1066 – Dans la fureur et le sang : un jeu de cartes à la Magic pour revivre la bataille d’Hastings ?

 

Il y a quelques semaines, à l’occasion d’un colloque sur le jeu vidéo où nous intervenions à l’École Émile Cohl, je discutais avec William Brou (l’animateur de l’excellente chaîne YouTube Histoire en Jeux) des jeux de société historiques, et m’apercevais de ma relative inculture dans ce domaine. En dehors de 13 Jours, je ne suis même pas sûr d’en avoir présenté un seul parmi mes 150 tests sur VonGuru, même si on pourrait lui ajouter certaines créations revendiquant leur historicité, Xi’An et Wendake, plus légèrement Western Legends voire Cuzco, plus ludiquement AuZtralia et Shadows over Normandie. Comme on le voit c’est peu, y compris en élargissant très généreusement ce que l’on peut qualifier de « jeu historique ». La raison en est simple : le genre n’est pas si populaire dans le « jeu de société moderne », parce qu’il peut sembler un peu aride, se prête mieux à des jeux longs et documentés, et semble plus propre à intéresser un public expert, celui qui se passionne pour les wargames ambitieux. J’étais donc d’autant plus curieux en voyant l’excellent Nuts! Publishing (La Traque de l’AnneauSub Terra et ses extensionsOne Deck Dungeon et Forêt des ombres, AuZtralia) éditer le 1066 de Tristan Hall (Shadows et Gloom of Kilforth), illustré par Ania Kryczkowska et The Creation Studio, prétendant reconstituer la bataille d’Hastings dans un jeu de cartes pour une à deux personnes de dix ans et plus, des parties d’une grosse demi-heure à peine, et pour un prix de 32 euros 50.

Comment un jeu manifestant une telle ambition peut-il la concilier avec une telle revendication d’accessibilité ?

 

1066 jeu

Le champ de bataille

Commençons par présenter le mode deux joueurs de 1066, qui reste mon préféré malgré les qualités indéniables du mode solo. Comme on peut l’imaginer dans un jeu d’affrontement asymétrique adoptant ce contexte historique, chacun incarnera l’un des deux camps en présence, au hasard. Petit rappel historique, ces deux camps sont l’armée saxonne conduite par le roi Harold Godwinson et l’armée normande menée par le futur Guillaume le Conquérant, qui recevra précisément ce surnom en référence à sa victoire à Hastings, et à sa conquête du trône d’Angleterre. Un « spoil » qui ne l’est pas tant que cela… puisque 1066 propose précisément de réécrire cette lutte cruciale de l’histoire médiévale ! Les deux chefs prennent logiquement la pile d’objectifs et le paquet de cartes correspondant à leur camp, et les sympathiques jetons dégât de leur couleur, rouges pour les Saxons, bleus pour les Normands.

1066 est un jeu de cartes spatialisé, où les armées sont disposées en lignes et en ailes sur un losange de trois cartes par trois (trois ailes, c’est-à-dire trois colonnes, et trois lignes dans chaque camp). Entre ces deux losanges, les champs de bataille de chacun des joueurs, on place les trois cartes d’Ailes, qui offrent une représentation du lieu et rappellent que l’aile 1 normande doit être en face de l’aile 1 saxonne, et ainsi de suite. Chacun place sur sa première ligne son chef de guerre (Harold Godwinson et Guillaume FitzRobert), en commençant par les Normands. Harold peut ou non être placé dans la même aile que son ennemi.  Puis les deux camps dressent leur pile d’objectifs, en commençant par la carte A (la comète de Halley, le 24 avril 1066) et en finissant par la carte G (la bataille d’Hastings (le 14 octobre 1066), les cartes intermédiaires étant différentes puisqu’ils n’ont naturellement pas le même parcours entre ces deux événements.

Les Saxons et les Normands mélangent leur deck de cartes et le placent à portée, puis en piochent quatre cartes dont ils peuvent prendre connaissance. S’ils n’apprécient pas ce qu’ils voient, ils peuvent à cette occasion et une fois seulement mélanger leur main au deck et repiocher quatre cartes. Puis Guillaume commence les hostilités…

 

1066 hastings

Une bataille déterminante pour l’histoire européenne

Un tour se compose de quatre phases.

Pendant la phase de préparation, on regarde si les joueurs ont encore des cartes en main. Ne plus en posséder provoque la défaite immédiate, et si aucun des deux camps n’en a plus, tous deux perdent la partie. Si les deux joueurs ont encore des cartes en main, ils doivent en défausser jusqu’à ne plus en avoir que 6. Ils piochent alors simultanément deux cartes, ce qui au premier tour élève la main de chaque joueur à six, si vous avez suivi. Une variante plus complexe, et plus intéressante après plusieurs parties, consiste à piocher trois cartes et à en défausser une, puis à laisser à chaque joueur alternativement le droit de piocher quatre cartes et d’en défausser deux, au risque d’épuiser leur deck trop vite. La phase s’achève en « préparant toutes les cartes » : comme dans Magic, si elles étaient inclinées/épuisées/engagées, on commence son tour en les préparant/remettant droit/désengageant.

Puis arrive la phase de déploiement, où le premier joueur accomplit une seule action parmi quatre au choix, puis laisse la main à son adversaire, et ainsi de suite jusqu’à ce que tous deux aient passé. Le premier à passer récupère le marqueur Premier joueur.

La première de ces quatre actions est le jeu d’une carte de la main en payant son coût en ressources. On génère des ressources en défaussant des cartes de sa main (une carte pour une ressource) ou en épuisant une carte prête sous son contrôle pour la quantité de ressources indiquée sur son icône blason, sachant que peu de cartes possèdent cette icône, et qu’elles ne proposent généralement ainsi le gain que d’une ressource. Mais de nombreuses cartes ne coûtent qu’une ou deux ressources, et certaines sont même gratuites, de sorte qu’il est toujours possible d’en poser au moins une à son tour.

Si la carte jouée est une unité ou un personnage, elle doit être placée sur une aile du côté du champ de bataille de son propriétaire (logique), plus précisément dans le plus petit numéro de ligne disponible sur cette aile. Ce que cela signifie, c’est qu’il doit toujours y avoir une première ligne dans chaque aile. S’il n’y en a pas, une nouvelle carte dans cette aile se retrouvera nécessairement en première ligne. Si la carte jouée est une tactique, elle reste dans la réserve du joueur, sous le champ de bataille. Un attachement (un équipement) est naturellement lié à un élément de jeu correspondant. « Connaissance du terrain » peut par exemple être attaché à une aile pour augmenter sa force. « Couronnement à Westminster » augmente le zèle de Harold.

 

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La deuxième action consiste à exécuter l’action d’une carte prête sous son contrôle en l’épuisant, ou à exécuter une capacité action d’une carte événement dans sa main, immédiatement défaussée. « Désertion des Fryd » est par exemple un événement normand détruisant pour une ressource une unité ennemie ayant un zèle nul. Guillaume FitzRobert rend disponible l’action de déplacer une unité ou un personnage normand d’une aile vers une autre aile.

La troisième action consiste à sacrifier une carte de son champ de bataille qui ne nous arrangerait plus avec tous ses attachements.

Si les deux joueurs ont atteint l’objectif « Bataille d’Hastings », on compare au cours d’une troisième phase la force des ailes l’une après l’autre. Pour chaque aile, l’armée possédant la plus grande force totale en cumulant les points de force de toutes ses cartes prêtes dans cette aile inflige à l’aile opposée autant de dégâts que la différence entre leurs deux forces. Dans le cas où leurs forces seraient égales (même nulles), chacune des deux ailes se voit infliger un dégât. Que les deux joueurs ou un seul aient atteint cet objectif, on réalise un combat de zèle selon le même principe, à la différence que deux totaux de zèle nuls n’aboutissent à l’infliction d’aucune blessure. Et si au cours du combat de zèle l’un des deux camps n’a pas atteint l’objectif « Bataille d’Hastings », il ne peut pas infliger de dégâts aux ailes ennemies, seulement tenter de ne pas s’en voir infliger trop.

À moins de s’être bien préparé avec un armée parfaitement zélée, il aura donc tout intérêt à rapidement accomplir ses objectifs pour éviter de se laisser blesser gravement à chaque tour. En effet, si une aile reçoit dix dégâts, elle est remportée par l’adversaire. Si deux ailes opposées reçoivent en même temps leur dixième dégât, le vainqueur est celui qui cumule le plus de force, ou dans le cas d’une égalité, le plus de zèle, et dans le cas d’une nouvelle égalité, celui qui est le premier joueur. Une aile remportée est retirée de la partie, plus aucune bataille n’y aura lieu, et si c’était la deuxième aile remportée, son chef gagnerait la partie !

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La quatrième phase est celle des objectifs, et elle ne concerne pas les joueurs ayant déjà atteint le dernier. En commençant par le premier joueur, les deux camps tentent l’un après l’autre de détruire l’objectif sur le dessus de leur pile objectif. « Bataille du Pont de Stamford » a par exemple une valeur de bataille en force de 2, et exige 6 dégâts pour être détruit. Le joueur saxon regarde s’il parvient à cumuler plus de 2 points en additionnant la force de toutes ses cartes prêtes, et si c’est le cas, inflige autant de dégât à l’objectif que la différence entre le total et 2. S’il ne le détruit pas, l’objectif conserve ses blessures, et pourra être détruit au tour suivant. S’il est détruit, on applique son effet, puis on dévoile l’objectif suivant.

Une fois la phase achevée, on commence le tour suivant.

La partie s’achève quand un joueur triomphe en remportant deux ailes ou en détruisant le chef de guerre adverse, ou quand un joueur perd faute de cartes dans sa main. Des conditions claires, logiques, pour un jeu qui ne l’est pas moins, où l’on voit dès le début de la première partie comment les forces s’organisent, où se situent les failles, avec la surprise du tirage des cartes certes, mais avec un regard englobant, auquel rien n’échappe sur le champ de bataille. L’affrontement est ainsi aussi lisible que nerveux, servi par des phases se succédant efficacement, les tentatives d’établir une stratégie à court et à moyen terme, et de contrecarrer celle que semble dessiner le placement des cartes adverses. Peut-on cependant retrouver cette même nervosité en jouant seul ?

 

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1066, combat solitaire

Pour les règles solitaires de 1066, Tristan Hall s’est associé à Paul Ibbs, une mise en commun de cerveaux dont on comprend la nécessité quand on voit les efforts fournis pour créer un mode à part entière, pleinement satisfaisant et assez subtil.

On commence naturellement en choisissant son camp et en plaçant normalement son chef de guerre. L’armée adverse dispose d’emblée d’un relatif avantage, puisqu’outre un chef de guerre placé en ligne 3 de l’aile 2, il a d’emblée droit à une unité en ligne 2 de l’aile 2 et en ligne 1 de l’aile 2. Il dispose ainsi d’une aile particulièrement forte et protégeant efficacement son chef.

En fonction de la difficulté choisie (facile, normale ou difficile), on utilise le marqueur premier joueur comme compte-tours sur le tableau des ressources. En effet, les ressources de l’ennemi sont égales aux ressources sur ses cartes en jeu plus le nombre de ressources indiqué dans le tableau. Au round 2, il perd ainsi une ressource (et devra jouer une carte gratuite), mais au sixième tour par exemple, il ne recevra ni bonus ni malus de ressources en facile, il se verra octroyer une ressource supplémentaire en moyen, et deux en difficile. Il faudra donc bien prendre garde à ne pas se laisser déborder trop vite, d’autant que ce mode représente une bonne difficulté, conformément aux habitudes de Nuts!

Au premier tour, l’ennemi ne pioche pas. À partir du deuxième tour, on révèle les cartes du dessus de son paquet jusqu’à ce qu’on trouve une carte qu’il ait les moyens de jouer. S’il s’agit d’un événement, on le résout (et s’il ne peut pas être appliqué, on le défausse et pioche une autre carte), d’une tactique, on la pose dans la réserve, d’un attachement, on l’équipe à une carte de l’aile du chef ennemi, d’une unité ou d’un personnage, on le place sur son champ de bataille en suivant un ordre de priorité déterminé (de la ligne 1 de l’aile 1 à la ligne 3 de l’aile 3). Son action est en tout cas appliquée immédiatement, à l’exception de quelques capacités (agile, famille/chef, érudit, réaction) incompatibles avec les règles du mode solo ou avec la fluidité désirée.

Le joueur prend alors la main et peut à son tour jouer une carte, puis c’est à l’ennemi de jouer à nouveau, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le joueur passe. L’ennemi attaque alors une fois avec chacune de ses cartes attaque à distance prêtes, il joue une carte supplémentaire et le marqueur sur le tableau des ressources descend d’un cran.

Notons que l’ennemi ne peut évidemment pas être à court de cartes, ce qui serait injuste compte tenu de sa méthode de pose, et que l’on retourne simplement sa défausse une fois sa pioche vide.

En dehors de ces quelques points, on applique les règles normales, avec des spécifications quant à la manière de procéder si le champ de bataille ennemi est plein, si l’adversaire possède des cartes attaquant à distance, si l’aile content le chef ennemi est prise, si une carte possède à la fois une capacité « normale » et une capacité solo… Ce sont des détails trop techniques pour que les donner ici ait le moindre intérêt, mais tous les cas de figure me semblent couverts, et en deux pages à peine les règles solo étaient capables de répondre à toutes mes interrogations, rapidement éteintes, malgré une clarté perfectionnable. C’est d’ailleurs probablement sur ce problème de la langue que le jeu pêche le plus, les cartes trahissant par exemple la traduction, mais il faut avouer qu’il n’était pas facile de livrer une bonne adaptation dans des espaces aussi denses.

Évidemment, jouer seul à 1066 est moins nerveux qu’à deux, en plus de ne pas être si facile. Hall et Ibbs ont alors eu la judicieuse idée de mettre au point un calcul de score que l’on gagne ou que l’on perde, 1 point pour chaque dégât infligé à une aile ennemie, 5 points en cas de victoire, 30 points en cas de mort du chef adverse. Entre 0 et 10 points, on n’est que valet, de 11 à 20 soldat, de 21 à 30 chevalier, de 31 à 40 (cela se corse) vassal, de 41 à 50 duc, de 50 à 60 roi, et à plus de 60 conquérant (avec mes félicitations). J’avoue regretter un peu que la difficulté choisie n’ait aucun impact sur le calcul du score, ce qui empêche les comparaisons dans l’absolu, mais c’est pinailler, d’autant qu’il y a déjà de quoi se réjouir d’une victoire !

 

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1066Magic historique ?

La comparaison entre 1066 et le jeu de cartes culte Magic pourrait étonner. Si elle est revendiquée même dans les règles, c’est que l’on retrouve des similarités aussi importantes que des cartes de plusieurs natures différentes (unité, personnage, chef de guerre, événement, tactique) possédant chacune un nom, un coût, des caractéristiques, des points de santé et une capacité particulière, les notions de préparation et de désengagement des cartes, le recours à un vocabulaire défini dans le manuel pour éviter les imprécisions (réaction, quand joué, permanent,coût -X, détruire, défausser, ennemi…). Comme vous vous en doutez, 1066 n’est heureusement pas aussi complexe, aussi varié, puisqu’il ne consiste qu’en deux decks sans idée de collection ou d’enrichissement via des boosters. Pour autant, la comparaison n’est pas nécessairement à son désavantage puisque le jeu édité par Nuts! ajoute plusieurs originalités à ces emprunts évidents, comme la spatialisation du champ de bataille, les objectifs à compléter, et surtout son thème.

Sur ce plan, la proposition de 1066 est simplement éblouissante : on a réellement l’impression de jouer et d’apprendre la bataille d’Hastings en observant la quantité impressionnante d’illustrations uniques s’appuyant autant que possible sur des données historiques, en lisant les quelques lignes qui sous chaque carte donnent quelques éléments de contexte, en recourant à des capacités cohérentes avec le nom des cartes, les particularités des unités et personnages, le déroulement des événements, la culture et l’art de la guerre d’alors, et en passant d’une carte objectif à une autre, dans un ordre chronologique qui nous enseigne les principales étapes de cet affrontement déterminant. L’Histoire n’est pas un gadget, un habillage un peu prétentieux à un bête pastiche de Magic, elle nourrit entièrement les mécaniques et le ton de 1066. Ce n’est pas pour rien que le livret de règles ne comporte pas de description des faits dépeints, ce qui est pourtant attendu dans un jeu historique : 1066, dans la fureur et le sang n’a pas besoin de nous enseigner hors-jeu ce qu’il nous fait vivre directement, quitte à nous laisser pervertir le cours des choses !

 

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