Not alone – et si, pour une fois, c’est vous qui étiez la menace ?

 

Parce que de plus en plus de jeux de société adhèrent aux thématiques geek, voire s’inspirent de mécaniques de jeux vidéo (après en avoir favorisé l’émergence), et parce que plusieurs d’entre vous les pratiquez assurément avec autant de passion que nous, il semblait essentiel de vous en présenter enfin quelques-uns ! Après Sherlock Holmes, Détective conseil, Mechs vs. Minions, Zombicide, Mr. Jack, Small WorldUnlock ! et Unlock! : Mystery AdventuresLoony QuestT.I.M.E. StoriesChâteau AventureZombie TsunamiSmash Up et Star RealmsVikings Gone WildLes Montagnes hallucinéesAdrénaline, un Coffre des joueurs (comportant Clank!, Wendake, et Light Hunters), Imaginarium, puis Tokaido, Professeur Evil et la Citadelle du Temps, Caverna – caverne contre caverne et Pocket Ops, nous allons nous intéresser à Not alone.

Dans le cinéma d’horreur, a fortiori avec une composante fantastique ou science-fictionnelle, le monstre est toujours plus puissant que ses victimes, déjà par son caractère offensif et donc surprenant dans nos sociétés policées, ensuite par ses capacités physiques ou magiques. Il faut alors toute l’ingéniosité et la synergie des héros pour en venir à bout, ou au moins le fuir, un schéma narratif naturellement plus intéressant et donc plus fréquent que d’adopter pleinement le point de vue du monstre. Même dans le jeu vidéo, il paraît plus satisfaisant de proposer au joueur une expérience de survie et une progression (à la Alien : Isolation, mais les exemples pullulent) que de lui faire incarner d’emblée un être puissant et plus menaçant que menacé. Cela ne rend les exceptions (à la Overlord) que plus délicieuses, surtout quand on peut alternativement contrôler le chasseur et sa proie (à la Vendredi 13).

Il est assez rare que des jeux de société proposent du 1 contre tous, et ce pour des raisons évidentes. Par nature, le jeu asymétrique risque de donner plus de chances de gagner à un camp qu’à l’autre, et si en plus on y ajoute une composante multijoueur, cela signifie que les concepteurs doivent trouver le moyen d’équilibrer les capacités du joueur seul quel que soit le nombre de joueurs formant le camp adverse, le déséquilibre étant plus patent et moins fun que dans certains jeux vidéo (où on peut trouver de l’agrément à être débordé). L’idée est pourtant prometteuse, déjà par sa rareté, ensuite par les scénarios qu’elle permet d’imaginer, enfin par les mécaniques d’équilibrage qui doivent être mises en place.

C’est donc à ce stimulant défi que s’est attelé Ghislain Masson (qui collaborera prochainement à une extension de Chronicles of Crime) assisté par Sébastien Caiveau à l’illustration, pour le jeu Not alone, édité par Geek Attitude Games (Taverna, Kitchen Rush, Pocket Ops…). Disponible pour 17 euros 90, il oppose un joueur à un à six survivants (qui ne le resteront peut-être pas longtemps), pour des parties d’environ 30 minutes.

 

Not Alone boite

De la curiosité à l’horreur

L’intrigue est assez classique : des explorateurs du 25ème siècle découvrent une planète habitable, pourtant rayée des cartes. À peine s’en approchent-ils que les ordinateurs de bord s’éteignent, et le temps d’envoyer un SOS, leur vaisseau s’échoue. Plus qu’à attendre les secours qui ne sauraient tarder, on fait après tout pire qu’une planète respirable à la végétation luxuriante pour patienter. Presque des vacances en somme, sauf pour cette ombre qui vous observe de loin, que vous sentez tout autour de vous… 

Cette ombre, c’est la Créature, une matérialisation de la planète Artemia qui cherche à assimiler les naufragés, réduisant à néant leurs espoirs de fuir. La traque peut commencer, tendue pour chacun des deux camps, chaque erreur de l’un ou de l’autre pouvant céder un net avantage à l’autre. Les survivants vont devoir se serrer les coudes et ruser pour ne pas perdre toute volonté, tandis que la Créature devra prêter la plus grande attention à leurs faits et gestes afin d’anticiper leurs mouvements et de les traquer.

Concrètement, le plateau central comporte deux pistes et deux jetons, « Secours » et « Assimilation ». Que l’un des deux jetons arrive au bout de sa piste, et la partie s’achève. À côté du Plateau, la planète Artemia. Celle-ci est constituée de dix lieux : l’antre, la jungle, la rivière, la plage, le rover, le marais, l’abri, l’épave, la source, l’artefact, dont seuls les cinq premiers seront d’abord accessibles aux survivants, qui devront cependant explorer plus avant la planète s’ils veulent pouvoir semer la Créature et découvrir de nouvelles capacités de lieu, chacun ayant ses avantages.

Dès lors, l’architecture des tours est assez simple : les Traqués jouent une carte Lieu de leur main, face cachée (phase d’exploration). Ils ont pu se concerter entre eux, mais la planète entend tout, de sorte qu’il peut être habile de bluffer afin de tromper la Créature, sans tromper ses alliés. Puis cette dernière pose le jeton Créature sur l’un des lieux (phase de traque). Les traqués dévoilent ensuite les lieux qu’ils ont choisi d’explorer, et sont pénalisés s’ils se rendent dans un lieu où les attend la Créature (phase de résolution). Enfin, les traqués défaussent la carte Lieu jouée, la Créature reprend ses jetons et reconstitue sa main. On avance le pion Secours d’une case (phase de maintenance).

Jusque-là, Not Alone ressemble à un assez vulgaire jeu de hasard, avec une composante bluff assez faible. Mais il faut ajouter que tous les joueurs ont des cartes pour les aider, les cartes Traque pour la Créature, les cartes Survie pour les Traqués. Chacun ne peut en jouer qu’une par tour (sauf contre-indication), pendant la phase indiquée sur la carte, sachant que la Créature en possède trois en début de partie et reconstitue sa main à la fin de chaque tour, tandis que les Traqués n’en ont qu’une et ne peuvent se réapprovisionner que grâce aux effets des Lieux…

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En contre-partie, les cartes sont proprement redoutables. Les cartes Survie peuvent simplement empêcher la pose de cartes Traque, déplacer le jeton Créature, accélérer l’arrivée des secours… La Créature peut au contraire empêcher les autres joueurs d’accéder à certains lieux, empêcher l’avancée du jeton Secours, ou poser en plus du jeton Créature un jeton Cible (qui ajoute un effet néfaste à un Lieu) ou un jeton Artemia, qui oblige le joueur présent à se défausser d’une carte Lieu de sa main, en plus de rendre le Lieu où il se trouve inutilisable…

Not Alone Artemia
La planète Artemia

Sur Artemia, quelqu’un vous entendra crier…

Or conserver des cartes Lieu dans sa main est crucial : si vous n’en avez plus qu’une, la Créature saura nécessairement où vous vous rendrez au prochain tour, d’autant qu’elle a accès à votre défausse, et que vous ne pouvez pas disposer de plus d’une carte Lieu identique. Pour en récupérer, il faudra compter sur les Lieux ou, au tout début de la phase d’exploration, « résister » ou « lâcher prise ». Au début du jeu, chaque joueur possède trois pions Volonté. En « résistant » à la Créature, celle-ci se brise partiellement, et vous en perdez un ou deux, pour récupérer deux ou quatre cartes Lieu de votre défausse. Si suite à cet acte de résistance, vous n’avez plus de jeton volonté, vous devez « lâcher prise », ce qui consiste à récupérer tous ses jetons Volonté, à récupérer toutes ses cartes Lieu défaussées… et à avancer d’une case le pion Assimilation.

Toute l’astuce du jeu repose sur ce principe des cartes Lieu uniques et visibles par la Créature, et leur équilibre avec les jetons Volonté, et c’est cette trouvaille pourtant périphérique dans le cœur du gameplay de Not Alone qui lui confère en fait une richesse tactique et une efficacité impressionnantes. C’est à qu’on voit que le jeu est passé par de nombreuses phases de test avant que Ghislain Masson ne parvienne à manifester le soin qu’il souhaitait apporter à l’équilibrage par cette combinaison de mécaniques. De façon tout aussi maline, si vous vous rendez dans un lieu où se trouve la Créature, vous ne faites pas seulement progresser l’assimilation, vous perdez également un jeton volonté. C’est le genre de détails qui n’a l’air de rien, qui pourrait même paraître dérisoire en comparaison avec l’avancée du jeton Assimilation, et qui a pourtant été spécialement pensé pour équilibrer vraiment les forces en présence.

Les parties d’ailleurs ne trompent pas : les deux jetons, d’Assimilation et de Secours, avancent inexorablement, et chaque victoire, de la Créature ou des Traqués, est remportée de justesse, pas parce que Not Alone les laisserait dans un statu quo permanent, mais au contraire parce que les deux camps progressent franchement vers leur objectif, et craignent d’autant plus profondément la progression franche de leur adversaire.

La Créature a ainsi vraiment l’impression d’être une Créature, connaissant les lieux, se plaçant où elle le souhaite, utilisant la Planète contre ses hôtes indésirables, tandis que les Traqués ne peuvent que se sentir traqués, à fuir les lieux où on pourrait les attendre tout en cherchant ceux où ils pourraient trouver des ressources bienvenues, faisant appel à chaque ressource pour survivre. Les seuls noms des cartes Traque et Survie participent ainsi agréablement à l’immersion (alors même que les cartes auraient pu ne pas être nommées) : à Emprise, Cataclysme, Psychose, Toxine, Mutation, Hurlements, répondent Fausse Piste, Adrénaline, Sixième Sens, Sacrifice…

Dès lors, Not Alone peut-il être encore intéressant en 1 contre 1 ? On aurait intuitivement tendance à se dire que la Créature est naturellement favorisée par le nombre réduit de ses adversaires, et donc sa possibilité à concentrer ses assauts sur les déplacements d’un seul joueur. Au contraire, il faut aussi concevoir que cela facilite la discrétion du traqué. À sept joueurs, où que la Créature pose son jeton, elle a statistiquement de grandes chances de tomber sur un Lieu choisi par l’un des survivants. Or il faut rappeler que la piste d’Assimilation est commune à toute l’équipe, que les joueurs ne meurent pas seuls et que par conséquent chaque erreur d’un seul joueur se répercute sur les chances de toute l’équipe. Si le joueur seul ne pourra pas bénéficier chaque tour des nombreuses cartes Survie et des nombreux effets de Lieu d’une équipe, il sera aussi plus indétectable, ce qui fait sens même en termes de narration : le monstre peut plus aisément s’acharner sur une victime solitaire, mais celle-ci peut plus efficacement foncer sans avoir à se soucier de coéquipiers inexistants, ou simplement être discrète, inattendue…

Not Alone demeure plus sympathique à quatre ou cinq, quand une véritable équipe doit faire face à la Créature, parce que la propagation de la tension, les dialogues à mi-mot, l’exaltation collective, ou le plaisir pervers à tenter de vaincre seul plusieurs adversaires, créent une ambiance inégalable. On ne peut cependant pas l’accuser de la moindre faiblesse dans des configurations plus réduites, qu’il assume admirablement, et sans aucune nécessité de recourir à des règles spécifiques.

 

Not Alone partie

Dans la nuit, tout le monde vous entendra vous amuser

Après un Professeur Evil et la Citadelle du Temps qui réfléchissait de manière passionnante à la confrontation avec un super-vilain se déplaçant aléatoirement, et agissant donc sans contrôle d’un joueur, Not Alone propose une autre expérience de coopération contre une entité redoutable et maléfique, qu’il faut bien qualifier de compétitive étant donné que cette entité prend cette fois la forme d’un joueur. Alors qu’il peut avoir à première vue les allures d’un petit jeu de cartes, on a en fait affaire à un véritable jeu d’ambiance assez comparable en cela à la tension grandissante de Montagnes hallucinées, doté de mécaniques d’équilibrage singulièrement fines, et très astucieusement tactique pour les deux camps en présence.