Trapwords sort-il du piège du « jeu à mots » ?
Le genre du « jeu de société lexical » m’a toujours semblé curieux, déjà par sa seule existence. Après tout, Taboo (2001) pouvait déjà ressembler à une réappropriation un peu opportuniste du plus riche Time’s Up (1999), avec ce qu’il fallait de différences pour conquérir légitimement son public, tout en rivalisant avec celui de son grand frère. Mais vingt ans après, quelle légitimité accorder aux innombrables productions similaires, se fondant souvent sur un seul petit twist des règles des jeux fondateurs, sans plus être capables de dissimuler une parenté trop évidente ? On n’en est que plus impressionné quand une oeuvre tire son épingle du jeu, comme l’excellent Décrypto ou le plus polémique Just One, sacré meilleur jeu de l’année en 2019. Mais jusqu’à quand et jusqu’où cela peut-il durer ? Or c’est dans cette période de relative lassitude face à un genre apparemment usé jusqu’à la moelle que paraît Trapwords.
A priori, aucune raison de m’y intéresser particulièrement, s’il n’était édité par cge (Adrénaline, Codenames, Through the Ages, Tzol’Kin…) et localisé par iello (Detective, Bunny Kingdom, Kanagawa…), deux noms particulièrement fiables du monde socioludique. Voyons donc si ce Trapwords a l’originalité (ou au moins la fraîcheur) nécessaire pour s’imposer dans un genre particulièrement compétitif et très vite obstrué. Il faut noter d’emblée que si le jeu est dû à trois auteurs inconnus, Jan Březina, Martin Hrabálek et Michal Požárek, il est essentiellement illustré par Régis Torres (King of Tokyo/New York, Dungeon Academy, When I Dream), qui lui confère une identité visuelle heroic fantasy inhabituelle dans un genre préférant généralement une certaine froideur thématique, plus propre à attirer tous les publics, y compris les moins « geek ».
Vendu 14 euros 90 à peine, Trapwords s’adresse à quatre joueurs et plus (idéalement deux équipes de trois ou de quatre) à partir de huit ans, pour des parties d’environ une demi-heure.
La… mise en place du donjon ?
Trapwords va ainsi d’abord puiser son originalité dans le thème, et même dans l’existence d’un thème : enfermés dans un donjon, deux équipes d’aventuriers doivent lutter pour sortir échapper la première à ses terribles salles en évitant de prononcer les mots-pièges. Un thème standard bien sûr, mais que l’on sent exister par la présence d’un matériel agréable illustré et étonnamment généreux.
On commence ainsi par mettre en place le donjon en juxtaposant cinq tuiles dans l’ordre croissant. La boîte en contient sept, et on recommande l’utilisation pour une première partie des salles 3 à 7.
On mélange les dix cartes Malédiction et on en pioche deux, disposées face cachée à côté de la deuxième et de la quatrième tuile. Ce sont des « gages » dont on pourra s’abstenir pour une première partie ou auprès de publics trouvant plus de plaisir au cœur lexical du gameplay qu’à ces amusantes accommodations. Au contraire, on pourra en placer davantage pour pimenter le jeu et accentuer sa dimension de party-game.
Chacune des deux équipes choisit un pion, représentant les mêmes aventuriers tantôt sur un fond rouge tantôt sur un fond bleu, et le place sur un épais support puis sur la première pièce. Dans chaque équipe, un joueur sera l’éclaireur pour la première manche, de sorte qu’une fois désigné il prend la torche de sa couleur devant lui pour rappeler son rôle. On s’en doute, l’élément n’est là que pour l’immersion et n’a pas de réelle utilité ludique.
À l’autre extrémité du donjon, on place l’un des cinq boss, tiré au hasard parmi dix cartes, avec sa figurine et son pouvoir. Cinq sont cependant assorties d’un astérisque, et sont à privilégier pour des joueurs déjà à l’aise avec le fonctionnement de Trapwords.
Au début de chaque partie, les joueurs décident s’ils veulent jouer avec des mots relevant plutôt d’un univers heroic fantasyou préfèrent un vocabulaire plus contemporain. Les deux équipes prennent alors chacune un livre correspondant, marron pour l’heroic fantasy ou gris pour le contemporain. Ces livres portent tous une fente à une hauteur différente. Quel que soit le sens dans lequel on y insère l’une des 50 cartes de mots, on n’y voit ainsi que l’un des huit mots correspondant à la catégorie choisie, ce qui est assez ingénieux en plus de s’avérer matériellement très satisfaisant.
Les équipes prennent enfin un crayon et une feuille, pliée en deux aux pointillés pour en dissimuler le contenu aux adversaires, on place le sablier à proximité du donjon, et on peut commencer la partie.
Qu’il existe une véritable mise en place est déjà surprenant, qu’elle s’avère aussi complète pourrait même décontenancer. Elle est cependant très intuitive, et l’on se rendra vite compte que chaque élément est là pour enrichir les mécaniques de Trapwords, et pas pour les complexifier artificiellement ou en distraire les joueurs. Elle est de plus l’occasion d’admirer la générosité matérielle du titre, puisque la boîte comporte le sablier, deux grands crayons… et même un taille-crayon ! Seul le nombre de fiches pourrait sembler s’amenuiser assez vite, avant que l’on constate que l’on pouvait dès le début de contenter de bêtes feuilles de papier, et qu’on est ainsi déjà dans le bonus bienvenu !
Le donjon aux mille mots-pièges
On commence logiquement une partie de Trapwords en déterminant le mot à faire deviner. Pour cela, chaque équipe pioche une carte qu’elle insère dans son livre. Elle prend alors connaissance du mot apparaissant dans la fente, et doit noter sur sa fiche une quantité de mots interdits égale au numéro de la salle dans laquelle l’équipe adverse se trouve. On interdira bien sûr le recours aux pronoms, aux auxiliaires et semi-auxiliaires, aux conjonctions, bref aux « petits mots » que l’on peut prononcer naturellement, normalement, sans aucun lien avec celui qu’il faut deviner.
Il faudra songer qu’un mot inclut ses dérivés : « loup » interdit bien sûr « loup-garou », « fable » inclut sans doute « fabuleux », « fabuliste », mais « science » n’inclut pas « conscience », pourtant son évident dérivé étymologique. Il faut ainsi savoir rester fair-play quand le doute existe : « corne » interdit-il « licorne » ? « fable » interdit-il « affabulation » ? À vous d’en juger dans la bonne humeur.
Une fois ces mots écrits tous ensemble, idéalement sans discuter, on passe la carte à l’éclaireur de l’équipe adverse. Puis l’équipe la moins avancée commence, ou dans le cas où les deux équipes seraient dans la même salle, l’équipe possédant le livre porteur d’un symbole rougeoyant. Pendant le temps d’un sablier, il donne autant d’indices qu’il le souhaite en évitant les mots interdits (qu’il ne connaît pas), et tout en respectant certaines règles : pas de dérivé du mot secret (bien sûr), pas d’hyponyme (« caniche » pour « chien », tout de suite moins évident), pas d’allusion à la phonétique ou aux lettres déconnectées du sens du mot, pas de traduction en langue étrangère, pas d’anecdote personne à laquelle l’équipe adverse n’aurait pas pu songer, pas de nom propre ou de référence à un titre, pas de gestes, intonations, chanson…
Si l’éclaireur prononce un mot interdit, ou si l’équipe fait cinq propositions sans trouver le bon mot (sachant qu’elle n’a pas le droit de se concerter), cette dernière reste dans la salle. Si elle dit le mot secret en entier, y compris en l’incluant dans une expression, en la mettant au pluriel (mais pas en utilisant un dérivé), elle passe dans la salle suivante. Si les deux équipes échouent, le boss avance d’une case vers l’entrée du donjon. En arrivant dans une pièce maudite, il déplace la malédiction d’une case, qui elle-même peut déplacer une autre malédiction si la salle adjacente est elle-même déjà maudite.
Quelle que soit l’issue du tour, on nomme un autre joueur Éclaireur et on passe à la manche suivante.
Comme on l’a dit, certaines salles sont affectées par des malédictions, qui ajoutent des règles plus ou moins farfelues. Le Mot Interdit permet par exemple à chaque équipe d’ériger l’un de ses mots-pièges en Mot Interdit, qui fait reculer l’équipe adverse dans la salle précédente si elle le prononce. Plus lourd, avec Écho, à la fin de chaque mot, l’éclaireur doit répéter « Ça-a sonne-onne bizarrement-ment »… Plus amusant, Pétrification interdit à l’Éclaireur de parler aussitôt que son équipe a formulé la première proposition, ou Serpent fantomatique l’empêche de prononcer un mot commençant par S. Dans le registre encore plus party-game, Inondation impose à l’Éclaireur de prononcer tous ses indices en un seul souffle, sans plus inspirer.
Une fois qu’une malédiction s’est appliquée, on la défausse, même si l’équipe a perdu. Ainsi, si une équipe a de l’avance, elle ne s’appliquera qu’à elle, donnant éventuellement un léger avantage à l’équipe à la traîne, qu’elle ne concernera pas.
Quand une équipe arrive dans la même salle qu’un boss, elle doit résoudre sa manche en ajoutant la contrainte spécifique au monstre. Le Troll interdit par exemple à l’éclaireur de dire plus de dix mots, et dans sa version experte, d’en dire plus de cinq, le Dragon limite les propositions de l’équipe à trois, et dans sa version experte, à une seule, la Momie doit être combattue avec une malédiction ou deux, différentes à chaque combat, le Vampire permet de faire autant de propositions qu’on le souhaite (au risque de déclencher un mot-piège), et dans sa version experte, autorise deux mots-pièges supplémentaires à l’équipe adverse, le Démon permet d’écrire deux mots-pièges sur chaque ligne paire ou sur chaque ligne.
Si l’équipe (ou les équipes) affrontant le monstre échouent, elle rattaquera au tour suivant. Mais la première à en triompher remporte la partie. On voit ainsi l’astuce : si les équipes peinent trop, le monstre avance et raccourcit la partie, de sorte que les échecs permettent quand même une progression, qui remotive les joueurs découragés, quand l’obligation de finir le donjon après plusieurs échecs consécutifs serait plus frustrante qu’autre chose.
Si les deux équipes affrontent le monstre au même tour, et que personne ne souhaite une éventuelle égalité, les règles suggèrent d’allonger le sablier quand la première équipe triomphe. Ainsi la seconde équipe dispose exactement du même temps. Si elle triomphe avant la fin de ce sablier raccourci, elle aura été plus rapide encore et méritera bien sa couronne.
Mais si l’on perd encore et encore contre le monstre ? Trapwords s’achève dans tous les cas quand les huit encarts de la feuille de mots-pièges ont été remplis. Si personne n’a triomphé au bout de huit manches, c’est le monstre qui a gagné, de sorte qu’une partie ne durera pas plus d’une demi-heure, une idée d’autant plus judicieuse qu’on voit bien la fiche se remplir au fur et à mesure des manches, et qu’il ne faut donc aucun élément extérieur pour nous signifier brutalement qu’on a tous perdus. Cette échéance supplémentaire ajoute à la pression thématique d’un jeu déjà naturellement tendu.
Trapwords sort-il du piège du « jeu à mots » ?
À première vue, Trapwords est désespérément classique : deux équipes, une personne qui doit faire deviner les mots à ses partenaires, sans prononcer les mots interdits secrètement décidés par ses adversaires, on a l’impression d’avoir déjà vu ça cent fois, et c’est juste.
Paradoxalement, ce qui confère au jeu son originalité risque également de le couper d’une part du public qu’il aurait pu avoir l’ambition de viser. La thématisation heroic fantasy fonctionne en effet très bien matériellement et mécaniquement, et on n’imagine pas toutes ces idées se fondre aussi efficacement dans une oeuvre plus abstraite. Or l’abstraction est généralement perçu comme une garantie pour les « jeux à mots » parce qu’elle en assure une relative universalité, quand un public « geek » peut préférer un jeu assumant plus franchement l’heroic fantasy, et quand un public non-geek peut instinctivement se détourner de Trapwords.
C’est dommage, parce que sans rien réinventer, Trapwords s’avère très amusant, dynamique, court, matériellement généreux, assez joli, et s’accorde même le luxe de surprises et de rebondissements inhabituels dans ce genre, sans ternir son accessibilité. Peut-être pas un incontournable, mais un jeu à envisager sérieusement quand on est plus de quatre (donc trop pour profiter pleinement de Décrypto), même un nombre impair, que l’on souhaite quelque chose de plus construit que Just One et de plus exigeant que Taboo.