Relais. Celles qui n’avaient qu’un emplacement sont donc momentanément fermées, afin que les commerçants puissent célébrer leur travail. Hina matsuri et Tango rapportent respectivement aux voyageuses et aux voyageurs masculins un jeton Carpe/Poupée, qui compte comme un Souvenir de la collection Éventail dans leur collection. Et j’applaudis des deux mains le fait que l’on parle bien du genre des avatars, et non du genre des joueurs, ce qui est à la fois thématiquement cohérent avec le fait que ce sont bien eux, les voyageurs, et pas nous, et profondément ancré dans le débat contemporain de reconnaissance des intersexuations, dans le respect de l’identité des joueurs. Pour prendre un dernier exemple, Hanabi provoque l’effet cumulé de deux Matsuri. O-Shogatsu permet à chaque joueur de lancer un dé de Fortune et de gagner le nombre de points correspondants. Et ce ne sont que cinq des vingt festivités de l’extension !
J’apprécie d’ailleurs beaucoup que les noms des cartes Matsuri n’apparaissent qu’en kanjis et en rōmaji, sans la traduction en français du nom des festivités, qui n’apparaît que dans les règles. Cette touche d’internationalisation facilite cette fois la mémorisation des noms des fêtes, dont on reconnaît vite la nature grâce au dessin, encore une belle touche (si on manquait de preuves) du travail réalisé par Antoine Bauza, Naïade et leurs conseillers pour respecter la culture japonaise et y immerger le joueur.
L’autre addition conséquente de l’extension, ce sont ses seize nouvelles tuiles Voyageur, comme toujours détaillées dans le livret de règles au cas où les icônes ne paraîtraient pas claires à un joueur non habitué encore à Tokaido. Titia la touriste hollandaise achète moins cher les Objets légendaires et les Souvenirs du symbole statuette. Mutsumi la brute peut partir le premier d’un relais, même s’il y est déjà arrivé le premier. Musubi le filou subtilise des pièces aux joueurs voisins à l’arrivée aux relais. Misaki le disciple gagne une pièce à chaque fois qu’un joueur s’arrête dans un Temple.
Bref, en plus de l’intégration d’une nouvelle tradition japonaise dans l’univers thématique et mécanique de Tokaido, Matsuri a évidemment un autre objectif, que plus aucune partie ne ressemble à une autre. Avec cette extension, on passe en effet de seize Voyageurs (dix dans le jeu de base, six dans Crossroads) à trente-deux, de sorte que même en vous fiant à la suggestion de choisir votre avatar parmi trois tuiles en début de partie, il en faudra beaucoup pour que vous ayez l’impression d’une répétition. Et sauf dévoilement de la carte Hanabi, seules trois Matsuri sur vingt seront célébrées à chaque partie, ce qui accroît considérablement la rejouabilité de Tokaido pour ceux qui ne se contentaient plus de la simplicité des règles initiales.
J’aime cependant à considérer Crossroads et Matsuri comme des alternatives, quand l’enchaînement de parties avec le jeu de base inspire le désir d’un peu de variété, plutôt que comme des « extensions » à proprement parler, qui viendraient corriger et améliorer un gameplay traditionnel déjà tout à fait convaincant. Cela les rend d’autant plus indispensables d’ailleurs : comme dans les parties de Tokaido, le fait de pouvoir choisir a une saveur incomparable.
Transpositions virtuelles du Tokaido
Tokaido n’existe pas que sous la forme d’un jeu de plateau, il est également accessible sur Steam pour Mac et Windows, ainsi qu’en application sur l’AppStore et Google Play, pour respectivement 9 euros 99 et 2 euros 29. Hors soldes bien sûr, puisqu’il était par exemple disponible pour 4 euros 99 et 1 euro 09 au moment où j’écrivais ces quelques lignes. Et il est difficile de ne pas féliciter Funforge de se lancer dans ce format (déjà très populaire chez d’autres éditeurs) tant on voit d’efforts pour rendre toutes les données de Tokaido lisibles (points et avancement de tous les joueurs, inventaire en termes de panorama, de collections, de pièces, classement pendant la partie dans chacune des majorités comptées en fin de partie…), y compris en application, sans nuire à l’agrément du voyage.
La version virtuelle bénéficie ainsi de la même épure esthétique que le plateau, avec une musique sereine japonisante et des animations très propres, juste assez rapides pour ne pas nuire à la fluidité du jeu, juste assez lentes pour lui conférer une identité propre. Il faut y ajouter l’avantage de pouvoir jouer contre des intelligences artificielles, bien sûr, mais aussi en ligne contre des amis et des inconnus, dans la configuration de votre choix (bots ou non, nombre de joueurs). Et ce Tokaido a même le luxe de se décliner en pass & play, donc hors ligne et avec un seul téléphone que les joueurs se passent, permettant de jouer à deux selon les règles spécifiques de cette variante, et jusqu’à cinq, avec ou sans intelligences artificielles !
Pourquoi se priver, que ce soit pour se faire un avis du jeu avant de l’acquérir physiquement, ou même quand on le possède « en vrai » pour le pratiquer autrement ? D’autant que l’application est amenée à s’enrichir avec l’intégration que l’on peut supposer prochaine de Crossroads !