When I dream – nouvelle référence du party-game onirique ?
Parce que de plus en plus de jeux de société adhèrent aux thématiques geek, voire s’inspirent de mécaniques de jeux vidéo (après en avoir favorisé l’émergence), et parce que plusieurs d’entre vous les pratiquez assurément avec autant de passion que nous, il semblait essentiel de vous en présenter enfin quelques-uns ! Après Sherlock Holmes, Détective conseil, Mechs vs. Minions, Zombicide, Mr. Jack, Small World, Unlock ! et Unlock! : Mystery Adventures, Loony Quest, T.I.M.E. Stories, Château Aventure, Zombie Tsunami, Smash Up et Star Realms, Vikings Gone Wild, Les Montagnes hallucinées, Adrénaline, un Coffre des joueurs (comportant Clank!, Wendake, et Light Hunters), Imaginarium, puis Tokaido, Professeur Evil et la Citadelle du Temps, Caverna – caverne contre caverne, Pocket Ops, Not alone, Minuit, Meurtre en Mer, Taverna, Concept et Dice Throne, nous allons nous intéresser à When I Dream.
When I dream, c’est simplement la dernière publication de Repos Production (et édition française d’un jeu de 2016 publié chez Drawlab), l’éditeur derrière deux de mes jeux préférés, Seven Wonders Duel et City of Horror, responsable également des cultes Time’s Up et Concept. Avec un tel palmarès, et de la part d’un éditeur qui a révolutionné le party game, on s’attend évidemment à ce que chaque nouvelle sortie soit un chef-d’oeuvre, surtout avec un jeu de société onirique, en concurrence évidente avec le culte Dixit de Jean-Louis Riboura pour Libellud.
Conçu par Chris Darsakis pour 4 à 10 joueurs (idéal à 5-6), When I dream peut être pratiqué dès huit ans, et les parties en durent une petite demi-heure (même s’il est probable que vous relancerez une partie après avoir fini la première). Il peut être acquis pour 26 euros 90, soit le même prix exactement que Dixit.
Bluff et duperie au pays des rêves
When I Dream se joue en deux phases. Dans la première, la Nuit, le joueur désigné comme le Rêveur se couvre les yeux, tandis que les autres joueurs découvrent leur rôle, Fée, Marchand de sable ou Croque-mitaine. Puis on dévoile la première carte de la pile des rêves en retournant le sablier de deux minutes. À tour de rôle, chaque Esprit dit un mot lié au mot représenté (et inscrit) sur cette carte. Cela peut durer pendant plusieurs tours, jusqu’à ce que le Rêveur énonce une proposition. Si celle-ci est exacte, on place la carte sur la pile jaune, si elle est erronée, sur la pile bleue. On ne lui dit pas s’il a bien trouvé ou non, et on poursuit avec un autre mot, jusqu’à ce que les deux minutes soient écoulées.
Au bout des deux minutes, il peut encore donner une réponse pour la carte en cours, sans y être contraint. De même que pendant les deux minutes, il pouvait librement passer les rêves quand décidément il ne trouvait pas ce qui y était figuré. Après tout, le Rêveur est en droit de perdre le temps qui lui permet de gagner des points. Les Esprits par contre n’ont que cinq secondes pour donner une proposition, sans quoi leur tour est automatiquement passé. Ils n’ont d’ailleurs aucun intérêt à faire traîner la partie, mais il peut arriver qu’aucune proposition idoine ne leur vienne à l’esprit dans l’immédiat.
C’est qu’une bonne proposition pour un Esprit ne sera pas nécessairement une bonne proposition pour un autre. Les fées gagnent un point par rêve trouvé, les croque-mitaines, à peine moins nombreux, un point par rêve mal identifié ou passé, tandis que le marchand de sable doit essayer d’équilibrer les deux piles. Si elles sont parfaitement égales, il gagne un point par rêve trouvé plus deux points, s’il y a une différence d’une carte, il ne gagne qu’un nombre de points égal au nombre de cartes dans la pile la plus grande, et si la différence est plus grande, il gagne autant de points qu’il y a de cartes dans la pile la plus petite. Le rôle du Rêveur seul peut rapporter encore davantage, et il est logiquement le plus difficile.
Pour cela, il doit commencer à se réveiller pendant la phase de Jour, le regard encore obscurci par la fatigue, et raconter son Rêve, imaginer une petite histoire où figureraient tous les éléments qui lui sont apparus pendant la nuit. S’il parvient à y intégrer tous les éléments figurant sur les cartes de la pile jaune, il marque deux points supplémentaires, sinon il ne marque qu’un point par carte sur cette pile (donc par mot identifié). Qu’il cite les éléments de la pile bleue ou non n’a aucune incidence, ni positive ni négative, mais comme il ne voit pas encore les piles, et que personne ne lui a dit sur quels mots il avait raison et sur lesquels non, il va chercher à se souvenir des mots des deux piles, potentiellement nombreux et qu’il a pu oublier étant donné qu’il a enchaîné les cartes pendant un rêve qui n’a duré que deux minutes…
La narration du Rêve est particulièrement complexe, et c’est aussi pour cela qu’elle ne vaut que deux points. Son intégration aux mécaniques du jeu est davantage là pour apporter une variété très agréable, et pour franchement amuser par son absurdité le Rêveur autant que les Esprits, que pour influer profondément sur le score.
Des rôles équilibrés pour un rêve chaotique
À première vue, le rôle de la fée est de loin le plus facile : il suffit de trouver des synonymes ou des mots aussi proches que possible de l’élément du rêve. Bien sûr il faut essayer d’être assez précis pour que le Rêveur ne donne pas lui-même un quasi-synonyme, mais on partage avec lui l’objectif d’une pile jaune aussi haute que possible, et il a tout intérêt à rester sur le même élément tant qu’il n’est pas sûr de sa réponse.
Les croque-mitaines en revanche ont tout intérêt à donner des mots ne correspondant pas exactement au mot représenté, sans non plus trop en différer, puisque des propositions trop absurdes permettraient vite au Rêveur de l’identifier comme un Esprit malfaisant, et donc d’ignorer ses propositions pendant le reste du rêve. En jouant avec des champs lexicaux similaires, il peut ainsi tenter d’orienter le joueur qui doit trouver « Ours » vers « Mammifère » ou « Panda », celui qui doit trouver Bouton vers Braguette, celui qui doit trouver Détective vers Inspecteur, celui qui doit trouver Cuillère vers Fourchette, etc., tout en restant discret. Et vous savez le meilleur ? Un grand nombre de cartes que les joueurs pourraient trop facilement repérer d’une partie sur l’autre (malgré le très grand nombre de mots) ont un double, juste assez différent pour empêcher de se reposer sur ses souvenirs : ainsi, il existe bien des cartes Cuillère et Fourchette, Ours et Panda, etc.
Cette part de défi est compensée par le fait que les cartes passées lui rapportent des points, un avantage notable. Les perturbations des nombreux croque-mitaines mettent ainsi les capacités linguistiques des fées à rude épreuve, sachant qu’elles n’ont naturellement pas le droit aux dérivés lexicaux, aux traductions ou aux parophones. Le croque-mitaine est somme toute le rôle le plus facile, et c’est pourquoi il est vraiment important de jouer fair play : si tous les croque-mitaines se mettent d’accord pour orienter le Rêveur vers le même faux mot, il n’aura aucune chance de trouver le bon, les croque-mitaines étant trop nombreux pour qu’en deux minutes à peine le Rêveur fasse le tri entre les joueurs indiquant un mot et les joueurs en indiquant un autre, se souvienne des mots déjà prononcés, et fasse une proposition qui aurait des chances d’être exacte. Mais bien sûr, si au bout de quelques parties vous estimez que le public profite trop du rôle de croque-mitaine au détriment des autres, rien ne vous empêche de remplacer les cartes. Après tout, comme au Loup-Garou, il est souvent plus convivial et intéressant d’adapter les rôles à la dynamique d’équipe que de se plier aux normes du jeu.
Le marchand de sable cumule la difficulté des deux rôles, puisqu’il a l’obligation d’adopter tantôt la tactique de l’un tantôt la tactique de l’autre. C’est justement parce que son rôle peut être le plus fructueux des trois (grâce aux points de bonus en cas de parfait équilibre) qu’il peut aussi être le moins fructueux, de sorte que sa mission est la plus ambigue – et probablement la plus intéressante. Son rôle est ainsi assez injuste, une fée ou un croque-mitaine n’ayant aucune chance de rivaliser avec un très bon marchand de sable, mais le jeu compte sur sa difficulté à équilibrer parfaitement la partie (il doit après tout prendre en compte même les cartes passées), sur le fait que le rôle de chacun change avec le changement du Rêveur, et simplement sur le fait qu’il faille jouer un quatrième rôle dans une partie, celui justement du Rêveur.
Ce jeu de mots tient naturellement autant du Loup-Garou de Thiercelieux que du Dixit. Contrairement à ce dernier, la composante de bluff, d’enquiquinement, et donc de compétition est centrale. When I Dream est ainsi moins cérébral que Dixit, mais plus féroce, et certainement pas moins amusant (ah la colère contenue quand une fée découvre que son voisin est croque-mitaine et ne peut rien dire ! ou quand le Rêveur prononce un mot si proche de celui qu’il devait trouver…) ! Quant à la part de rêve…
When I Dream, jeu d’un rêveur
Dans Dixit, les joueurs devaient tenter de transformer en mots la charge onirique d’images ambiguës. Ils participaient ainsi tous à un rêve collectif, assorti d’une démarche de rationalisation. La démarche de When I Dream est différente, et quelque part assez paradoxale.
D’abord, un seul joueur rêve, tandis que les autres s’efforcent de susciter les images du rêve. Curieusement, le Rêveur est le seul à ne pas avoir accès aux illustrations, les Esprits n’y attachant finalement pas tant d’importance qu’au mot qu’ils doivent faire ou ne pas faire deviner, et qui apparaît en toutes lettres sous l’image. Autrement dit, les illustrations ne sont qu’un luxe, là où elles étaient au centre du gameplay de Dixit – ce qui paraissait normal pour un jeu onirique.
Luxe au deux sens du terme d’ailleurs, puisque leur inutilité effective n’a pas empêché Repos Production de placer leur réalisation au cœur de ses préoccupations. Alors que Dixit revendiquait une certaine homogénéité graphique, chaque boîte étant globalement illustrée par le même artiste, When I dream fait le pari inverse de multiplier les styles et les ambiances, entourant le concepteur Chris Darsaklis de vingt dessinateurs aussi importants que Sébastien Caiveau (Not Alone), Miguel Coimbra (Seven Wonders, Small World), Éric Azagury (Concept), Gaël Lannurien (Amun-Re le jeu de cartes, CardLine, Les Inventeurs, un T.I.M.E. Stories), Nicolas Fructus (Zombicide, Takenoko, Timeline), Vincent Dutrait (Elysium, et qui était le seul illustrateur de la première version de When I Dream), Anne Heidsieck (Majesty, Argh), Julien Delval (Citadelles), Les Aventuriers du rail), Jonathan Aucomte (Galèrapagos, Kontour), Christophe Swal (Cuzco, Tikal, Mexica, Braverats), Régis Torres (King of Tokyo, King of New York), Christine Deschamps (Le Petit Prince, Deus), et j’en passe… Les 110 cartes rêve étant recto-verso, cela représente pas moins de 220 illustrations, chacune portant deux mots (dans un sens et dans l’autre), et les figurant ainsi dans la même image (ce qui produit évidemment une envoûtante bizarrerie).
On retrouve ce « luxe » dans le reste du matériel de When I Dream. Les 104 jetons Points ont la jolie forme de pleine Lune, de croissant de Lune, d’étoile et de nuage. Surtout, en plus d’un sablier pour le coup un peu simple, la boîte s’encombre d’un très joli masque, trouvant cette option plus immersive qu’un joueur se détournant des autres, ou se couvrant les yeux avec ses mains, et d’un petit lit, où l’on dispose les cartes rêve, et dont la tête de lit recouvre le mot non utilisé ! Alors qu’avec des règles aussi simples, When I dream aurait pu se contenter d’être un petit jeu à quinze euros dans une boîte métallique, ses développeurs font le choix judicieux d’impressionner par sa richesse graphique et matérielle, un choix bien sûr parfaitement cohérent avec le thème onirique du jeu.
Même si ces éléments ne sont pas d’une évidente utilité, ils ont une fonction fondamentale, celui d’immerger les joueurs dans un scénario minimaliste, qui n’est finalement pas si différent du scénario quotidien d’une personne qui au réveil cherche à se souvenir de ses rêves. On peut d’ailleurs même imaginer que le Rêveur s’allonge dans un lit avec son masque. Le fait qu’il soit aveugle, sans aucun objet pour accrocher sa vue et l’aider à concrétiser ses réflexions, l’oblige à se laisser porter par la voix des autres joueurs, à tenter de se souvenir des voix suspectes ou semblant dignes de confiance, et à transformer la seule évocation d’un mot en image mentale de plus en plus nette ou hétérogène.
Plus qu’une copie de Dixit, When I Dream réussit à être un party game de luxe, familial et pervers, court et envoûtant, tactique et accessible, jouant pleinement la carte de l’onirisme qui est certes assumé dans le graphisme des cartes, mais aussi dans le matériel (y compris le thermoformage !), le thème du jeu, et les mécaniques. Il est difficile de ne pas admirer ses illustrations, et de ne pas s’amuser de l’incitation au rêve surréaliste et au bluff éhonté d’un jeu plus rigoureux et efficace qu’un Imagine ou un Keep Cool, et qui pourrait rejoindre le Concept, le Dixit et le Time’s Up parmi les party games indispensables.