Multiuniversum : empêchez les Grands Anciens de rejoindre notre dimension
J’entends de plus en plus de joueurs déplorer une supposée uniformisation du jeu de société à cause du financement participatif, qui imposerait désormais aux productions ludiques d’être toujours plus grosses, plus luxueuses, plus belles, plus chères, sans nécessairement développer des mécaniques plus amples et ambitieuses d’ailleurs, parce qu’une fois qu’on a goûté à l’une de ces merveilles on ne pourrait plus revenir à des œuvres plus humbles. Bien sûr il y a mille exemples pour faire mentir cette opinion, le succès critique et public de The Mind, Just One, Welcome, Kingdomino, Azul, L’Expédition perdue…, la multiplication de versions express d’anciens jeux plus gros (Amun-Re, Les Aventuriers du rail, Imhotep), le fait que manifestement les éditeurs ne renoncent pas à ces formats compacts ou moyens… Mais plutôt que de me lancer dans une inutile et fastidieuse réflexion, je me suis dit que rien ne démontrerait mieux leur survivance et leur richesse que la présentation à quelques jours de distance à peine de L’Expédition perdue et de Multiuniversum, deux œuvres très convaincantes et ne consistant pourtant guère qu’en cartes, en une poignée de meeples et en quelques jetons, donc tenant presque dans une poche.
Conçu par Manuel Correia et superbement illustré par Piotr Uzdowski, Multiuniversum est édité par Board&Dice (Teotihuacan, Inuit, Dice Settlers) et localisé par Boom Boom Games (Set a Watch, Dice City). Vendu 18 euros, il s’adresse à 1 à 5 scientifiques de 12 ans et plus, pour des parties d’environ une demi-heure. L’édition française contient dans sa boîte de base l’extension Project Cthulhu, normalement vendue séparément (à la manière de Root ou Cthulhu – L’Avènement).
Un laboratoire en crise
Alors que votre équipe cherchait à inventer une machine à voyager dans le temps, elle ouvre des portails vers d’autres dimensions (en même temps, l’initiative s’appelait Projet Multiuniversum…) et des monstres tentent d’en sortir pour envahir la nôtre. Une seule solution pour espérer le Nobel malgré la dévoration de quelques collègues, surcharger les transformateurs ! Un scénario qui sent bon la série B, avec ses clichés, ses incohérences, son mélange étrangement ajusté d’humour et de tragédie… Bien sûr un choix thématique impeccable !
On commence par placer en cercle les cinq cartes Transformateur, qui à la manière d’un Mass Effect 3 représentent cinq fois la même machine, mais émettant une lumière d’une couleur distincte. Les 20 cartes Portail sont réparties en cinq piles, chacune associée à un Transformateur, et chacune contenant un portail de base (portant une icône outil), deux portails moyens (deux icônes) et un portail avancé (trois icônes). Essayez ce faisant de ne pas trop regarder les illustrations des cartes afin de vous garder à peu près la surprise, seule la première de chaque pile étant pour le moment face visible !
Chaque joueur prend ensuite un meeple scientifique et une carte Laboratoire d’une même couleur (gris, rose, bleu clair, violet, orange/jaune), posée devant lui, ainsi que trois des 50 cartes Action, le reste formant une pile au centre de la table (donc au cœur du cercle de transformateurs). Cinq cartes de cette pile sont immédiatement défaussées.
Il ne reste plus qu’à piocher aléatoirement dans les meeples représentant les joueurs. Quand son pion est pioché, son propriétaire le pose sur un transformateur de son choix, à condition qu’il soit libre. Le premier pion ainsi pioché désigne le Premier joueur.
La mise en place de Multiuniversum est donc d’autant plus fluide que plusieurs joueurs peuvent y participer, l’un faisant les piles de cartes Portail, l’autre distribuant les cartes Action, un autre posant les transformateurs… On prendra seulement garde à bien ranger le jeu après chaque partie en distinguant les quatre types de cartes différentes, parce qu’il pourrait être moins agréable de réaliser ce tri juste avant de jouer, mais même dans ce cas, le dos des cartes permet immédiatement leur identification.
Et surtout, la mise en place implique les participants, un aspect dont je ne saurais assez dire combien je l’apprécie. On peut en effet déjà observer (et admirer) les cinq portails face visible, les comparer avec ce que l’on a en main, tenter d’obtenir un transformateur intéressant par rapport aux situations que l’on pourrait résoudre assez vite… Bref on commence déjà à épier et cogiter, avant même de commencer la première partie !
Sauver le monde… ou déjà juste survivre
Le tour d’un joueur consiste à réaliser jusqu’à trois actions (mais on peut passer à tout moment), y compris trois fois la même.
La première action est la préparation d’un outil. Chaque carte Action représente sur son côté droit l’un des cinq outils (atome dans un cercle vert, puce dans un cercle jaune, microscope dans un cercle bleu, aimant dans un cercle rouge, fiole dans un cercle violet). On la pose alors sous son laboratoire.
La deuxième option est la résolution d’une carte Action de sa main. Sur le côté gauche de chaque carte Action un symbole est associé à une couleur et à un nombre (le 1 gris, le 2 orange, le 3 rouge, le 4 bleu et le cinq vert), renvoyant aux cinq transformateurs. On réalise alors le symbole correspondant au transformateur sur lequel notre meeple scientifique se trouve. S’il est présent sur le transformateur vert, une carte Action pourra par exemple associer ce lieu à une action de déplacement, une autre à une action de déclenchement de la capacité d’un transformateur, une autre à une action de recyclage. À tout moment, une carte Action peut être défaussée pour déplacer le scientifique sur un transformateur adjacent, ce qu augmente les possibilités tout en restreignant évidemment le nombre d’actions que l’on pourra accomplir ce tour-ci.
Ces actions sont de cinq types. « Chercher » permet de piocher deux cartes Action. « Recycler » ajoute à sa main une carte choisie dans la défausse. « Déplacer » meut son meeple sur un autre transformateur, même déjà occupé. « Sceller un portail » défausse les cartes préparées si elles correspondent aux outils exigés par le portail face visible sur son transformateur. Le portail est alors récupéré et placé sous son laboratoire. « Déclencher la capacité d’un transformateur »… déclenche la capacité du transformateur sur lequel on se trouve.
Le portail blanc permet de prendre une pile de portails et d’en réarranger les cartes comme on le souhaite, sans montrer le nouvel ordre à qui que ce soit. Le portail orange permet de piocher trois cartes Action et d’en défausser deux. Le portail rouge échange les places de deux portails face visible (donc au sommet de leurs piles respectives). Le portail bleu déplace chaque portail visible au bas de sa pile, et révèle donc la carte suivante pour la remplacer. Le portail vert permet à la fin de son tour de préparer comme outil une carte Action jouée pour son effet, au lieu de la défausser.
Enfin, comme indiqué au bas des cartes Action, on peut en défausser une et en piocher une nouvelle aussitôt.
À la fin du tour, on complète sa main à trois cartes si on en avait moins, sinon on garde celles qu’on avait en main, puis c’est au joueur suivant de réaliser ses trois actions.
La partie s’achève quand deux piles de portails ont été vidées à 2 joueurs, ou trois à 3 à 5. Cela signifie qu’on peut très bien les faire durer un peu en se dispersant entre les différentes piles pour accumuler plus de portails, ou au contraire se dépêcher de vider des piles pour terminer la partie avant que l’adversaire ait le temps de réagir.
On compte alors ses Points d’Exploration (PE) en additionnant la valeur de ses portails (1, 3 ou 5 selon le nombre d’outils requis), en y retirant 1 PE par outil préparé mais inutilisé, et regarde s’il a réalisé des séries de portails. Chacun porte en effet un symbole de dimension, entouré d’autant d’arcs de cercle (entre un et trois) qu’il y a de portails représentant la même dimension. Chaque série contenant cinq (sur dix) icônes différentes rapporte 9 PE supplémentaires. Chaque série contenant deux cartes au symbole identique en rapporte 4, et chaque série contenant trois cartes au symbole identique en rapporte 9. Comme on s’en doute, un portail ne peut pas être utilisé dans deux séries différentes, il faudra donc réfléchir où il aura le mieux sa place. En cas d’égalité, le scientifique avec le moins d’outils inutilisés remporte la partie, en cas de nouvelle égalité, celui avec le plus de portails scellés, en cas de nouvelle égalité celui avec le plus de cartes en main, enfin… le plus âgé, parce que l’âge et l’expérience ont leur importance quand il s’agit de briguer le Nobel, précisent les règles.
Sauver le monde dans son coin et quelques variantes
Jouer seul à Multiuniversum implique de s’opposer à une intelligence artificielle. On choisit alors deux laboratoires, un pour soi un pour l’IA, et on place les deux scientifiques correspondants où on le souhaite. La mise en place est exactement identique aux règles « normales », sauf que l’IA ne possède pas initialement de cartes Action. À son tour, elle pioche deux cartes et les prépare immédiatement comme outils. Dès qu’elle peut sceller un portail du lieu où elle se trouve, elle le fait. Dans tous les cas, à la fin de son tour, elle se déplace vers le transformateur suivant dans le sens horaire.
La partie s’achève quand trois piles sont épuisées. Pour calculer le score de l’IA, on additionne les PE de ses portails et de ses séries (composées de façon à rapporter le plus de points possibles, seule étape un peu pénible). Comme on peut l’imaginer, ce mode est intéressant pour apprendre et toujours mieux maîtriser les règles, et pour enregistrer son score et tenter d’en faire un toujours meilleur !
Multiuniversum propose en outre trois variantes.
Dans « Décompte simplifié », on ignore simplement les scores de séries, ce qui facilite le calcul et la réflexion des plus jeunes. On peut éventuellement l’appliquer aussi dans une première partie pour saisir les subtilités de Multiuniversum sans se préoccuper de la règle supplémentaire des symboles.
Dans « Partie courte », on défausse une carte aléatoire de chaque pile de portails… pour raccourcir la partie, et évidemment donner plus de poids encore à chaque action.
Plus intéressant, « Portails mortels » s’achève par une défaite de l’humanité. Lors du décompte final, on prend en effet en considération les portails ouverts plutôt que la réussite des joueurs. Ainsi défausse-t-on tous les portails scellés portant les mêmes symboles que ceux visibles près des transformateurs. On ne compte pas les séries, mais on additionne tout de même les PE des portails scellés restants auxquels on retire 1 PE par outil inutilisé, et on détermine qui a le moins perdu. Multiuniversum est ainsi ressenti un peu différemment du point de vue de la thématique et ajoute un nouvel élément à prendre en compte avant de mettre fin à la partie, pour léser ses adversaires ou pour s’assurer de ne pas être trop lésé.
Quand les Grands Anciens sont de la partie
L’extension Projet Cthulhu de Multiuniversum ajoute évidemment 24 nouveaux portails qui remplacent les anciens, une carte Université… et 12 pions Folie, un incontournable de tout jeu dans l’univers lovecraftien (par exemple Les Montagnes hallucinées, l’escape box Cthulhu…)
La mise en place est identique à celle d’une partie ordinaire de Multiuniversum, sauf que l’on place l’Université au-dessus d’un transformateur sur lequel aucun scientifique ne peut se placer, soit après que les joueurs aient placé leur meeple (à moins de cinq joueurs), soit avant (à cinq joueurs), auquel cas l’un d’entre eux doit partager un transformateur avec un autre. Puis les 24 cartes Portail (incluant quatre cartes spéciales qui peuvent être retirées) sont distribuées en quatre piles pour les quatre transformateurs que ne surplombe pas l’Université. Enfin, on place 7/8/9/10/11 pions Folie face cachée à côté de la pioche selon que l’on joue seul/à deux/à trois/à quatre/à cinq.
Les cartes Portail portent désormais une icône Cerveau, dont la valeur (entre 1 et 3) indique combien on pioche de pions Folie au moment de le sceller. On les conserve face cachée jusqu’à ce qu’un joueur doive piocher un pion Folie et qu’il n’y en ait plus. On compte alors la valeur totale de ses pions (0, 1 ou 3) et le joueur avec le plus haut résultat devient fou, perdant son portail scellé le plus à gauche. Il remet ses pions au centre de la table, complète la réserve avec ceux qui avaient été retirés de la partie pour qu’il y en ait autant qu’au début, et les autres joueurs mélangent leurs pions avec les nouveaux et en piochent autant qu’ils en avaient avant, afin qu’ils ne sachent plus eux-mêmes à quel point ils risquent d’être fous la fois prochaine.
Si un scientifique va sur le transformateur de l’Université et y utilise l’action « fermer le portail », il peut dépenser trois pions Folie pour réorganiser ses portails scellés (et ainsi placer le moins intéressant à gauche, là où il court le plus de risques d’être défaussé) ou cinq pour défausser des cartes devant soi et en prendre autant de la défausse.
Les quatre portails spéciaux ne rapporteront pas de points (sinon qu’ils comptent toujours dans les séries) mais octroient une action à utiliser au moment où ils sont scellés, soit le don d’un pion Folie à un autre joueur, soit la défausse d’un pion Folie. Cela peut ne pas paraître très intéressant, mais entre l’intérêt de se débarrasser de ses jetons, celui d’enrichir ses collections sans en piocher un seul, et celui d’avoir un portail moins utile que d’autres et pouvant donc les protéger en cas de défausse tant qu’il est tout à gauche, ils sont une addition assez aimable à la variété de Multiuniversum.
La partie s’achève et le vainqueur se distingue exactement comme dans les règles normales.
Trois petites variantes viennent simplifier ou corser l’expérience. « Portails de rechange » propose d’ignorer les pions Folie (et donc la carte Université et les quatre portails spéciaux), de sorte que l’on fera une partie normale de Multiuniversum mais avec de nouveaux portails, donc de nouvelles collections, de nouvelles exigences d’outils et de nouvelles illustrations, sympathique. « C’est de la folie » ôte l’un des jetons Folie initiaux, déclenchant donc plus vite les crises. « Arkham roulette » rend automatiquement fou le joueur qui retournerait le jeton Folie Cthulhu (qui valait sinon 3 points de folie).
En jouant avec les règles de l’extension, le mode solo doit évidemment connaître quelques aménagements. Quand l’IA arrive sur l’Université, elle pioche deux pions Folie et achète l’action la plus chère qu’elle puisse se permettre, uniquement pour les dépenser, sans appliquer l’effet. Et quand elle peut fermer un portail exigeant la dépense d’outils quelconques (une addition de l’extension), elle dépense les outils préparés dont elle possède le plus grand nombre.
Multiuniversum, excellent jeu, excellente édition
Multiuniversum aurait pu proposer un grand plateau immersif, puisqu’il implique une part de spatialisation (la localisation aléatoire des transformateurs, la disposition des portails et laboratoires) et de déplacement (des meeples scientifiques). Au lieu de cela, il se contente d’être un jeu de cartes, laissant une plus grande part à l’imagination, et édité dans un format si réduit qu’on pourrait en faire tenir les éléments dans une poche. Ce sens de l’économie est tout à son honneur, et permet de surprendre avantageusement le joueur qui croit pratiquer un énième « petit jeu de cartes malin » et se retrouve face à une oeuvre étonnamment ambitieuse compte tenu du format, avec un système d’actions très finement conçu et un univers graphique marquant, certes superbe et varié, mais s’autorisant même des détournements gore/horrifiques d’objets enfantins (un lapin en peluche, un lego, un ours Haribo) et des clins d’œil pas toujours attendus (Horizon Zero Dawn, Stargate…). Que Boom Boom Games ajoute dès la boîte de base l’extension Cthulhu pour enrichir Multiuniversum de nouvelles illustrations et mécaniques, en plus de quatre cartes conçues pour le KickStarter et livre un manuel de règles impeccablement illustré, clair et exemplifié, ajoute bien sûr au sentiment qu’on a affaire à un « petit jeu » et à un objet geek indispensable.