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Tokaido – promenade zen (mais compétitive) entre Kyoto et Tokyo

Tokaido – promenade zen (mais compétitive) entre Kyoto et Tokyo

 

Parce que de plus en plus de jeux de société adhèrent aux thématiques geek, voire s’inspirent de mécaniques de jeux vidéo (après en avoir favorisé l’émergence), et parce que plusieurs d’entre vous les pratiquez assurément avec autant de passion que nous, il semblait essentiel de vous en présenter enfin quelques-uns ! Après Sherlock Holmes, Détective conseil, Mechs vs. Minions, Zombicide, Mr. Jack, Small WorldUnlock ! et Unlock! : Mystery AdventuresLoony QuestT.I.M.E. StoriesChâteau AventureZombie TsunamiSmash Up et Star RealmsVikings Gone WildLes Montagnes hallucinées, Adrénaline, puis WendakeClank!, et Light Hunters (dans le Coffre des joueurs), nous allons nous intéresser à Tokaido.

Tokaido, c’est le grand succès de l’éditeur Funforge (Professeur Evil et la Citadelle du TempsEvolution…). Développé par Antoine Bauza (Seven Wonders et Seven Wonders Duel !) en 2012 et épuisé, il connaît depuis mars 2018 une nouvelle édition redesignée par l’illustrateur Naïade (SeasonsLords of XiditConan, le scénario « Fort des ogres » de Château Aventure). À cette occasion, Funforge propose même un championnat national, qui a lieu ces jours-ci.

Un succès qui ne m’étonne guère : d’une part, la popularité des ambiances « japonaises » (et en fait de tout ce qui a trait au Japon) continue d’aller croissant, d’autre part Tokaido possède une démarche simple mais singulière, plus contemplative que compétitive, et on s’y oppose avec une sérénité inattendue.

Tokaido est jouable de deux à cinq joueurs, à partir de 8 ans, et pour des parties de 30 à 45 minutes. Il peut être acquis pour 32 euros 90, ses extensions Matsuri et Crossroads étant vendues à moins d’une vingtaine d’euros, mais puisque je n’ai pas eu l’occasion de les tester encore, je ne présenterai ici que le jeu de base physique particulièrement charmeur de Funforge.

 

Tokaido app

Compétition zen

Tokaido propose aux joueurs d’arpenter le Tokaido (logique), la route de 500 kilomètres reliant depuis le XIème siècle Kyoto à Edo (Tokyo), et ponctuée de nombreux relais pour le repos des voyageurs, mais aussi de panoramas magnifiques.

Les joueurs partent ainsi d’un relais à l’extrémité du chemin, et doivent atteindre le relais situé à l’autre extrémité. Il ne s’agit pourtant pas d’une course, bien au contraire : tous les joueurs doivent avoir atteint l’étape finale avant de conclure la partie, et leur vitesse à y arriver n’est pas prise en compte dans un calcul des scores qui valorise ceux qui ont le mieux profité du voyage.

Le Tokaido est constitué de cinq relais (trois relais intermédiaires, le relais de départ, le relais d’arrivée), séparés par de nombreuses étapes offrant aux voyageurs différents types de réconfort. Les cases panorama, de trois sortes (rizière, montagnes, mer), permettent de piocher une carte Panorama correspondante, avec l’objectif à terme de compléter ses trois Panoramas (respectivement composés de trois, quatre et cinq cartes), chaque nouvelle carte offrant davantage de points de voyage que la précédente. Les sources chaudes permettent aléatoirement de gagner deux ou trois points de voyage, selon qu’on y trouve ou non des macaques. Les rencontres mettent sur notre route des âmes bienveillantes nous octroyant divers avantages (pièces, points, souvenirs, panoramas, offrandes). Les échoppes nous vendent des souvenirs appartenant à quatre familles, et qu’il s’agit de collectionner en privilégiant la variété sur la complétion des familles. Les fermes rapportent trois pièces. On peut enfin faire une offrande dans les temples, chaque offrande octroyant un point de voyage, et les joueurs gagnant des points supplémentaires en fin de partie selon leur générosité par rapport aux autres voyageurs.

 

 

Si toutes ces étapes sont facultatives, l’arrêt aux relais est obligatoire afin que les joueurs trouvent tous un repos bienvenu. Il est également possible d’acheter de la nourriture au relais, tout aliment rapportant la somme considérable de six points de voyage (qu’est-ce que cela fait du bien, de la bonne nourriture chaude après un long chemin !), sachant qu’on ne peut consommer deux fois le même aliment dans une partie, que tous n’ont pas le même prix, et que le choix se réduit si d’autres joueurs sont déjà passés au relais, au risque qu’ils ne nous laissent que des aliments chers ou que l’on aurait déjà mangés, ce qui nous priverait des six points.

De façon assez originale, les joueurs ne jouent pas à tour de rôle, et n’avancent pas sur le plateau avec des dés. Le premier tour seul se joue dans un ordre défini par les joueurs, après quoi ce sera toujours au dernier joueur d’avancer son pion. Il peut alors très bien jouer plusieurs fois d’affilée, jusqu’à dépasser un autre joueur. Les voyageurs avancent au rythme de leur choix. Ils peuvent ainsi courir au prochain relais, en ignorant les richesses du chemin, ou en essayant de réaliser le plus d’étapes possible (ce qui est évidemment recommandé). Mais la présence des joueurs sur les étapes empêche d’y accéder, de sorte qu’il faut être assez fin pour se rendre assez vite aux étapes nous intéressant le plus, sans laisser trop de temps aux autres joueurs de cumuler des pièces et points pendant qu’on les attendrait bien devant.

Chaque joueur incarne un voyageur différent, commençant avec plus ou moins d’argent et possédant des facilités : le messager n’est pas bien riche, mais fait des rencontres plus facilement ; le marchand peut obtenir des souvenirs à vil prix ; le vieillard gagne davantage de points aux sources chaudes et en obtenant des accomplissements (donc en se montrant meilleur que les jeunes) ; l’orpheline se voit offrir un repas au relais ; etc. Il est évidemment possible (et les règles le rappellent) de faire une première partie sans pouvoirs, et avec un même total de sept pièces pour tous les joueurs, mais il me semble que cette variante « initiatique » est moins immersive, compte tenu de l’effort qui a été réalisé pour conférer à chaque avatar une forme de personnalité, et que la simplification ainsi permise n’est pas nécessaire, Tokaido étant extrêmement facile et agréable à prendre en main.

D’autres variantes (cumulables) proposent au contraire un peu plus de technicité, en réduisant le nombre de plats proposés en relais et en accordant des bonus ou malus de pièces selon que l’on joue en premier, en deuxième, en troisième ou en quatrième. L’objectif n’est pas tant d’équilibrer l’avantage qu’il y a à commencer que d’offrir une légère variété, un subtil parfum de challenge.

Notons enfin qu’il existe un mode de jeu pour deux voyageurs, différant apparemment très légèrement des règles de base, et étant en fait bien plus compétitif. Quand vous jouez à quatre ou cinq, vous vous préoccupez souvent davantage de réaliser le meilleur chemin possible que du score des autres joueurs, lesquels ne sont pas davantage qu’un léger enquiquinement quand ils vous empêchent d’atteindre une case où vous comptiez vous déplacer. À deux, il serait difficile de ne pas focaliser toute votre attention sur les actions de l’autre joueur, sur la différence entre son score et le vôtre, sur les étapes qu’il aurait besoin de faire pour compléter ses panoramas et ses collections, de sorte que la stratégie de chacun consiste cette fois autant à marquer des points qu’à empêcher l’autre d’en marquer.

Pour ajouter à cette impression de compétitivité, le mode deux joueurs comporte en fait trois pions, ceux des deux joueurs et un pion neutre. Celui-ci ne marque pas de points, ne pioche pas de cartes, mais il occupe des emplacements, fait une offrande à chaque arrêt au Temple, et mange un repas aléatoire aux relais. Quand c’est son tour (donc qu’il est le dernier pion sur la route du Tokaido), c’est le joueur le plus avancé qui le déplace,ce qui offre un avantage supplémentaire à devancer son adversaire. L’optique est donc très différente, et le comportement des joueurs naturellement modifié par cette configuration intéressante.

 

La beauté du voyage

Bien que j’aie joué avec beaucoup de plaisir à la variante pour deux joueurs, ce qui m’a conquis dans Tokaido, c’est son ambiance zen. Présente aussi bien dans le design épuré, le souci de coller à une certaine culture nippone et d’en partager l’amour, que dans le gameplay, il m’a semblé qu’elle distinguait Tokaido de la plupart des jeux de société pratiqués jusqu’ici, et qu’il y avait quelque chose de profondément remarquable à la concilier avec un jeu malgré tout compétitif.

La part du hasard est par exemple très réduite : les sources chaudes peuvent vous rapporter deux ou trois points, vous piochez trois souvenirs aux échoppes, les repas des relais sont également mélangés, et vous pouvez faire cinq rencontres différentes. C’est tout, et ce n’est pas grand chose, étant donné que le hasard est rarement défavorable. Au pire, vous ne piochez pas une carte qui vous arrange idéalement à ce moment précis, mais aucune carte ne saurait vous déranger. Cet aspect est particulièrement flagrant avec les rencontres. Je suis certain que les développeurs et testeurs ont envisagé à un moment ou à un autre des rencontres négatives avec des rônins ou des voleurs, pour finalement décider que le voyage proposé ne sera qu’agréable et enchanteur.

 

 

Pour une fois, dans un jeu comportant des ressources, l’argent n’est pas du tout valorisé. Il s’agit d’un pur moyen, pas d’une fin en soi, dont la collecte est limitée aux fermes et à de rares rencontres, et vous pouvez même remporter la partie en vous concentrant sur les sources chaudes, rencontres et panoramas, donc les étapes gratuites, éventuellement avec un repas en relais ! Alors qu’à la fin de la partie, des bonus sont attribués aux joueurs ayant le plus de souvenirs, ayant fait le plus de rencontres, etc., la possession finale d’une bourse bien remplie ne vous apportera aucun avantage. Tokaido favorise ainsi le spirituel sur le matériel – et ce n’est pas pour rien que le score est calculé en « Points de Voyage » plutôt qu’en « Points de Victoire », le genre de détail insignifiant qui fait toute la différence.

Je vous ai dit que le Tokaido reliait Kyoto et Edo. Mais ces noms ne sont attribués au premier et au dernier relai qu’en caractères japonais, pas en caractères romains (donc incompréhensions pour les non-nippophones), et seulement légèrement grisés, donc lisibles sans être mis en valeur. On a d’autant moins l’impression de réaliser un trajet précis, et d’autant plus de faire un voyage sans autre finalité que le voyage, où la ville initiale et la ville finale ressemblent simplement aux relais intermédiaires, comme s’il pouvait y avoir encore des relais ensuite, et comme s’il y avait déjà eu des relais plus tôt. Deux variantes soulignent davantage encore la pure recherche d’un plaisir du voyage, la « variante initiatique » dont il a déjà été question, et le « Trajet Retour » consistant simplement à parcourir le plateau de droite à gauche (d’Edo à Kyoto), le livret de règles précisant bien que rien d’autre ne change !

Enfin, la preuve ultime que quelque chose se passe quand on joue à Tokaido, que les voyageurs y trouvent un plaisir dépassant celui de la compétition agréable, vient du témoignage de plusieurs joueurs avouant acheter des repas, parfois même des souvenirs, pour l’intérêt qu’ils portent aux objets ou parce que les plats sont appétissants, indépendamment de toute considération monétaire ou de score !

Tokaido est un coup de cœur, principalement parce que, jouant avec sincérité sur une culture appréciée de tous, il manifeste une parfaite cohérence entre design, mécaniques et philosophie. J’espère ainsi que sa réédition donnera à de nombreux nouveaux joueurs la possibilité de se laisser enchanter par cette vision généreuse du Japon traditionnel !

 

 

 

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