Santo Domingo – nouvelle révélation du jeu de poche à l’allemande
Après la très agréable surprise Port Royal, Matagot localise Santo Domingo, un jeu conçu par un autre Allemand, Stefan Risthaus, mais illustré par le même et inénarrable Klemens Franz (Patchwork, Caverna, Isle of Skye, Montana, Noria, Bärenpark…), adouci par Augustin Rougeret, initialement édité par le même Pegasus Spiele, pour le même public (les huit ans et plus), la même durée (une petite demi-heure), le même prix (13 euros 50) et un joueur de plus (de deux à six), avec des règles de la même longueur dans une boîte au même format thématisée autour du même univers, celui du négoce maritime.
On pourrait légitimement redouter la redite, ou au contraire se prendre d’une confiance aveugle pour tout ce qui ressemble à un petit jeu à l’allemande (et il est vrai qu’on en a présenté d’excellents dans ces pages). J’étais pour ma part très curieux de ce qui s’annonce comme un petit jeu de cartes malin, estimant qu’on peut se fier à Matagot (tout de même éditeur de Western Legends, Kemet, Charterstone, Xi’An…) pour ne pas éditer le même produit à quelques mois d’intervalle. Avais-je tort ? On va en juger tout de suite.
Le port de Saint-Domingue
Première « surprise » en ouvrant la boîte, Santo Domingo n’est pas composé (comme Port Royal) que de cartes, mais comprend également quinze cubes en bois et un plateau de jeu que l’on assemble pour commencer la partie. Ce plateau comporte trois pistes, celle des Points de Victoire (PV) en rouge, celle des marchandises en bleu et celle des échanges en jaune. Au début, un marqueur est placé sur la case de valeur 1 de chaque piste.
La meilleure preuve que le thème de Santo Domingo n’a aucune importance est le fait que la piste rouge concerne les PV (donc une donnée abstraite, relevant du monde ludique) plutôt que de s’appeler « piste des pièces d’or », d’autant qu’en dehors de cela, la thématisation aurait été relativement satisfaisante dans le négoce des points et la hiérarchie des cartes action. Qu’importe, il ne s’agissait guère pour Stefan Risthaus que de faire illustrer ses mécaniques, et tant mieux si on trouve de la cohérence au thème, tant pis sinon
Le dos des soixante cartes peut être vert, bleu, rouge, gris, blanc ou jaune, une couleur par joueur, qui prend donc les huit cartes correspondantes en main. Il y ajoute, devant lui, une carte Décompte des PV (rouge) et une carte Décompte des marchandises (bleue). Au début de la partie, personne n’a de PV, mais chacun possède autant de marchandises que le nombre de joueurs.
Négocier, bluffer, calculer, tout remporter
Un tour se joue en trois phases.
La première consiste dans le « réapprovisionnement » des PV, marchandises et échanges : tous les cubes de la grande piste centrale progressent d’un nombre de cases déterminé par le nombre de joueurs.
Puis chaque joueur pose face cachée des cartes Action, deux à 2/3 joueurs, une seule à plus, avant que tous ne les dévoilent simultanément.
La dernière phase consiste simplement à résoudre ces cartes, dans l’ordre croissant de la valeur des cartes (le Capitaine 1 d’abord, puis l’Amiral 2, puis le Gouverneur 3…), et simultanément si plusieurs joueurs ont posé la même.
Enfin, on défausse les cartes jouées, ce qui signifie qu’au tour suivant, on pourra plus facilement deviner ce qu’un joueur pourra poser (et nos adversaires pourront plus facilement deviner ce que nous allons poser).
Comme on s’en doute, c’est le choix des cartes qui va faire le sel d’une partie de Santo Domingo et provoquer péripéties et surprises. Chacune des huit possède en effet un pouvoir spécifique.
Le Capitaine rapporte 1 PV puis 1 autre PV si cela est possible. Comme pour les marchandises, un gain personnel implique en effet de réduire la valeur correspondante sur le plateau central pour augmenter son Décompte individuel. Et si le cube du plateau central a atteint 0, il n’y a plus rien à gagner.
L’Amiral rapporte 1 PV, puis 1 autre PV, et ainsi de suite jusqu’à un maximum de 5 PV. A priori bien plus intéressant que le Capitaine, il faut se souvenir qu’à moins de les reprendre en main (on verra comment), chaque carte ne peut être jouée qu’une fois ; et surtout, que le Capitaine sera toujours résolu avant l’Amiral, et risque donc d’épuiser la réserve, ne laissant rien à un personnage que l’on croyait plus efficace !
Le Gouverneur rapporte 4 marchandises par carte Capitaine jouée par un autre joueur à cette manche, et 2 marchandises par Amiral. Il s’agit donc de parier sur la carte que vont choisir ses adversaires, d’autant que ces marchandises sont directement ajoutées à notre décompte, sans réduire la valeur du plateau central. Cela implique naturellement aussi qu’il ne faut pas garder un Capitaine ou un Amiral pour une manche trop tardive, de peur qu’un adversaire devine qu’on n’a plus que cette carte dans la main et gagne gros avec son Gouverneur.
La Frégate rapporte 1 marchandise, puis 1 autre et 1 dernière.
Le Galion rapporte 1 marchandise, puis 1 autre et ainsi de suite jusqu’à ce que toutes les marchandises aient été distribuées équitablement, l’excédent restant sur le plateau.
Le Douanier rapporte 3 PV par Frégate jouée par un autre joueur pendant cette manche, et 1 PV par Galion. Comme pour le Gouverneur, ces points ne proviennent pas de la piste centrale et son directement crédités sur le décompte personnel.
Si plusieurs joueurs posent un Marchand, on recule le cube de la piste des échanges de deux cases par Marchand en plus du premier. Ils peuvent alors échanger des marchandises contre des PV au taux indiqué sur la case sur laquelle se trouve le cube : sur 0 et 1, 3 marchandises valent 1 PV ; sur 2, 3 et 4, 2 marchandises valent 1 PV, sur 14-15, 2 marchandises valent 3 PV. Comme les autres cartes, tout est question d’équilibre. Si le cube atteint des valeurs mirobolantes, il va de soi que tout le monde jouera son marchand et fera dégringoler le taux, mais si la valeur est basse, tout le monde va se précipiter sur les PV et les marchandises et négliger des échanges qui pourraient in finei s’avérer plus fructueux. Il faut donc constamment parier tout en étant prudent. Notons que ces échanges restent limités par la quantité de PV disponibles sur le plateau central, et augmentent donc la valeur marchande. Après la résolution de cet effet, le marqueur redescend inévitablement à 0, les échanges ayant perturbé le marché.
Le Mendiant rapporte ensuite un nombre de marchandises correspondant au nombre de cartes qu’il reste en main (4 si l’on n’y a plus aucune carte, à 1 s’il nous en reste 5-7). Puis chaque joueur ayant posé un Mendiant gagne 2 marchandises par Mendiant joué pendant cette manche, directement créditées sur le décompte, et récupère toutes ses cartes Acton défaussées, y compris le Mendiant. On aura compris la subtilité : on gagne davantage en le jouant tard, mais cela implique aussi de jouer jusque-là avec une main toujours plus réduite, et donc devinable, tandis que récupérer toute sa main rend à nouveau nos actions imprévisibles, ce qui peut mériter le sacrifice de quelques marchandises…
La partie s’achève simplement à la fin d’un tour si un joueur a atteint 30 PV. Tous peuvent alors échanger 3 marchandises contre 1 PV tant que les pistes le permettent. Celui qui possède le plus de PV remporte la partie. En cas d’égalité, il faut posséder davantage de marchandises, sinon le plus de cartes en main.
Santo Domingo propose enfin deux « variantes » expertes. À deux et trois joueurs, on peut se livrer à des parties en 45 points. Surtout, quel que soit le nombre de joueurs, on peut utiliser le verso du plateau central (le côté « hiver »), où les échanges exigent considérablement plus de marchandises (tout en rapportant beaucoup plus de points).
Santo Domingo, nouvelle preuve de la deutsche Qualität
J’avais raison de me fier à Matagot et au format de ce Santo Domingo, qui fait mieux que tenir ses promesses. Moins nerveux que Port Royal, il opte plutôt pour la tacticité, l’espionnage des voisins, le bluff, bref la communication au seul hasard des cartes choisies par les autres. Assez longtemps dans la partie, tous les joueurs ont d’ailleurs les mêmes chances, plus ou moins le même nombre de PV et de marchandises, et personne ne pourra se plaindre au moment des grands déséquilibres d’un manque de chance, puisque tous jouent avec les mêmes cartes, récupérables à tout moment. Il y a de l’Amun-Re dans ce Santo Domingo, et c’est un compliment, la conciliation tendue entre contrôle et pari n’étant pas si facile à obtenir pour un « simple » jeu de cartes.
À cette qualité, il faut ajouter celle de règles soigneusement et longuement exemplifiées, et de pictogrammes omniprésents pour accompagner les joueurs tout au long de la partie sans hésitations sur les phases ou cartes. Une jolie réussite qui aurait été totale si les cartes avaient été un peu plus jolies. Enfin ce n’est qu’une question de goût, rien de bien sérieux pour vous empêcher de goûter aux charmes de ce petit jeu passionnant !