Ave César, le dernier film des frères Coen

 

Souvenez-vous, l’année dernière, nous évoquions avec vous ces deux trublions du cinéma américain, à l’occasion du 68e Festival de Cannes dont ils étaient les présidents : Joel et Ethan Coen. Après nous être épanchés sur deux œuvres phares de l’inénarrable duo, The Big Lebowski et No Country For Old Men, nous avons appris la sortie imminente de leur dernier long-métrage, Ave, César ! Long-métrage qui a pour l’occasion, fait l’objet d’un paragraphe lui étant entièrement dédié dans le pénultième numéro de Des Cleek & des Claques, consacré aux films les plus attendus, par la rédaction, de l’année 2016.

Autant dire que le film avait aiguisé nos attentes et nos espoirs, d’autant plus que le dernier titre de leur filmographie, Inside Llewyn Davis, remontait à 2013. Soit il y a longtemps, trop longtemps, quand on aime se plonger dans l’univers déjanté et le style toujours très particulier des frères terribles. Malgré un casting alléchant (George Clooney, Scarlett Johansson et Josh Brolin, entre autres), le film, sorti le 17 février dernier, est loin de faire l’unanimité parmi les critiques. Patatras, le dernier film des frères Coen serait-il décevant ? Pour le déterminer, nous n’avons pas envoyé un, mais bien deux fidèles rédacteurs de Cleek pour se faire une idée du film, pour une critique à quatre mains. Musique, maestro.

 

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Synospsis : Ave César ! raconte la journée folle d’Eddie Mannix, dans les années 50. « Fixeur » de son état, Eddie passe ses journées à s’occuper de stars névrosées et à s’assurer du bon déroulement des films les plus improbables qui puissent être tournés à Hollywood, du western à l’adaptation de Broadway, en passant par l’incontournable péplum. Sans scrupules ni illusions sur son métier, Eddie cavale d’un studio à l’autre entre deux confessions chez le curé et une invitation à travailler à la défense de son pays alors en pleine Guerre froide, lorsque Baird Whitlock, la superstar un peu crétine de la production du moment, se fait kidnapper.

 

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Entrée dans la salle de cinéma avec une certaine appréhension, ayant eu un bref aperçu des mauvaises critiques plombant le film, je craignais d’emblée d’être déçue par ce qui s’annonçait pourtant comme l’un des films que j’attendais avec le plus d’impatience. C’est donc derrière un sacré blindage de cynisme désabusé que j’ai accueilli les premières minutes d’Ave César !, et il n’a pas fallu à cette comédie déjantée plus d’un quart d’heure pour se faufiler sournoisement derrière le mur de mon appréhension et me réchauffer le cœur à coups d’humour et de situations absurdes. Ave César ! est une comédie des frères Coen dans ce qu’elle a de plus représentatif de l’humour des réalisateurs, mais aussi de plus radical. Pour nous faire sentir pleinement l’absurdité de la machine à rêves hollywoodienne, les frères Coen n’ont pas hésité à adapter la confection du film à la visée satirique de son fond : scènes parfois trop longues, qui vont jusqu’à instiller le rire mais aussi un certain malaise chez le spectateur ; grand chambard du scénario, qui consiste en une succession de scènes loufoques seulement reliée entre elles par le fil temporel d’une journée dans les studios d’Hollywood ; et aspect parfois complètement surréaliste du développement de certaines péripéties.

À l’image du principe de la mise en abyme, largement exploité dans le film, où l’on se retrouve souvent en train de regarder un film qui regarde un film, Ave César ! s’est voulu une expérience sans fard ni concession de l’univers du cinéma des années 50. Si le rire est tout sauf sporadique dans le film, certaines scènes sont parfois teintées d’une inquiétude sourde et inexplicable, qui rôde parfois à la limite du champ de notre conscience. L’absurdité, le cheval de bataille des frères Coen, est représentée dans Ave César ! dans tout ce qu’elle a de plus drôle, mais aussi d’inquiétante et de révélatrice du malaise d’une société en perte de repères. Dans un parallèle intéressant avec la religion, Hollywood est dépeint comme une sorte de nouveau Dieu adoré par les foules, extravagant, saugrenu et incohérent, mais aussi violent, écrasant les pauvres destinées humaines que sont les parcours individuels de ses acteurs, guillotinés sur l’autel de l’entertainment.

 

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Dans une unité intéressante de sa forme et de son fond, on ressort de notre séance d’Ave César en ayant passé un bon moment d’humour mais aussi songeur, tant la satire de l’Hollywood des années 50, frappé de l’empreinte indélébile de la Guerre froide en toile de fond, nous interpelle sur la valeur et la place actuelles du cinéma dont nous sommes les contemporains. Le personnage d’Eddie Mannix, seul être apparemment lucide et désabusé dans un monde de fous, mais aussi étrangement fasciné par cet univers qu’il ne peut se résoudre à quitter, serait-il une figure de la place des frères Coen dans le cinéma contemporain, îlot de cynisme sans illusions dans un océan d’absurdité ?

Si tel est le cas, alors Ave César ! nous en dit peut-être beaucoup plus sur la vision du duo sur la place de leur propre filmographie dans le flot de productions actuelles. Et la vision d’un Hollywood des années 50, entre nostalgie, crétinerie naïve, absurdité, et une certaine touche de morbidité, ne serait qu’un prétexte à s’amuser, un peu, et à réfléchir, beaucoup.

 

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La hype générée par les films des frères Coen est d’autant plus étonnante qu’ils n’ont plus convaincu parfaitement depuis assez longtemps. Leur dernier chef-d’œuvre incontestable, No Country for Old Men, remonte à 2007, et A Serious Man, qui est assez représentatif de leur poétique pour avoir trouvé de forts défenseurs, à 2009, tandis que les deux films projetés en 2010 et 2013, True Grit et Inside Llewyn Davis, malgré leurs qualités certaines, peinaient à impressionner, l’un par un premier degré désarçonnant, l’autre par des commodités d’écriture et une faiblesse globale de rythme inhabituels. Mais surtout, considérés comme d’excellents scénaristes, ils nous ont très dernièrement infligé Gambit et Bridge of Spies, film clairement divisé en deux parties dont la première est aussi digne d’eux et prometteur que la deuxième indigente, ainsi que l’agréable mais tout à fait convenu Unbroken d’Angeline Jolie.

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En mal de productions de qualité, le public continue cependant d’attendre un nouvel opus magnum, déjà déçu par le choix de la comédie, qui n’est pas le genre dans lequel les frères se sont le plus brillamment illustrés, plus réputés au contraire par l’humour grinçant dont ils émaillaient les drames les plus sombres (les excellents Miller’s Crossing, The Barber, No Country notamment). The Hudsucker Proxy (Le Grand Saut) avait cependant l’étoffe des chefs d’œuvre, n’auraient été…les deux interprètes principaux, aussi piètrement écrits que dirigés ; la dernière demi-heure de Burn after reading justifiait presque par sa puissance absurde la faiblesse de l’heure précédente ; et surtout, le mal-aimé Intolérable cruauté s’illustrait par une appréciable linéarité, sa précision d’écriture, son rythme impeccablement moyen, bref une excellente comédie correcte. On pouvait donc craindre, mais sans désespérer, d’autant que le pitch de Hail, Caesar ! n’était pas sans promesses.

 

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Comme pour Burn after Reading, les frères Coen réunissent ici un casting excellent. Pas le meilleur de la décennie comme les critiques s’amusent à le proclamer, mais d’autant plus prometteur qu’on aime ces acteurs et qu’on aime ceux qui ont écrit leur rôle : aux côtés de l’excellent Josh Brolin, on retrouve donc deux habitués, George Clooney et Frances McDormand, Tilda Swinton, Scarlett Johansson, Jonah Hill, et deux acteurs que l’on apprécie particulièrement, Channing Tatum et Ralph Fiennes.

Cette première force devient la première faiblesse du film : ces personnages se contentent d’apparaître à l’écran le temps d’une saynète, généralement parfaite (la scène tournée par Ralph Fiennes, le dialogue entre Johansson et Jonah Hill,…), donc agréable annonciatrice du retour des personnages, qui n’aura pas lieu. Même des acteurs plus présents, comme Clooney ou Tatum, ont à peine le temps d’amuser, Swinton et McDormand livrant par contre des performances bien peu inspirées. Brolin est évidemment superbe à chacune de ses apparitions, mais inégalement mis en valeur par un scénario qui en fait un épisodique film directeur au lieu d’un personnage principal.

Voilà un reproche que l’on n’aurait pas adressé à Burn after reading, pourtant aussi caractérisé par un casting de stars et donc des points de vue multiples. Le fait de suivre une intrigue nette justifiait cependant de retrouver les personnages ou de les quitter momentanément, tandis que Hail, Caesar ! se regarde comme un pur film à saynètes avec un médiocre semblant de fil rouge. Les événements perturbateurs perturbent à peine l’action et l’image et se résolvent avec aussi peu d’éclat qu’ils s’étaient déclenchés ; et leur succession est « impure », c’est-à-dire parfois mal justifiée voire tout à fait injustifiée.

 

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Ainsi, le film nous montre deux « numéros » filmés par le studio Capitol Pictures, un ballet aquatique et une danse et chants dans une taverne, mais dans toute leur longueur, en ne rappelant qu’à la fin l’existence des équipes techniques, et avec des plans qui n’ont clairement pas pu être filmées par les caméras présentes. La distance critique, si elle existe, est donc on ne peut mieux gommée par un premier degré étonnant. Le film se veut ainsi tourné comme un film des années 50 rendant hommage au cinéma des années 50, les scènes « réelles » (internes à la diégèse) comme « artificielles » (tournées devant les caméras de la diégèse) évoquant par leurs couleurs chaudes, parfois le jeu des acteurs et les effets spéciaux dépassés un art d’un autre temps, dans une tentative qui nous paraît assez vaine d’adéquation de la forme avec le sujet, y compris avec le contexte du sujet. Cela fonctionne d’autant plus mal que le comique est souvent annulé par l’absence de recul sur ce qui est ridicule à l’écran, et que la musique par exemple est outrancièrement dramatique sans pour le coup du tout évoquer ces années. On y reconnaît au contraire le (très bon) compositeur de Fargo et Miller’s Crossing, Carter Burwell, à la première note.

Le film n’est alors drôle que par les « chutes » qui le construisent plus que l’histoire, c’est-à-dire qu’une scène aboutit à une parole ou une situation absurde, qui mettent fin à la scène et permettent le passage à une autre sans connexion, dans une étrange stratégie de découpage, empêchant le lecteur de profiter du comique produit en le prolongeant et en l’approfondissant. Ce n’est pas qu’il n’est pas drôle, au contraire, il est frustrant d’être coupé dans son éclat de rire quand on aurait souhaité le maintenir jusqu’aux larmes.

Il faut enfin dire un mot de la faiblesse regrettable de la photographie, pourtant réalisée par le chef op’ mythique des frères Coen, l’excellent Roger Deakins, qui livre ici une caricature de son art, au point qu’il faut du temps pour être sûr qu’elle n’est pas réalisée par un faiseur qui voudrait l’imiter. C’est à l’image d’un film qui voudrait combler le spectateur par sa « générosité » mais agace à force de n’être qu’agréable et d’affirmer son statut mineur, Tarantino ayant autrement mieux convaincu, malgré les déceptions de The Hateful Eight, qu’on pouvait allier générosité et ambition, en terme de jeu, d’image, d’écriture et d’enjeux.