Professeur Evil et la Citadelle du Temps – Scooby-Doo rencontre le Fantôme des MacGregor
Parce que de plus en plus de jeux de société adhèrent aux thématiques geek, voire s’inspirent de mécaniques de jeux vidéo (après en avoir favorisé l’émergence), et parce que plusieurs d’entre vous les pratiquez assurément avec autant de passion que nous, il semblait essentiel de vous en présenter enfin quelques-uns ! Après Sherlock Holmes, Détective conseil, Mechs vs. Minions, Zombicide, Mr. Jack, Small World, Unlock ! et Unlock! : Mystery Adventures, Loony Quest, T.I.M.E. Stories, Château Aventure, Zombie Tsunami, Smash Up et Star Realms, Vikings Gone Wild, Les Montagnes hallucinées, Adrénaline, un Coffre des joueurs (comportant Clank!, Wendake, et Light Hunters), Imaginarium, puis Tokaido, nous allons nous intéresser à Professeur Evil et la Citadelle du Temps.
C’est en regardant la vidéo que je poste plus bas que j’avais découvert l’existence du jeu Professeur Evil et la Citadelle du Temps puis, en faisant quelques recherches, de l’éditeur Funforge. Alors que la version présentée n’était qu’un prototype, au design encore très sobre et au scénario légèrement différent de la version finale, j’avais été assez intrigué pour me convaincre de me procurer aussi tôt que possible ce jeu prometteur. Une résolution naturellement intensifiée par mon coup de cœur pour Tokaido, autre jeu édité par Funforge.
Professeur Evil et la Citadelle du Temps est un jeu de société coopératif, développé par Matthew Dunstan et Brett J. Gilbert (les deux compères déjà auteurs d’Elysium et Pyramides), illustré par Biboun (Dice Forge) et bénéficiant du design graphique de Funforge Studio. Il s’agira pour 2 à 4 aventuriers de récupérer les trésors de l’histoire de l’humanité, dérobés par le Professeur Evil et dissimulés dans les pièces de son manoir piégé, en trente minutes à une heure. Si le test du jeu attise votre curiosité, sachez qu’il est disponible pour seulement 31 euros 90 sur Philibert (contre 43 euros sur Amazon).
Il sera enfin question en fin d’article de l’extension de Professeur Evil : Architectes de la Magie, vendu à 17 euros 90, et jouable dans les mêmes configurations que le jeu de base.
Un jeu simple et soigné
Comme Matthew Dunstan le promettait dans cette vidéo, et comme on pouvait s’y attendre de la part de Funforge, le matériel est de qualité, l’illustration excellente, le boîtier bien pensé. Cela n’a l’air de rien, mais un compartimentage impeccable où chaque élément a sa place, un plateau clair en plus d’être très joli, de grandes cartes plastifiées ou cartonnées avec des designs uniques, sont autant de détails qui stimuleront votre désir de le ressortir régulièrement, là où vous réserverez le jeu plus sec, plus désordonné, aux moments (qui n’arriveront peut-être jamais) où vous et vos compagnons vous sentirez motivés, voire audacieux. La seule amélioration possible aurait été le remplacement des pions de personnages cartonnés par des figurines plastifiées à la Imaginarium, c’est bien peu, et c’est évidemment le genre d’améliorations qui distingue le joli jeu abordable de l’objet de luxe avoisinant les cinquante euros.
Le grand soin apporté à la qualité matérielle de la Citadelle du Temps est au service d’un scénario juste assez simple pour être immédiatement accessible, juste assez existant pour créer une forme d’immersion. Une espèce d’ « histoire Scooby-Doo » en somme, où le plaisir enfantin de l’aventure prime sur la progression dans une intrigue aux rebondissements nombreux et surprenants. Le Professeur Evil a dérobé certains des plus grands trésors de l’Histoire (la Pierre de Rosette, les joyaux de la Couronne, les manuscrits de la Mer Morte, la Joconde…) et les a cachés dans son manoir. Les joueurs incarnent autant d’agents, chacun spécialisé dans un domaine, chargés de récupérer quatre trésors avant que le Professeur n’en enferme quatre dans son coffre, où ils seront à jamais inaccessibles…
Présentation du prototype du jeu par Matthew Dunstan
Le scénario a donc nettement évolué depuis le prototype montré par Matthew Dunstan, où il fallait empêcher le Professeur Evil de dérober les œuvres dans un Musée. Alors qu’il pouvait paraître logique que le Professeur Evil s’enfuie si on mettait assez de trésors à l’abri, la victoire est plus brutale dans le scénario actuel, où la partie s’arrête dès que vous avez atteint un quatrième artefact. On se demande, en termes de logique narrative, pourquoi vous laissez les autres aux mains du Professeur Evil, et on peut imaginer d’ajouter simplement la très légère contrainte de sortir du Manoir une fois que vous avez vos quatre trésors, une formalité qui augmente l’impression d’avoir achevé quelque chose.
La modification du scénario se justifie cependant entièrement par le fait que le nouveau se déroule dans le Manoir du Professeur Evil. Non seulement, il est plus logique qu’on y trouve des œuvres dérobées plutôt que d’imaginer un Musée unique réunissant autant de chefs-d’oeuvre si divers, mais il est également plus logique que le Professeur Evil circule librement chez lui, activant les pièges, fermant les portes, utilisant des passages secrets connus de lui seul. Globalement, Professeur Evil et la Citadelle du Temps a ainsi gagné en cohérence – et en tension, puisque vous n’êtes plus les protecteurs des lieux mais les hôtes indésirables se cachant du redoutable super-vilain qui y rôde.
Le règne de l’aléa ?
Et de la tension, il y en a dans Professeur Evil et la Citadelle du Temps, en particulier grâce à la part d’aléatoire de son système. Dès l’installation du plateau, vous devez associer au hasard un trésor à chaque pièce. Or ces pièces peuvent se trouver plus ou moins près des fenêtres par lesquelles vous entrez dans le Manoir, et ces trésors peuvent être plus ou moins difficiles à obtenir, chacun ne vous accordant qu’un certain temps après lequel le Professeur Evil le récupère, et chacun exigeant que vous désactiviez les pièges d’un certain type (toutes les scies, tous les lasers…).
Or ces pièges sont également distribués de façon aléatoire sur le plateau, où six sont placés activés et six désactivés. De sorte que lors de ma première partie, j’ai pu récupérer les quatre trésors sans que le Professeur Evil n’en protège un seul, parce que la plupart des trésors exigeaient la désactivation des trois scies, une seule scie étant activée d’emblée et toutes se trouvant dans des pièces à peu près adjacentes. Le jeu est pourtant difficile, et je pense qu’il est normal de perdre ses premières parties jusqu’à ce qu’on affine sa maîtrise des mécaniques et des personnages, mais une distribution différente peut largement faire varier cette difficulté.
La dernière grande source de hasard vient des déplacements du Professeur Evil, l’une des grandes forces du jeu étant justement qu’il représente une menace sans être contrôlé par aucun joueur. À à la fin du tour de chaque joueur, on lance trois dés, l’un indiquant un mouvement (d’une, deux ou trois pièces, ou instantané), l’autre une couleur, et le dernier une durée. Or chaque pièce a trois portes, et chaque porte deux perrons de couleur différente (l’un à l’entrée, l’autre à la sortie de la pièce). Si vous obtenez 2 chevrons – rouge, le Professeur se déplacera deux fois dans les pièces dont le perron rouge est de son côté. Si vous obtenez déplacement instantané – rouge, il se déplacera immédiatement dans la pièce où se trouve le trésor associé à la couleur rouge. Le dé noir enfin indique si cinq ou dix minutes passent pendant son tour, une durée matérialisée sur l’horloge centrale. Or si le marqueur de Temps y atteint le jeton de la couleur d’un trésor, le trésor est perdu…
À ce stade, vous vous dites probablement deux choses, le jeu est entièrement aléatoire, et il paraît pourtant très finement conçu. Deux affirmations apparemment contradictoires. Et en effet, il faut considérablement nuancer la première : si le hasard est si important, c’est parce que vous pénétrez dans un Manoir qui ne vous appartient pas, et où tout est naturellement conçu pour vous empêcher de récupérer les trésors volés. Vous pouvez avoir de la chance, mais vous devez toujours redouter les mouvements imprévisibles du Professeur Evil, qui réactive tous les pièges et referme toutes les portes sur son passage, vous chassant également du Manoir si vous croisez son chemin.
Par ailleurs, cette part d’aléa ne concerne pas tout le gameplay, et si elle est importante, c’est afin d’exiger une véritable élaboration stratégique de la part des joueurs. Rarement la nécessité de collaborer aura été aussi naturelle dans un jeu de société. En effet, les règles ne vous imposent pas de temps de concertation, et c’est par vous-même que vous discuterez constamment avec vos alliés de la meilleure marche à suivre, conformément aux forces de chacun. Après tout, vous n’avez que trois actions (sur quatre différentes : ouvrir une porte, désactiver un piège, vous déplacer, prendre un trésor) avant que ce ne soit au tour du Professeur Evil, et c’est bien peu…
Chacun des cinq personnages jouables possède ainsi son propre deck de six cartes, dont il pioche deux cartes au début de son tour. Il les lit à voix haute, les révèle, et voit avec ses compagnons laquelle utiliser. Par ailleurs, toutes les demi-heures, une carte personnage pourra être retournée pour disposer d’un pouvoir permanent et d’une capacité unique (dont l’utilisation la remettra sur la face normale), et si vous voulez remporter la victoire, il faudra bien réfléchir, l’égoïsme vous menant vers une défaite certaine.
Professeur Evil et la Citedelle du Temps n’est ainsi pas tant un jeu de hasard qu’un jeu de stratégie à court-terme, où les joueurs devront sans cesse s’adapter ou essayer des choses. De même, il n’y a pas que le hasard qui introduise de la variété dans les parties, le seul fait de jouer à deux, trois ou quatre les rend fondamentalement différentes : puisque le professeur se déplace à la fin du tour de chaque joueur, il y a fort à parier que le plateau aura complètement changé le temps que ce soit à nouveau à vous si vous jouez avec trois compagnons, alors qu’à deux l’impression de contrôle du plateau est plus grande.
Surtout, les parties seront altérées par le choix du personnage initial. C’est aussi pour cela qu’il y a cinq personnages, alors que le jeu ne se pratique pas à plus de quatre : on vous incite à essayer des decks et des combinaisons différentes. Est-il intéressant de combiner la Maîtresse du Hasard, la Reine du Temps et le Maître des Mouvements, ou vaut-il mieux être plus direct avec une alliance entre le Génie de l’Électronique et le Seigneur des Rouages ? Et naturellement, l’efficacité d’une même combinaison peut varier en fonction de la position des pièges et des trésors…
Un jeu accessible, exigeant et complet
Malgré sa part de hasard, Professeur Evil et la Citadelle du Temps exige une observation (des pièges, des trésors, du Professeur, de l’horloge), une coopération (des joueurs et des personnages) et une élaboration stratégique constantes, la négligence, l’égoïsme ou les faux-pas étant autant de voies assurant votre défaite. Alors que, comme beaucoup de joueurs, je préfère habituellement les jeux ne laissant (presque) rien au hasard, force est de constater que Professeur Evil en fait l’une de ses grandes forces. Il faut admettre que, quand Funforge prétend éditer peu de jeux pour accorder à chacun une attention optimale, ce n’est pas qu’un argument commercial : Professeur Evil est en fait un jeu paradoxalement technique et très accessible, aux mécaniques fines, assez passionnant dans sa tension permanente et la variété des parties, auquel ses propositions de design, ses couleurs chaudes, confèrent un agrément très accrocheur.
Professeur Evil : Architectes de la Magie, une extension indispensable ?
Bien qu’Architectes de la Magie soit dû aux mêmes auteurs que Professeur Evil, Matthew Dunstan et Brett J. Gilbert, il est désormais illustré par Paul Mafayon (Bunny Kingdom) au lieu de Biboun pour un résultat qui ne jure pas du tout avec le travail fourni sur la boîte de base, et qui est à vrai dire tout aussi joli.
Cette première extension se présente dans une petite boîte, au design presque aussi épuré et réussi que celle de la boîte de base, ce qui pourrait faire craindre une extension minimaliste. Comme on va le voir, avec peu de matériel, la volonté d’enrichissement mécanique est cependant évidente, même si Architectes de la Magie contient comme on devait s’y attendre six nouvelles tuiles Trésor (tous liés au professeur, ce qui est déjà une originalité) et deux nouveaux personnages, Lloyd Right, l’architecte de l’impossible, et Morgane Cardini, l’agent de l’illusion.
Or comme je l’ai dit plus tôt, les pouvoirs des personnages étaient mon élément préféré dans Professeur Evil, puisqu’ils permettent une manière de jouer très personnelle, transformant d’autant plus profondément le plateau qu’ils peuvent être combinés avec les pouvoirs des autres joueurs pour des effets impressionnants. Ces deux nouveaux personnages ne dérogent pas à la règle : Lloyd Right peut sortir par une fenêtre et rentrer par une autre fenêtre pour une seule action, et quand il est dans le laboratoire, on peut l’épuiser pour désactiver tous les pièges d’un type de son choix. Avant de réaliser ses actions, Morgane Cardini permet de déplacer deux portes verrouillées dans le manoir, et on peut l’épuiser pour déverrouiller toutes les portes de la pièce où se trouve le professeur et désactiver le piège qui s’y trouve. On a ainsi l’impression de hanter le « vilain » !
Et leurs cartes sont à l’avenant : Morgane profite de ses capacités pour échanger les positions des trésors, des marqueurs, des joueurs, plus d’autres amusantes capacités comme la possibilité d’effectuer deux actions supplémentaires si le professeur verrouille une porte à ce tour. Lloyd peut quant à lui déplacer un joueur que le professeur devrait découvrir et lui faire désactiver un piège, déverrouiller trois portes s’il est dans la salle des trophées ou le cellier, déplacer deux joueurs s’il est dans l’atelier ou la chambre forte, déplacer un marqueur de 15 minutes s’il est dans la serre ou l’étude… C’est évidemment moins spectaculaire, mais correspond bien à l’impression qu’il communique avec les lieux, et donne une seconde importance à ses déplacements.
Les nouvelles tuiles trésor, donc les six accessoires du professeur, sont mélangées aux autres. Elles ne valent qu’un demi-trésor, ce qui signifie qu’il faut en gagner ou en perdre deux pour qu’elles valent un trésor complet. Dès que l’un de ses trésors est récupéré, les joueurs peuvent choisir d’appliquer son pouvoir bonus immédiatement ou de perdre l’occasion à jamais : il peut s’agir de déplacer un marqueur de trésor de 30 minutes, de désactiver un piège, de déverrouiller deux portes, de ne pas lancer les dés pour le professeur ce tour… Cependant, si le marqueur de temps atteint ou dépasse l’un de ces trésors particuliers, on l’avance d’un cran par symbole horloge sur l’accessoire (un symbole sur trois accessoires, deux sur les trois autres).
Enfin, Architectes de la Magie propose de jouer avec la variante « Portails temporels », pour laquelle on place les douze jetons Portail au centre de l’horloge. Une fois qu’on a résolu un dé du professeur indiquant 1, 2 ou 3 chevrons ou le passage secret, on ajoute un portail temporel dans la pièce dans laquelle il finit son déplacement s’il n’y en avait pas, et s’il y en avait déjà un, on le retire, et on relance le dé des couleurs et le dé du professeur. Ce qui peut vite s’avérer affreux si ce nouveau lancer provoque un nouveau déplacement dans une salle où se trouve un autre portail ! Heureusement, les joueurs ont la possibilité de fermes un portail de la salle dans laquelle ils se trouvent pour une action, qui s’ajoute donc aux quatre autres actions possibles. L’idée est tout à fait amusante, mais je ne suis pas sûr d’être convaincu thématiquement : si les aventuriers peuvent désactiver les portails, pourquoi ne pourraient-ils pas les utiliser ? C’est du pinaillage, et pourtant, dans un jeu attachant autant d’importance à la cohérence entre son thème et ses mécaniques, je ne peux empêcher l’impression qu’il manque un petit quelque chose.
Professeur Evil avait un défaut, le faible nombre de héros proposés. Évidemment l’expérience proposée était déjà bien assez complète, et entre la variété des combos et le hasard, la rejouabilité était impeccable. Simplement, quand on propose des pouvoirs, on a tendance à en vouloir toujours plus, et cinq héros pouvaient injustement manquer de variété. Ce seul point suffit à rendre Architectes de la Magie indispensable, le soin thématique apporté aux deux nouveaux aventuriers laisse un choix enfin très large d’avatar et de pouvoirs. Par ailleurs, l’extension a le bon goût de se vouloir complète en remplissant à la perfection le cahier des charges, avec son addition mécanique et sa variante, deux additions propres à ajouter de la tension à des parties encore un peu plus tactiques.
Notons qu’Architectes de la Magie est présenté comme une « première extension ». L’arrivée d’une deuxième extension dépend évidemment du succès de la première, enfin on rêverait d’un perfectionnement toujours plus poussé du jeu, pourquoi pas avec un étage ou des pièces secrètes, des ennemis dans le manoir qu’il faudrait enfermer ou des alliés à sauver, évidemment quelques nouveaux personnages, voire de nouvelles cartes pour les personnages existant déjà. Et on pourrait même rêver grand, un nouveau plateau, l’introduction d’une mécanique de deckbuilding même minimaliste… Bref il y a tant à faire que cela donne déjà bien envie de profiter au maximum de Professeur Evil et de son extension !