Kingdomino, le jeu de société le plus populaire de 2017

 

Après avoir contribué à l’émergence du jeu vidéo en fondant une partie des réflexions sur le game design et la transformation d’univers narratifs en mécaniques ludiques, le jeu de société avait fini par constituer une catégorie à part, souvent cantonnée aux Monopoly et autres Cluedo. Son retour dans le domaine du « geek » n’était qu’une question de temps, surtout après son récent renouveau, qui s’est concrétisé dans des jeux plus variés, et laissant souvent plus de place au thème. Après Sherlock Holmes, Détective conseil, Mechs vs. Minions, Zombicide, Mr. Jack, Small WorldUnlock ! et Unlock! : Mystery AdventuresLoony QuestT.I.M.E. StoriesChâteau AventureZombie TsunamiSmash Up et Star RealmsVikings Gone WildLes Montagnes hallucinéesAdrénaline, deux Coffres des joueurs (le premier comportant comportant Clank!, Wendake, et Light Hunters, le deuxième ExitMontanaGanymède et U.S. Telegraph), Imaginarium, puis Professeur Evil et la Citadelle du TempsCaverna – caverne contre cavernePocket OpsNot aloneMinuit, Meurtre en MerTavernaConceptDice Throne, When I Dream, Ex LibrisFruit Ninja : Combo Party, 7 Wonders, Les Aventuriers du rail : New York, Tokaido et ses extensions, Deckscape, nous allons nous intéresser à Kingdomino.

Kingdomino, c’est pas moins que le Azul ou le 7 Wonders de 2017, le jeu ayant amassé tous les prix, du Spiel des Jahres à l’As d’Or, attirant soudain une attention démesurée sur l’éditeur Blue Orange, habituellement assez discret et spécialisé dans le jeu pour enfants. Ce succès n’était pour autant pas tout à fait une surprise, étant donné que le jeu avait été conçu par Bruno Cathala lui-même – Mr. Jack, Imaginarium, Seven Wonders – Duel, c’était déjà lui, et il crée tant de jeux passionnants chaque année que la seule liste de ses plus importantes réalisations serait bien trop longue.

Épaulé par l’illustrateur Cyril Bouquet, son jeu de pose de tuiles est adressé aux huit ans et plus, pour des parties d’une quinzaine de minutes concernant deux à quatre personnes, et accessible pour moins d’une vingtaine d’euros.

 

Du jeu de ski pour enfants au chef-d’oeuvre

À partir de 2012, le Grand Massif Domaine Skiable s’était adjoint les services de Bruno Cathala himself pour créer un petit jeu destiné aux clients achetant un forfait famille semaine. Étaient sortis dans cette collection un jeu de cartes (Zou, adapté de MOW), un jeu de tuiles (Kizz-kizz, adapté de Okiya) et un jeu de dés de type Yams (Yakkaz).

Afin de varier les genres, Bruno Cathala décida de s’essayer aux dominos, et développa K-Do-mino’z. Or les jeux de cette collection Grand Massif avaient la contrainte de ne pas être plus grands qu’un paquet de cigarettes, en plus d’être parfaitement accessibles. La limite de huit dominos fins par joueur fut pourtant transformée en force par Cathala, qui prit tellement de plaisir à son petit jeu qu’il décida de « l’étoffer un peu pour lui donner une chance dans le circuit traditionnel ».

Il faut dire que K-Do-mino’z était extrêmement complet, bien davantage que ce que l’on peut attendre d’un jeu offert par une station de ski, de sorte qu’il s’agissait simplement, en conservant les mêmes règles, de trouver un thème plus universel qu’un domaine enneigé occupé par les mascottes du Grand Massif, avec un matériel plus ambitieux, et plus à même d’attirer le regard d’un public plus large…

 

Kingdomino K-domino'z

Des domaines et des dominos

Dans Kingdomino, les joueurs incarnent donc des Seigneurs cherchant à se constituer le domaine le plus riche et le plus cohérent, tout en essayant d’empêcher leurs rivaux de devenir plus puissants qu’eux.

Chaque domino se compose de deux paysages (par exemple montagne d’un côté, mer de l’autre) qui, comme dans le jeu de dominos traditionnel, peuvent être les mêmes. Au début de la partie, on dévoile quatre dominos à deux et quatre joueurs, trois à deux joueurs, puis les à tour de rôle chaque joueur pose son pion Seigneur sur le domino qu’il souhaite ajouter à son Royaume. Puis on dévoile une nouvelle ligne de trois ou quatre dominos.

Le joueur ayant placé son Seigneur sur le premier domino (qui peut donc être différent du premier joueur ayant placé son Seigneur sur un domino) le connecte à son Château ou à une tuile précédemment posée, puis place son Seigneur sur un domino de la nouvelle rangée, et ainsi de suite pour tous les joueurs.Kingdomino tuile

Il y a ainsi quelque chose du jeu d’enchères dans cette phase du Kingdomino, avec l’hésitation bien connue dans ce type de jeu entre gain réduit mais facile, et gain plus important, mais différé ou risqué, puisque vous pourrez très bien choisir la première tuile principalement pour jouer le premier au tour suivant (ou pour empêcher un autre joueur de choisir cette tuile), ou la dernière pour obtenir la meilleure, quitte à être le dernier à choisir sa tuile au prochain tour. C’est même plus malicieux que malin quand on se rend compte que les tuiles portent toutes à leur dos un numéro, que les quatre tuiles révélées doivent être placées dans l’ordre croissant, et que les tuiles au nombre le plus haut sont celles qui portent le plus de couronnes… S’il y a des cas où il vous sera plus intéressant d’obtenir une tuile avec un paysage arrangeant, quitte à ce qu’elle ne porte pas de couronne, Kingdomino rend par cette petite règle les choix volontairement plus tactiques, le genre de petites touches qui rappelle la spécialité de Bruno Cathala : parvenir à ce qu’un jeu, quelle que soit sa taille, quel que soit son univers, quelles que soient ses mécaniques centrales, tourne comme la machine la mieux huilée concevable.

Comme vous vous en doutez, vous devez connecter vos tuiles à un paysage similaire (par exemple la mer de la tuile que vous souhaitez poser à la mer d’une tuile déjà posée) ou au Château, qui est neutre et auquel vous pouvez donc associer tous les paysages.

La deuxième contrainte centrale, ce sont les dimensions de votre Royaume, qui ne peuvent pas dépasser un carré de cinq tuiles par cinq. Est-il utile de préciser que c’est très peu, et que vous vous retrouverez vite dans des situations où vous ne pourrez plus poser les tuiles piochées, même sans être gênés par vos adversaires, parce que vous vous serez gênés vous-mêmes ? Bien sûr, si vous souhaitez poser une tuile en la connectant à deux tuiles déjà placées, il faut que les paysages connectés des trois tuiles soient les mêmes, une condition difficile à remplir… Il faudra alors souvent accepter de défausser une tuile… y compris volontairement ! Si aucune tuile de la ligne ne vous intéresse, placer votre Seigneur sur la première tuile en prévoyant de la défausser vous permettra au moins d’être le premier à choisir lorsque la nouvelle ligne sera dévoilée…

Vous devriez regarder aussi ça :
All Stars : ta collection de cartes inédites !

 

Kingdomino contenu

Un grand Royaume est un Royaume riche

La partie s’arrête une fois que tous les dominos ont été joués. C’est alors qu’intervient la dernière subtilité cruciale de Kingdomino : pour calculer votre score, vous devez multiplier le nombre de cases contigües affichant le même paysage par le nombre de couronnes présentes sur les cases de ce domaine.

Or tous les dominos ne portent pas de couronne, et un domaine de cinq tuiles mer ne portant aucune couronne ne rapportera simplement aucun point ! Et parce que le jeu n’était pas assez retors, les tuiles portant deux ou trois couronnes, qui feront l’objet de toutes vos batailles avec les autres joueurs, sont souvent les plus contraignantes en termes de connexions, soit qu’elles représentent un paysage rare, soit qu’elles exigent d’être connectées avec des paysages pour lesquels les combinaisons sont rares…

La plus grande difficulté, en plus d’être prudent dans le placement des tuiles pour ne pas trop vite bloquer votre Royaume en empêchant toute extension, est de savoir ne pas se laisser toujours appâter par les couronnes qui ne seraient pas cohérentes avec votre Royaume, et peuvent s’avérer nuisibles au prolongement de paysages plus intéressants ; et a contrario de ne pas commettre l’erreur traditionnelle du débutant, celle de favoriser les grands domaines en espérant obtenir plus tard une couronne qui ne vient pas… (surtout si vos rivaux s’aperçoivent qu’il suffit de bloquer la prochaine tuile forêt pour ruiner tous vos espoirs). Il faut donc de surcroît faire attention à ne pas trop expliciter sa stratégie. Si la plupart des joueurs restent concentrés sur leur Royaume, certains auront la malice de garder un œil rivé sur le votre pour vous faire mal au pire moment…

 

Kingdomino Score

Variantes et règles additionnelles

À deux joueurs, chacun utilise deux Seigneurs de la même couleur sur chaque ligne de tuile, de sorte que la partie se joue en deux fois moins de manches, une idée intéressante pour étendre d’emblée le choix. Bien sûr les choix se restreignent, mais même le deuxième joueur aura à son premier tour le choix entre trois tuiles, là où dans une partie à trois ou quatre joueurs, le dernier sera simplement contraint à adopter la seule tuile restante.

C’est à vrai dire si séduisant que nombreux sont ceux qui révèrent particulièrement les règles de Kingdomino pour deux joueurs, et qui à trois cherchent à créer des variantes plus libératrices et plus satisfaisantes, tentant généralement d’adapter les règles pour deux joueurs, par exemple ici.

Bien conscient du potentiel de son jeu pour deux, Bruno Cathala propose d’ailleurs dans cette configuration d’autoriser un Royaume de sept tuiles sur sept, utilisant donc toutes les tuiles du jeu, sans en mettre de côté initialement ! On peut estimer que le hasard en est réduit, mais l’ordre aléatoire dans lequel les tuiles sont dévoilées, et dans lequel les joueurs jouent leur premier tour, assure une rapide diversification des stratégies et une rejouabilité qui ne pose finalement pas plus question que pour le jeu de Dominos. Et l’augmentation de la taille du Royaume s’impose comme une évidence dès la première tentative, au point qu’il est difficile de revenir en 5*5 quand on rejoue à deux.

Kingdomino propose enfin quelques règles optionnelles, dont je recommanderais fortement l’adoption à partir de la deuxième partie (étant entendu que l’on a simplement envie de rejouer à la fin de la première, et qu’il est donc judicieux de proposer d’emblée un jeu en trois manches, avec score cumulatif), tant elles semblent logiques. La première, c’est l’octroi de dix points bonus si le Château se situe au centre du Royaume. Évidemment, quand on n’a jamais joué, on se dit que cette règle n’a aucun intérêt tant il est facile de placer son Château au centre. C’est qu’on ne se rend pas compte à quel point cette position est contraignante en 5*5 : le déploiement du Royaume en étoile limite grandement les connexions, et il faudra rivaliser de technique (et un peu de chance) pour finir avec un Royaume complet…

Justement, l’autre règle additionnelle élémentaire est un bonus de cinq points si votre Royaume est harmonieux, donc s’il forme un parfait carré sans trous, sans aucune tuile défaussée. Ce qui implique que chaque tuile soit connectée avec les autres, ce qui implique une dangerosité accrue des paysages rares, justement ceux qui rapportent le plus de points ! Rappelons par exemple qu’il n’existe que six cases Grotte, dont une seule ne vaut aucun point. Or si vous vous intégrez un paysage Grotte à votre Royaume, il en faudra au minimum un autre, dans un coin, pour finir harmonieusement. Et l’arrivée constante des vingt-six paysages de champs ou des vingt-deux de forêt vous fera craindre plus d’une fois de ne pas parvenir à connecter vos Grottes ou vos Marais !

 

Kingdomino boite

La perfection du petit jeu

Il y a quelque chose de politique dans la décision de tant de conventions et festivals de récompenser Kingdomino : rappeler que ces prix ne sont pas réservés aux grosses machines, aussi inventives soient-elles, à ces blockbusters du jeu de société dont les plateaux, les milliers de figurines, les dés, les cartes et cubes en bois de cinquante types différents couvrent à chaque partie le sol de toute votre maison. Et ainsi rappeler que le principal, c’est de faire un jeu avec lequel on s’amuse, qui fonctionne parfaitement, sans frustrer, qui soit stimulant, malin, et satisfaisant. C’est beaucoup, mais ces sentiments peuvent être éprouvés indépendamment du type de jeu… ou de son prix, quitte à réinventer des formes ludiques que l’on croit figées

Or Kingdomino est l’exemple même du jeu mystérieusement addictif. Les règles en sont enfantines, les parties très courtes, les mécaniques peu nombreuses, les choix très raisonnablement tactiques, le design à peine cartoony, dans une espèce d’entre-deux entre pure lisibilité et plaisir des couleurs malgré tout, sans quête d’une absolue beauté à la Imaginarium, pour citer un autre jeu de Bruno Cathala. Son intuition était bonne, le pari réussi : en simplifiant les visuels, en garantissant la qualité du matériel, tout en restant sous les 20 euros, il a ressuscité le jeu de dominos et fait d’une oeuvre de commande un classique instantané, appelant naturellement des extensions !