Concept – le plus universel des jeux conceptuels
Parce que de plus en plus de jeux de société adhèrent aux thématiques geek, voire s’inspirent de mécaniques de jeux vidéo (après en avoir favorisé l’émergence), et parce que plusieurs d’entre vous les pratiquez assurément avec autant de passion que nous, il semblait essentiel de vous en présenter enfin quelques-uns ! Après Sherlock Holmes, Détective conseil, Mechs vs. Minions, Zombicide, Mr. Jack, Small World, Unlock ! et Unlock! : Mystery Adventures, Loony Quest, T.I.M.E. Stories, Château Aventure, Zombie Tsunami, Smash Up et Star Realms, Vikings Gone Wild, Les Montagnes hallucinées, Adrénaline, un Coffre des joueurs (comportant Clank!, Wendake, et Light Hunters), Imaginarium, puis Tokaido, Professeur Evil et la Citadelle du Temps, Caverna – caverne contre caverne, Pocket Ops, Not alone, Minuit, Meurtre en Mer et Taverna, nous allons nous intéresser à Concept.
Que vous soyez versé ou non dans le merveilleux monde des jeux de société, que vous en soyez conscient ou pas, vous connaissez Repos Production. On doit en effet à l’éditeur belge certains des classiques les plus importants de l’histoire récente du jeu de société, y compris Seven Wonders et sa version Duel, souvent considérée comme le meilleur jeu pour deux, toutes catégories confondues, et surtout l’universel Time’s Up. Il édite également un autre de mes jeux préférés, City of Horror, s’est occupé du Donjon de Naheulbeuk, et vous avez peut-être vu passer Mascarade ou Ghost Stories. Or dans cette liste forçant l’admiration, une absence est encore criante, celle de Concept.
Conçu par Alain Rivollet et Gaëtan Beaujannot, illustré par Éric Azagury et Cédric Chevalier, ce jeu de 2013 a déjà largement dépassé le cercle des passionnés pour s’imposer dans tous les bars à jeux et dans de très nombreux foyers de tous âges. Faisant figure d’incontournable, Concept est un jeu disponible pour 27 euros, pour quatre à douze joueurs, à partir de huit ans et pour des parties.. d’une durée en fait bien plus indéterminée que les quarante minutes précisées sur la boîte, comme on va le voir.
Décortiquer le concept
Le concept de Concept, c’est de faire deviner des noms propres, des noms communs, et des expressions. Un joueur pioche l’une des 110 cartes Concept, choisit l’un des neuf mots y figurant (respectivement de niveau facile, difficile et challenge), puis doit recourir aux 68 icônes figurant sur le plateau disposé devant lui pour le faire deviner aux autres joueurs, sans dire un mot, sinon pur approuver une piste correcte.
Il doit commencer par poser un grand point d’interrogation vert sur l’icône correspondant à la nature de l’objet (animal, aliment, être humain, film…), puis poser des cubes verts sur les icônes les plus importantes, et caractérisant directement l’objet à faire deviner (sa couleur, sa taille, son sexe, son âge…). S’il a dix cubes verts à sa disposition, il peut très bien en utiliser moins, inutile d’embrouiller les autres joueurs en cumulant trop d’informations, il est nécessaire que les concepts premiers restent basiques.
Le joueur possède encore quatre points d’exclamation et huit cubes de quatre couleurs (noir, bleu, rouge, jaune) pour faire deviner des sous-concepts et les caractéristiques afférentes. Si le point d’interrogation indiquait un homme, et les cubes verts un personnage fictif d’une certaine épaisseur, les cubes noirs pourraient indiquer un livre et le phylactère, les cubes bleus drapeau -bleu – blanc – rouge, les cubes rouges vêtement – bleu – blanc, et si les joueurs ne trouvent toujours pas, les cubes jaunes pourraient être posés sur animal – petit – blanc, ou sur guerre – homme – homme – homme – drapeau – rouge – blanc – vert, ou sur homme – petit – intelligent, ou sur drapeau – bleu – blanc – rouge – avant, etc. Vous trouverez plusieurs exemples ici pour faire fonctionner vos méninges et vous entraîner en douceur au concept de Concept.
Si le joueur n’a pas le droit d’interagir avec les autres participants autrement qu’en posant des cubes, il entend naturellement leurs réponses et leurs hésitations, et rien ne l’empêche de retirer un cube pour le reposer aussitôt, et ainsi marteler l’importance d’un indice, ou de retirer tout à fait des cubes d’une couleur qui les aurait trop perdus, d’affiner sa matérialisation du concept, voire de la reprendre complètement.
Une fois qu’il a pris connaissance du concept, il doit ainsi s’en emparer intellectuellement pour le décortiquer en nombreuses caractéristiques, puis les ranger par ordre de priorité, une gymnastique mentale qui, pour celui qui fait deviner comme pour ceux qui devinent, est au fondement du plaisir procuré par Concept.
La victoire, tout un concept
Pour jouer « normalement » à Concept, deux joueurs doivent lire la carte, se mettre d’accord sur le mot, et tenter de le faire deviner à tous les autres joueurs. Le joueur qui devine le mot gagne deux points, l’équipe qui est parvenue à le faire deviner en remporte un. Il n’y a pas de bonus ou de pénalité si l’équipe choisit un mot plus difficile ou emploie peu ou trop de cubes, ou si le mot est deviné vite, et les règles nous disent que les joueurs peuvent se concerter, ce qui est naturellement curieux s’ils sont en compétition, et ont de toute manière droit à autant de réponses qu’ils le souhaitent, sans perdre de « tour ». Au bout de douze cartes jouées, le joueur avec le plus de points gagne la partie. Douze, quel que soit le nombre de joueurs. Sachant que la règle ne stipule pas comment on forme une nouvelle équipe, si un joueur peut faire deviner deux fois successivement avec un coéquipier différent. Sachant qu’il n’y a pas de sablier pour déterminer un échec à faire deviner un mot.
Vous vous dites sans doute que ce n’est pas très convaincant, et même pas très rigoureux, et non seulement je suis d’accord, mais les concepteurs aussi admettent avoir abandonné le système de points et recommandent de jouer sans !
Et on touche au point le plus polémique concernant Concept. Moi-même, lors de mes toutes premières parties, je peinais à trouver du plaisir au jeu à cause de cette compétition dérégulée, et de ce scoring sans saveur, et plusieurs joueurs ont simplement abandonné un jeu incapable d’apporter à leurs victoires le sentiment de satisfaction attendu. Après tout, les jeux d’ambiance similaires, comme le Time’s Up, le Dixit, et plus récemment encore A Fake Artist goes to New York ont des conditions de victoire très efficientes. Même Pictionary, pourtant publié pour la première fois en 1985, fonctionnait relativement bien comme party-game compétitif. Aussi est-il évident que l’on peut imaginer aisément, en s’inspirant de ces autres modèles, des règles qui permettraient d’ajouter à Concept le piquant d’un système de points, et il est dommage de renoncer tout à fait à un principe de base aussi amusant sous prétexte que le tout-venant des joueurs n’a pas l’habitude de réinventer les règles des jeux qu’on lui soumet.
D’ailleurs, Alain Rivollet et Gaëtan Beaujannot auraient pu rectifier le tir en proposant de véritables règles pour les rééditions du jeu, ou sur le site de Repos Production. Qu’ils aient au contraire préféré admettre publiquement que leur proposition ne fonctionnait pas prouve bien qu’il se passe avec Concept quelque chose qui ne peut pas se résumer à un échec.
Un jeu qui préfère être un concept qu’un jeu ?
Concept tel qu’il nous est soumis par ses concepteurs et éditeurs n’est pas un jeu sous pression, un jeu compétitif, un jeu de points, juste un jeu à plaisir, un party-game contribuant à la bonne humeur générale, un jeu parfait pour faire réfléchir gentiment, pour n’être qu’agréable – et très agréable. Cela demande de renoncer à l’idée que l’on se fait traditionnellement d’un jeu (où il doit y avoir des vainqueurs et des vaincus), et c’est aussi pourquoi il doit s’appuyer sur une bonne ambiance préexistante, qu’il contribuera à développer, entre joueurs prêts à s’amuser plutôt qu’à se battre.
Cette absence surprenante de limites et finalement de véritables règles autorise ainsi les libertés qui font tout le sel de Concept. Combien de fois, dans Time’s Up, étiez-vous frustrés de tomber sur les noms de demi-célébrités dont vous saviez à peine de qui il s’agissait ? Au moins, une mauvaise carte est vite passée, tandis que si aucune des trois propositions ne vous inspire à Concept, le temps risque de paraître long à tout le monde. Mais si vous ne jouez que pour le plaisir, rien ne vous empêche de repiocher une carte, et surtout de faire deviner le mot de votre choix. Le paquet de cartes ne vous servira plus alors que de béquille quand l’imagination vous fera défaut, et le jeu n’en paraîtra que plus inépuisable.
De même, en ignorant les règles, vous pourrez jouer à moins de quatre, et si Concept me paraît plus amusant à quatre-cinq joueurs, il peut aussi l’être tout à fait à deux par exemple. Il faut dire qu’en l’absence de points, rien ne vous oblige à faire deviner et deviner douze cartes, et vous sortirez ainsi d’autant plus souvent un jeu aussi rapide à mettre en place que vous pourrez vous autoriser des petites sessions à deux ou trois cartes. Alors qu’après douze cartes, on peut être bien content de passer à autre chose, après deux ou trois on peut au contraire vouloir faire mieux, prolonger le plaisir, ce qui est bon signe.
Enfin, cette liberté d’appropriation est présente dans la possibilité d’interpréter les concepts à votre guise. Il m’a toujours semblé curieux que des joueurs auxquels j’essayais de faire deviner un mot aillent voir dans la notice à quel mot se rapportait telle ou telle icône, comme si leur sens était figé. Cela peut parfois être une aide si vraiment on n’a aucune idée de ce que les symboles les plus abstraits peuvent signifier, mais cette aide ne peut pas figer un jeu dont le principe même est de s’appuyer sur des concepts. Un tourbillon peut être une tornade, une spirale, une coquille d’escargot, désigner la folie, ou l’ivresse, le siphon d’un lavabo, etc. Et je ne parle même pas d’une flèche jaune pointant vers la gauche…
Cette liberté d’interprétation permet naturellement l’appropriation subjective du jeu et de ses concepts. Il y a fort à parier qu’apprenant le mot qu’un autre joueur voulait faire deviner, vous lui fassiez remarquer qu’il aurait pu faire ça, qu’avec telle combinaison cela aurait été beaucoup plus clair pour tout le monde… Concept rappelle ainsi agréablement qu’un mot peut être connoté différemment selon la personne qui se l’approprie, et que ce qui est évident pour l’un ne l’est pas pour l’autre. Comme il rappelle ambitieusement et de façon rafraîchissante qu’un jeu de communication non-verbale peut passer par d’autres voies que le mime ou le dessin.
Un jeu conceptuellement parfait ?
Concept n’est même pas, comme Tokaido, l’un de ces jeux où l’agrément du moment fait oublier la compétition, ce n’est pas un jeu compétitif – du moins pas entre les joueurs, mais peut-être avec son propre esprit, sa propre logique. Le renoncement aux règles, la simplicité du principe, la possibilité d’adapter les mots, l’absence de pré-requis techniques (le dessin…), la rapidité de la mise en place et de l’explication des « règles » le rendent facilement accessible à des joueurs d’âges très divers, et pour des sessions de jeu d’une durée parfaitement libre. Concept est ainsi l’exemple-même d’un jeu fédérateur, et par là consensuel, alors qu’il s’exposait initialement au risque d’être trop abstrait ou de ne pas l’être assez pour plaire à tous les joueurs. Dans son principe et dans son audience, il parvient à une forme d’universalité qui en fait indubitablement un ténor du party game.