Martin Koolhoven se rêve géant avant même que son nom n’évoque quoi que ce soit : sur l’écran-titre de son nouveau long-métrage, on ne lit pas Brimstone mais Koolhoven’s Brimstone, dans une volonté étonnamment marquée de devenir une marque avant d’avoir vendu un produit, et d’imiter Tom Clancy ou Tim Burton (qui utilisent le même procédé) ou Nicolas Winding Refn (qui veut faire de sa signature NWR l’équivalent cinématographique d’YSL) alors qu’aucune de ses nombreuses productions précédentes n’avait réellement eu d’impact à l’international, Winter in Wartime, gentiment remarqué, ayant déjà presque dix ans…
Avec ce premier film « américain », Koolhoven veut à tout prix frapper fort. Il s’inscrit donc dans un genre à la fois populaire et très connoté pour tenter d’en dynamiter les codes, en Peckinpah à la sauce Tarantino, en iconoclaste à la sauce geek. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que son film impressionne. Sa durée excessive pour l’histoire qu’il veut raconter ne se fait pas réellement ressentir, son empathie avec une héroïne féminine très positive malgré les souffrances infligées par le patriarcat bourgeois offre une perspective glaçante sur un monde dont la violence aurait été plus décomplexée s’il avait été aussi exclusivement viril que dans nos habitudes, et sa construction en quatre chapitres explicites (dont un qu’il faudrait diviser en deux actes) témoigne d’une agréable ambition.
Le premier chapitre, « Revelation » (avec le double-sens de la traduction d’apocalypse) témoigne d’une stupéfiante vigueur thématique et formelle : quand Liz reconnaît le prédicateur qui arrive dans sa paroisse de colons néerlandais sur les terres américaines, sans que le spectateur sache par quel passé ils sont liés, un face-à-face subtil se crée. Le spectateur a confiance dans sa peur, voit bien qu’un Guy Pearce balafré et prêtre ne peut être un aimable compagnon, mais la civilisation dont il fait preuve le rend nécessairement sympathique aux autres villageois, et un avortement avorté enclenche avec finesse le long procédé de descente aux enfers.
Mieux, le film se dote d’une véritable ambiance fantastique, Guy Pearce étant assimilé au Diable lui-même, dans sa capacité au Mal déguisé, sa facilité à séduire, sa faculté d’anticiper avec malice toutes les actions qui lui sont contraires, et donc d’être partout sans limite visible à sa puissance.
Le deuxième chapitre va presque au rebours du premier, puisque nous remontons dans le passé de Liz à une époque où, errant on ne sait pourquoi sur les routes, elle est recueillie par des marchands itinérants chinois (franchement, depuis combien de temps n’aviez-vous pas vu des Néerlandais et des Chinois dans un western ?) puis vendue à un bordel. C’est l’acte social où la fillette va devenir une femme en s’efforçant de se construire malgré sa condition de prostituée, et où le film mêle assez habilement cynisme violent, abus charnels, et touches de profonde humanité, pour qu’on ne l’accuse pas trop vite de complaisance, et qu’on lui trouve même une complexité digne d’un Verhoeven dans ses périodes néerlandaises (Katie Tippel, Black Book).
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Sans être d’accord avec l’appréciation par « Caduce » d’une structure à la Memento, l’absence de flash–backs et la structure d’abord anti-chronologique possèdent un charme indéniable. C’est au troisième chapitre que le bât blesse, puisque l’on y revient encore dans le passé, quand le quatrième prendra (assez logiquement) la suite du premier. Dans l’ensemble, le découpage est donc au mieux vaguement original, au pire il prouve que Koolhoven n’a pas su très longtemps passer pour inspiré. Découper une intrigue en chapitres, contre tout dogme de la fluidité cinématographique et du show, don’t tell, doit avoir un intérêt profond, humoristique, dramatique ou déroutant. Or en se contentant de remonter une deuxième fois dans le temps, Brimstone devient platement explicatif. Là où le premier chapitre créait du mystère, et où le deuxième l’entretenait en étendant ses enjeux et en racontant le parcours physique et psychologique de la fille sans éclaircir brutalement son passé, le troisième existe seulement pour nous faire comprendre comment nous en sommes arrivés là. Nolan procède d’une manière inverse, en dévoilant pour mieux intriguer, en remontant dans le temps pour écraser sous le poids des révélations le spectateur ému, alors que Brimstone aurait simplement gagné à nous insatisfaire, et à transformer cette frustration en allégorie plutôt qu’en digression proprement insipide.
C’est sans doute à ce moment que les spectateurs commencent à se sentir mal, l’incapacité à apprécier l’intelligence du chapitre facilitant le reproche de complaisance d’autant plus évident que Brimstone se prend tout à coup pour un film de genre à accumuler le nauséabond, sans l’esprit auteurisant qui aurait pu y donner le sens captivant et malsain d’un Grave ou d’un Nymphomaniac. La jeune actrice principale, remarquable (Emilia Jones, vue dans Utopia), n’est soudain plus entourée que d’interprètes ne sachant plus jouer juste, nimbés de leur seule petitesse après deux chapitres passés à grandir tous les personnages, et toute la violence jusque-là acceptée parce qu’il y a une force cinématographique de la crudité devient voyeurisme grossier d’images toujours plus gratuites.
Le parcours du révérend est ainsi très révélateur de celui du spectateur devant Brimstone : on a dit à quel point Guy Pearce convainquait d’abord, mais à force de tirades bibliques lancées à tout-va pour justifier les actions les plus outrancièrement immorales, il devient un pur cliché et un abruti, indigne de notre fascination première. Les références de Koolhoven sont évidentes : La Nuit du chasseur, le Saint des Saints de Preacher, Pulp Fiction, mais Tarantino ou Garth Ennis ont ce talent (que Koolhoven n’a vraiment pas) de faire des allusions évidentes que l’on apprécie pour leur évidence, et qui s’inscrivent d’autant mieux dans une veine pop qu’elles sont assumées avec esprit comme pop. Ici au contraire Brimstone dessinait un horizon d’attente incompatible avec la tournure de cinéma de mauvais gosse qu’il prend, et c’est dommage : la magnifique scène dans la neige, les deux premiers actes, auraient pu faire de Brimstone un film important, indépendamment de sa violence. Trop m’as-tu-vu, le réalisateur émaille malheureusement ses inspirations de vulgarités, et démontre à terme qu’il n’avait finalement pas tant de choses à dire ou à montrer que cela… Ses quelques indéniables qualités le rendent regardable, sans le faire parvenir au niveau de La Horde sauvage pour le western nihiliste, ou d’Orpheline, sorti la même semaine, sur la manière dont une femme s’impose, d’abord grâce à son corps, dans un monde qui refuse de lui donner une autre place.