Fertility – du haut de ces pyramides, quarante siècles de gestion de ressources vous contemplent

 

Si on a parlé récemment de dominos avec Kingdomino : Age of Giants, il y a bien longtemps qu’il n’a pas été question sur VonGuru d’un jeu de collecte de ressources, au moins depuis Honga, voire depuis Carpe Diem si l’on est un peu plus strict. Or c’est un jeu que j’apprécie beaucoup à condition qu’il soit fluide et joli (à la Montana ou Agricola), en plus d’être rigoureux et malin, les productions trop froides peinant davantage à me toucher. Et justement, en fin d’année dernière, les Lyonnais de Catch Up Games (Paper TalesFreak Shop) éditaient le Fertility de Cyrille Leroy (Sapiens), illustré par le talentueux Jérémie Fleury (YamataïChâteau Aventure). Un jeu de dominos et de collecte de ressources (déjà de quoi intriguer) plaçant les joueurs dans la peau de Nomarques auxquels le Pharaon demande d’administrer une région pendant la moisson. Avec des règles tenant sur trois pages (cinq si l’on ajoute la mise en place et la liste du matériel), généreusement imagées, et la promesse d’une accessibilité à partir de dix ans (même huit avec des enfants bien éveillés au jeu de société), pour des parties de 45 minutes, que l’on soit deux, trois ou quatre nomarques, on semble bien tenir le jeu cérébral et familial dont j’avais besoin après Feudum, U-Boot et Gotham City Chronicles (bientôt le test !). Alors, ce Fertility vaut-il les 32 euros 50 demandés, et apporte-t-il le plaisir visuel et mécanique promis ?

 

Fertility Catch Up

Des nomes fertiles

En environ 150 tests, il me semble bien n’avoir présenté que deux jeux de société se situant dans l’Égypte antiqueKemet (et son extension Seth) et Amun-Re, le jeu de cartes, c’est-à-dire deux fois moins que de jeux nipponisants ou spatiaux, trois fois moins que de jeux médiévaux, cinq fois moins que de jeux lovecraftiens… Il faut dire qu’au moins, on est loin de la répétition, l’affrontement mythologique complétant bien les enchères et la collecte de ressources, mais compte tenu de l’agrément d’un tel thème et de la fascination qu’il exerçait sur ma jeunesse, cette rareté a de quoi m’étonner, et me réjouir d’autant plus de m’y replonger avec les charmantes illustrations de Jérémie Fleury.

Petite surprise, alors que les nomes longent traditionnellement le Nil, le « fleuve impétueux et tumultueux » n’est pas représenté ici, probablement parce qu’il aurait encombré le plateau sans rien y ajouter mécaniquement. Or Cyrille Leroy a précisément recouru à une judicieuse économie en proposant dans la boîte quatre petits plateaux Vallée à assembler au moyen de charnières au lieu d’un plateau massif plus coûteux et moins modulable – puisqu’on peut faire varier l’ordre et le sens des quatre territoires. À deux ou trois joueurs, on assemble trois de ces plateaux Vallée, à quatre on les assemble tous.

Chacun de ces plateaux porte sur l’une de ses cases un symbole de départ. Sur le plus central, on pose la tuile de départ, divisée en quatre quarts représentant les quatre ressources du jeu, l’albâtre, les bovins, les fleurs de papyrus et les raisins. Ces ressources, matérialisées sous la forme très reconnaissable de jolies petites pièces de bois, forment le stock à portée des joueurs.

 

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À deux joueurs, on prend ensuite 24 tuiles Vallée, 35 à trois, 46 à quatre, pour former une pile dont on ne dévoile que les trois tuiles formant la réserve commune, et dont chacun pioche trois tuiles révélées devant lui, formant sa réserve personnelle. Comme la boîte de Fertility contient 50 tuiles Vallée, cette utilisation parcimonieuse permet de varier les parties et d’ajouter l’imprévisibilité que l’on n’aurait pas bien sûr si toutes les tuiles étaient utilisées à chaque partie. Ces tuiles sont des dominos, dont une moitié est occupée par une scène (un lieu d’exploitation d’une ressource) et l’autre par une autre scène.

Il est alors temps pour les nomarques d’établir leur campement en prenant un plateau Métropole, et en mettant d’abord le marqueur Blé (en forme d’épi) sur le 0 de leur grenier.

Ces métropoles seront occupées par des quartiers, que l’on constitue en pioche dont les quatre premières tuiles sont dévoilées.

Il n’y a plus qu’à choisir un type de monument, chaque joueur en aura un pour le représenter : obélisque vert, pyramide jaune, sphinx bleu et temple rouge. Notons qu’ils sont assemblés sur un socle pour tenir, qui se détache souvent, de sorte qu’il est assez recommandé d’appliquer un point de colle pour éviter d’avoir à les reconstituer à chaque partie, ou de subir leur décrochage tout au long du jeu.

La mise en place est ainsi relativement rapide, pratiquement instantanée entre connaisseurs de Fertility s’attribuant ses différentes étapes, et permet d’apprécier sa joliesse en même temps que de déjà observer les éléments cruciaux variant à chaque partie : vallées et orientation de la case départ, tuiles vallée personnelles, tuiles vallées et quartiers dévoilés.

 

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La récolte, une question d’opportunisme et de géométrie

En commençant par le plus jeune, les nomarques jouent à tour de rôle pour n’effectuer qu’une action obligatoire et deux facultatives, de sorte qu’en dehors des quelques moments d’analysis-paralysis, les parties de Fertility sont on ne peut plus dynamiques.

L’action obligatoire est la pose sur le plateau central de la tuile Vallée de son choix parmi les trois révélées devant soi. L’une des deux scènes de cette tuile au moins doit être connectée à une scène identique d’une tuile déjà en jeu, et il est évidemment interdit de la placer sur un champ de blé ou un lac.

Le nomarque gagne alors une ressource par scène connectée. S’il a posé un élevage bovin à côté d’un autre élevage bovin, il récupère un bœuf. Mais il est évidemment possible de connecter un élevage à deux autres élevage (et donc de récupérer deux bœufs), ou même de connecter les deux scènes de sa tuile à deux autres scènes, et ainsi de gagner des ressources différentes.

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En outre, le joueur gagne une unité de blé par case de champ de blé adjacente à sa tuile.

Il peut également arriver que certaines cases du plateau représentent une ressource que l’on récupère en la couvrant.

Enfin, si en posant sa tuile un joueur forme un carré clos de 3 par 3 dont le centre est libre, il y forme une carrière. Il peut alors choisir de gagner une ressource de son choix (hors blé), posée à côté de sa métropole comme toutes les ressources récupérées ce tour-ci (donc pas dans sa réserve), ou d’y construire son monument.

 

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La deuxième étape, donc optionnelle (mais fréquente), consiste dans la construction d’un quartier. Le nomarque prend l’une des trois tuiles quartier visibles, paye son coût en blé ou avec les ressources placées à côté de sa métropole, avec la possibilité de mélanger différentes ressources, et la pose sur l’un des sept emplacements. Certaines boutiques sont gratuites, mais moins intéressantes, et c’est au joueur d’aviser s’il est avisé d’y avoir recours parce qu’elles correspondent à sa stratégie, que la partie va bientôt s’achever… ou qu’il n’a pas le choix, si les trois quartiers disponibles sont gratuits.

C’est probablement la situation la moins agréable de Fertility (et elle n’est heureusement pas commune), ce moment où personne ne veut d’un quartier, et où il faut que quelqu’un se dévoue pour débloquer le jeu – qui n’est pas très intéressant si on achève la partie sans plus acheter aucun quartier. Aussi peut-il être intéressant d’introduire une variante où l’on défausserait les trois quartiers si, après un tour de table complet, personne n’a souhaité en acheter.

Les tuiles Quartier représentent des boutiques, jusqu’à trois sur la même tuile, aux pouvoirs très différents : rapporter des Debens (des points de victoire) en échange de ressources, des statues contre des ressources, des ressources en échange d’autres ressources… Ces tractations peuvent être réalisées au cours de l’étape d’approvisionnement qui conclut le tour, avec les ressources posées à côté de la métropole.

À la fin du tour, les ressources posées à côté de la métropole perdent toute valeur et retournent dans le stock. Le joueur actif remplace éventuellement le quartier acheté par un nouveau quartier tiré au hasard, et pour compléter sa réserve personnelle de tuiles, choisit l’une des trois tuiles visibles de la réserve commune, puis la complète afin qu’il y ait à nouveau trois tuiles disponibles pour le joueur suivant.

 

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La partie s’achève précisément quand il n’est plus possible de compléter la réserve commune. Chacun joue alors une dernière fois, de sorte que tous auront eu exactement neuf tours puis compte ses Debens avec le bloc de score.

Les boutiques généralistes rapportent le nombre de Debens indiqué si elles ont bien été approvisionnées dans la ressource demandée. Les boutiques spécialisées rapportent 1 ou 3 Debens par ressource du type représenté dans toute la métropole, pour un bonus considérable, et naturellement coûteux. Certaines boutiques permettent de construire des statues de Dieux : un seul symbole ne rapportera aucun Deben, mais deux symboles en rapportent 4, trois 10, quatre 18, cinq 28 et six (ce qui est très improbable) 40. Le nomarque ayant érigé le plus de monuments de sa couleur sur le plateau central gagne 15 Debens, le deuxième 7, un joueur n’ayant aucun monument ne gagnant naturellement aucun point. On ajoute à ce score le nombre de Debens correspondant à l’emplacement du marqueur blé : s’il nous restait un épi, on gagnerait 2 Debens, 7 Debens pour trois épis, et jusqu’à 40 Debens pour quatre ! En cas d’égalité, le joueur ayant le moins de ressources dans sa métropole est considéré comme le nomarque le plus méritant.

Notez que Fertility propose une très aimable variante à deux joueurs, consistant à jouer avec 39 tuiles Vallée, et à en retirer une de la réserve commune après en avoir tiré une pour reconstituer sa réserve personnelle. Cela ajoute un peu d’interaction et d’observation du plateau de l’adversaire, puisqu’on défausse ainsi la tuile qui aurait pu l’intéresser le plus.

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Fertility, champ fertile, monument intemporel ou désert aride ?

Ce qui frappe surtout, avec Fertility, c’est à quel point il est agréable d’y jouer. Ses illustrations vivantes, ses couleurs chaleureuses, ses symboles parfaitement distincts et clairs, la rapidité des tours, sont un plaisir de tous les instants. D’autant qu’il est assez bienveillant, l’interaction étant limitée au choix des tuiles qui pourraient intéresser les autres joueurs ou à leur pose dans une zone convoitée, ce que l’on évitera d’ailleurs de faire parce qu’il est rarement fructueux de se détourner de son propre intérêt par une action qui pourrait ne même pas nuire à un adversaire. Ces possibilités sont d’abord là pour rappeler que l’on n’est pas seul à côté de la table, que l’on contribue à la fertilité du même nome, avec les petits enquiquinements et les rires triomphants que cela peut impliquer. Bienveillance aussi de Fertility en ce qu’il s’avère anti-élitiste, ne favorisant pas nécessairement les joueurs les plus chevronnés, ceux qui aiment planifier avec dix tours d’avance. Déjà, on n’y joue que neuf fois, et surtout, une partie consiste dans une succession de micro-choix (choisir les bonnes tuiles, bien les poser, choisir les bons quartiers, bien les remplir), dont chacun, pris indépendamment, est assez facile, empêchant toute visibilité à long terme et ne nécessitant guère qu’un peu de chance et de la logique, pour trouver l’emplacement le plus favorable, adapter sa recherche de ressources aux objectifs fixés par les boutiques… Très bien édité, rapide, accessible, et intelligent dans ses manières d’en appeler à un certain sens tactique, Fertility est un de ces jeux qui fait du bien.

 

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