Dictature des Dieux #3 – Superman : Red Son, ou si le boy-scout de l’Amérique était un affreux coco ?

 

Bienvenue dans ce quatrième numéro de Dictature des Dieux, la chronique de Cleek consacrée au comics, et plus particulièrement au rôle politique joué par les super-héros dans certaines œuvres du neuvième art. Alors que l’idée même d’imaginer Superman à la tête d’un Etat paraît aussi passionnante en terme d’enjeux que stimulante en terme de narration, nous nous sommes aperçus dans les précédents numéros que tous n’étaient pas conscients de son potentiel, et que depuis la création du héros en 1938, de très nombreux auteurs s’étaient emparés du sujet pour des résultats plus ou moins convaincants, enfin plutôt beaucoup moins que plus…

Le premier numéro de DdD vous avait présenté une aventure de 1958, Superman à la Maison Blanche, dont on pouvait excuser la lamentable pauvreté en prenant en compte le petit nombre de pages qui lui était accordé et une époque plus encline à abêtir les comics sous prétexte qu’on ne peut autrement les rendre inoffensifs que de leur accorder une portée politique. Du gâchis, mais soit.

Après un hors-série défendant la version longue du film Batman v Superman  et ses tentatives pour enrichir le cinéma de super-héros et l’imaginaire assez régressif qu’ont bâti les spectateurs autour des films du genre, nous avions exploré Superman : roi de la Terre (1964) et Superman : King of the World (1999), deux œuvres plus longues dans lesquelles Superman semblait s’emparer du pouvoir afin de mieux défendre notre planète. Las, malgré quelques bonnes idées, la longueur ne s’appuya pas suffisamment sur la modernité et la maturité pour livrer une réflexion assumée sur le rôle et les droits de l’Etat pour régler efficacement, et idéalement en toute démocratie, les crises sociales.

Le remède à cette frustration était tout trouvé : l’étude du célèbre Superman : Red Son, écrit par Mark Millar et dessiné par Dave Johnson et Kilian Plunkett en 2003. Non seulement la renommée de Millar inspire confiance – il a écrit plusieurs œuvres adaptées au cinéma, à l’instar de Kick-Ass, Kick-Ass 2, Wanted, Kingsman… en plus d’être l’un des auteurs de comics les plus en vue – mais cette œuvre en particulier a été louée pour son idée de départ, et le traitement de celle-ci…

 

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[divider]Superman communiste[/divider]

 

Imaginez un peu : envoyé quelques heures plus tard sur la planète terre que dans la version canonique de l’histoire, le vaisseau de Kal-El s’écrase en Ukraine au lieu du Kansas en 1938. Découvert par les travailleurs d’une ferme collectiviste, il est vite élevé en secret par le gouvernement socialiste, et révélé au monde dans les années 1950 comme l’arme suprême du communisme dans le but d’effrayer les puissances occidentales.

Pour amusante que soit la transposition de Superman dans la grande Histoire proposée dans Red Son, et donc son implication dans la Guerre Froide, c’est la posture idéologique du comics qui attise la curiosité : le défenseur de « la Vérité, la Justice et du mode de vie américain », aussi bien dans le monde fictif de DC Comics que comme symbole dans le nôtre, le « boy-scout » dont les couleurs reprennent celles du drapeau des Etats-Unis, imaginé comme un commie, et qui plus est un rouge soviétique, habitué au complexe enchevêtrement de totalitarisme et de socialisme qui caractérisait l’URSS ? Il y a de quoi faire pâlir tout yankee qui se respecte, et faire tout espérer et tout craindre au lecteur. Le renversement idéologique est en effet passionnant : il ne s’agit pas du tout de placer Superman dans un camp plutôt que dans un autre, mais de lui conférer d’emblée une idéologie fondamentalement différente, et donc de structurer différemment le personnage sans le trahir trop aux yeux des lecteurs.

Les premières pages de Red Son sont une véritable leçon de relativisme pour le lecteur : Millar y présente la terreur panique de la population américaine quand elle apprend l’existence du surhomme, et place même dans le bouche d’une certaine Martha Kent cette phrase d’une ironie superbe, « Oh, seigneur. N’était-il pas suffisant qu’ils aient leurs satellites et assez de bombes nucléaires pour nous faire tous exploser dix fois sans y ajouter le super-homme de l’espace de Staline ? ». Elle ne peut savoir que, dans la continuité classique de DC Comics, alors que c’est elle qui élève Clark Kent, elle ne se posera absolument pas la question du ressenti des autres pays par rapport à l’excès de puissance américain constitué par l’apparition du Superman… Et naturellement, le discours soviétique sur leur suprématie offerte dans la Guerre froide par la possession de Superman renvoie au célèbre « le surhomme existe, et il est américain » de Moore dans Watchmen, où le Dr. Manhattan déséquilibrait lui aussi, dans l’autre sens, la balance géopolitique.

Il est cependant nécessaire d’avoir conscience de ce retournement pour ne pas lire dans ces pages une imbécile diabolisation du militarisme communiste. Dire de Superman qu’il « mène une lutte sans fin  pour Staline, le socialisme  et l’expansion internationale du Pacte de Varsovie » ne met pas en valeur l’humilité et la bienfaisance des vertus américaines. On imagine tous la tournure qu’auraient pris les aventures de Superman si celui-ci s’était engagé à servir les intérêts militaires de son pays, comme il le fait dans Red Son du côté de l’URSS, plutôt que d’arrêter bénévolement et indépendamment les bandits dans les rues…

Poulain, puis héritier de Staline, Superman peut-il encore défendre les valeurs au moins humanistes traditionnellement attribuées au personnage alors qu’il va diriger le Bloc Est, donc les adversaires en tous points du pays dans lequel l’histoire des comics l’a fait naître et élevé pendant un peu moins d’un siècle ?

Tout le comics Red Son portera sur cette opposition au pouvoir de Superman, intérieure avec la résistance opposée par un Batman soviétique, et surtout extérieure, l’annihilation de l’arme suprême des soviétiques étant naturellement la priorité des États-Unis d’Amérique, et ceux-ci comptant justement dans leurs rangs un être visiblement capable de s’élever contre l’alien, le savant Lex Luthor.

Red Son est donc un comics de défis : Millar, Johnson et Plunkett doivent y employer l’histoire connue des lecteurs assez habilement pour qu’ils ne se sentent ni perdus, ni trahis, dans un ambitieux reboot qui l’inverse pourtant tout à fait ; et tout en maintenant notre intérêt et notre implication émotionnelle pour les personnages, multiplier les allusions à une Histoire elle aussi mise à mal, dans un déroulement à peu près crédible, au moins au début, et profiter des thèmes abordés pour une réflexion sur le pouvoir et les idéologiques…

Il faudra donc nous interroger, pour bien comprendre ce que les auteurs souhaitent dire puis disent en effet (ce n’est pas toujours la même chose), sur les convictions politiques de Superman, sa manière d’envisager l’État, son rapport aux citoyens mais aussi aux hommes en général, ainsi que la manière dont il est perçu par les autres personnages et représenté par Millar, Johnson et Plunkett.

 

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[divider]« Un pouvoir absolu corrompt absolument »[/divider]

 

Dans les premières pages, quoique présenté comme une menace du point de vue américain, le Superman de Red Son est un personnage rassurant pour le lecteur : un peu cynique (il se demande si les gens ne négligent pas leur sécurité pour provoquer des accidents permettant de le voir les sauver et se compare à un « clown de cirque bariolé »), il déclare d’emblée ne pas être un « soldat » parce qu’il refuse l’axiologie nationaliste inhérente à ce terme, seul ce qui est « juste » important à ses yeux, quelque nationalité que cela implique.

Malgré sa supériorité évidente, il reconnait ne pas être fait pour le pouvoir et ne pas le rechercher, d’autant que rien ne serait plus contraire à la doctrine communiste, ce qu’il est le premier à admettre : né avec des privilèges, favori de Staline, son ascension politique serait aristocratique et presque népotique, contredisant tout à fait, d’une part l’égalité entre tous les hommes, d’autre part son corollaire, l’égalité des chances.

Mon cœur me disait de les guider, mais ma tête me disait que c’était en totale complète contradiction avec tout ce en quoi mes parents m’avaient éduqués à croire.

 

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Opposé à une créature de Luthor en Grande-Bretagne, il rappelle qu’il n’est là que pour défendre le pays contre son prétendu « libérateur » et n’a jamais eu le désir malgré son pouvoir d’envahir l’Angleterre. Il se gagne ainsi la confiance du peuple britannique, plus amène envers son pacifisme qu’envers l’agressivité américaine. Sa posture de retrait ne va cependant pas survivre à la mort de l’autre « homme de fer ».

À l’enterrement de Staline, il rencontre son amour de jeunesse, Lana, avec ses deux enfants, qui fait la queue pour du pain après avoir renoncé à manger depuis des jours. Superman essaye de demander qu’on leur donne quelque chose, mais la queue proteste qu’eux non plus n’ont pas mangé, certains depuis des semaines. Lana lui disant « C’est bon, Superman, ce n’est pas ta faute. C’est juste le système, tu sais, tu ne peux gérer les problèmes de tout le monde », il répond

En fait, je peux, Lana. Je pourrais gérer les problèmes de tout le monde si je gouvernais ce pays et, franchement, il n’y a aucune raison que je ne le fasse pas. Dites à vos amis qu’ils n’ont plus à craindre ou à avoir faim, camarades, Superman est là pour les sauver.

 

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Il ne va donc accepter le pouvoir que parce qu’il voit toutes les opportunités de faire le bien qu’il lui permettrait, et dont personne ne saurait évidemment mieux profiter qu’un être relativement invincible et omniscient.

Superman est donc essentiellement bienfaisant, cédant à l’appel du peuple dans un intérêt strictement altruiste, n’ayant personnellement aucun besoin de ce que le pouvoir peut lui apporter, et sacrifiant donc la recherche d’un bonheur personnel au Bien commun. Mais Pétain lui-même ne disait-il pas avoir accepté les pleins pouvoirs pour répondre aux besoins des Français ?

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Comme le disait l’historien Lord Acton, « un pouvoir absolu corrompt absolument » : Superman veut changer les choses d’en haut, et doit donc prendre des décisions, édicter des lois, gérer une opposition. Il est certes convaincu par les idéaux communistes, mais comme on le lui fait remarquer, il est aisé à un alien qui sillonne les cieux de dire à ceux qui rampent dans le caniveau qu’il partage leurs idéaux… Et c’est réellement problématique : disposant de pouvoirs bien plus étendus que ceux d’un homme ordinaire, il se sent une responsabilité d’autant plus grande vis-à-vis d’une humanité qu’il peut aider. Pourquoi un être tout-puissant et généreux se contenterait-il en effet de secourir les moscovites, ou même seulement les peuples des pays communistes ? Sa nature le confronte donc à deux contradictions idéologiques : en tant que communiste, il n’est pas dans l’intérêt de la doctrine à laquelle il croit de venir en aide aux pays capitalistes ; en tant que héros pacificateur et démocratique, il ne peut envisager de répandre le communisme dans les pays qui ne souhaitant pas y adhérer.

Son « règne » est a priori prospère : il éradique la criminalité, la faim, l’analphabétisme et, convaincus par ses succès, tous les pays rejoignent acceptent d’intégrer « les pays du pacte de Varsovie» et d’adhérer à la doctrine communiste pour jouir d’une semblable protection, à l’exception du Chili et des États-Unis, qui sombrent vite dans le chaos (émeutes, États sécessionnistes, faim…).

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Malheureusement, le comics n’a pas l’ambition de proposer un programme politique, et on ne sait pas trop comment Superman aboutit à de semblables résultats, à l’exception de la sécurité intérieure. Refusant la peine de mort et la prison, il a accepté l’idée…d’opérer les criminels pour leur implanter une puce qui ôte toute pensée négative, puce qui pourra leur être ôtée au terme d’une période indéterminée pour les réintégrer socialement. Lobotomie qui rappelle le chef-d’oeuvre Identity Crisis, sans être aussi bien problématisée.

Nous sommes comme ses animaux domestiques. Des animaux dans une cage. Il peut bien nous nourrir et nous protéger tous, nous ne serons jamais libres tant que ce monstre mènera la danse. Je veux dire, personne ne veut connaître à nouveau les problèmes du passé, mais parfois, j’aimerais juste que ce Batman fasse sauter tout le système. Juste pour voir à quoi ressemblerait la vie sans un Big Brother omniscient nous observant continuellement.

La mesure est radicale, et Superman ayant les moyens d’identifier toute dissidence, le simple fait d’émettre une opinion contraire à la doctrine suffit à être robotisé. Il ira jusqu’à vérifier, grâce à Brainiac, le taux de bonheur de la population en incorporant à l’eau une molécule détruisant tout désir de suicide. Il ne voit pas d’autre solution que de resserrer ainsi son emprise afin d’empêcher les rébellions, comme celle menée par Batman et que nous évoquions déjà ici, et de fil en aiguille passe du super-héros au leader, au despote éclairé puis au dirigeant d’un régime totalitaire, toujours guidé cependant par le seul désir de faire le Bien.

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[divider]Les contradictions de Millar[/divider]

 

Et c’est là que le bât blesse : la tension entre Bonheur et Liberté est passionnante, Superman appartenant clairement à ceux qui estiment que les deux sont contradictoires, et que la première notion est par conséquence évidemment préférable à la seule seconde, personne ne pouvant désirer être tout à fait libre et malheureux. Or, ceux qui défendent la Liberté, que ce soit du côté des États-Unis ou des résistances internes, comme dans la citation précédente, n’ont aucune proposition politique permettant d’arriver à des résultats similaires en matière de prospérité sociale, de sorte que leurs rêves de destruction anarchiste ne peuvent pas rencontrer beaucoup d’écho chez le lecteur. Millar s’est trop pris pour Moore et a voulu refaire V pour Vendetta avec des super-héros, sans percevoir la différence fondamentale existant entre un Superman bienfaisant dirigeant un pays globalement heureux et le gouvernement désincarné et froid d’une Angleterre ouvertement fasciste.

Ne voulant pas se donner l’impression de faire l’apologie d’une politique autoritaire, le scénariste doit donc multiplier les artifices pour rendre le gouvernement de Superman aussi peu sympathique que possible : il l’associe à Brainiac à qui il demande régulièrement les statistiques de bonheur de la population et une aide technologique pour les booster (depuis le nazisme, le technicisme est associé au Mal), lui fait porter un uniforme que jalouserait l’élite hitlérienne, multiplie les effets d’ombre sur son visage aux traits toujours plus anguleux, fait sillonner des tanks dans les rues pour garantir la sécurité… Et surtout, met dans la bouche de tous les protagonistes des jugements très durs sur le personnage, Luthor, Batman, Wonder Woman, estimant tous à plusieurs reprises que Superman est un « maniaque dégénéré du pouvoir », dont la naïveté n’était qu’ « apparente » contredisant tout ce que dit et montre le comics sur le sacrifice de sa personne que le héros accomplit à tous les instants pour aider les hommes. Cela aboutit évidemment à une conclusion aussi artificielle que dérangeante pour qui accorde ne serait-ce qu’une once d’intelligence au personnage de Superman…

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Pour aller plus loin dans sa dénonciation du totalitarisme communiste, Millar va jusqu’à lui opposer une autre utopie : profitant de l’effondrement américain, Lex Luthor se fait élire à la présidence, et en moins d’un an, rétablit le plein-emploi et l’ordre, en s’aidant de robots policiers, quadruple les salaires, et réintègre les quatorze États qui avaient quitté les États-Unis suite à la deuxième guerre civile. Pour cela, il clôt tout à fait les frontières commerciales, créant un marché interne sur lequel il a tout contrôle, la doctrine luthoriste convaincant petit à petit tous les États de la planète de rejoindre les Global United States. Dans l’épilogue, on nous dit qu’il prolonge la durée de vie à 800 ans, que l’invention d’une pilule permet aux hommes de ne plus avoir besoin de dormir, que son gouvernement a été remplacé par des artistes, écrivains, philosophes et scientifiques, qu’il a fait renommer Metropolis « Lexor », et qu’avant son enterrement dans un mausolée néo-classique, il déclare que la plus grande réussite de sa très longue vie fut d’avoir sauvé le monde de Superman.

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Cette conclusion mêle évidemment naïvetés affligeantes et éloge si décomplexé du capitalisme qu’il en est consternant. Il faut bien comprendre qu’il s’agit d’un happy end, que Superman lui-même approuve, supposé donc faire admettre au lecteur que Lex Luthor a réussi là où Superman avait échoué, alors que Luthor n’avait à l’origine sauvé l’État que pour narguer l’Union Soviétique, méprisant profondément le peuple. On nous dit donc soudain que ce cynisme a mieux abouti que la bienveillance, que Superman aurait pu aider le monde bien mieux qu’il ne l’a fait mais s’est tout à fait fourvoyé, et que le luthorisme est la doctrine à laquelle le monde aspire, Luthor se faisant régulièrement réélire avec 100% des voix, sans trucage, ce qui paraît évidemment tout à fait contraire à l’idée que tous ses théoriciens se sont faits de la démocratie.

C’est que le régime parfait de Luthor n’est pas si différent de celui de Superman : recours aux sciences pour augmenter le bonheur des populations, contrôle total sur l’économie et donc usage de fonds publics illimités, culte de la personnalité (sérieusement, Lexor, un mausolée immense, un emménagement dans le palais de Superman ??)… La seule différence est que Luthor ne contrôle pas les consciences en les robotisant, mais que par la magie de la fiction, il obtient une popularité similaire de manière tout à fait spontanée, la paix sociale s’étant créée sans surveillance totale, uniquement, semblerait-il, par la prospérité générale…comme dans le régime communiste de Superman, qui malgré tout rencontrait une très grande résistance ?

Red Son est un comics remarquable parce qu’il explore avec une audace assez inégalée les possibilités de l’Elseworld, c’est-à-dire de l’histoire parallèle, extérieure à la continuité des aventures de DC Comics, et où tout est donc permis. Millar a cependant recours a un nombre très important de facilités narratives (souvent atrocement incohérentes, comme les nombreuses morts et tortures que Superman n’empêche pas, le fait qu’il ne cherche même pas à arrêter Luthor, les reproches adressés par Batman au régime de Superman alors qu’ils ne concernent que le régime stalinien et qu’il le sait…), qui perturbent grandement le plaisir de la lecture. Rien n’est pire cependant que quand ces facilités viennent ternir le message socio-politique de Red Son, et qu’il ne s’agit plus de « trucs » pour faire fonctionner l’histoire mais proprement de malhonnêteté intellectuelle. Un sujet aussi puissant n’autorise pas une simplification aussi outrancière du communisme, la minimisation de l’impact des doctrines politiques et économiques ôtant toute pertinence à la réflexion générale sur la supériorité de la démocratie et la possibilité d’allier liberté et bonheur.

La majeure partie de l’intérêt que j’accorde à Millar vient de cette faiblesse : le scénariste possède des idées passionnantes, qui en font à juste titre l’un des auteurs de comics les plus importants des dernières années, mais il sait rarement comment les faire aboutir, et ne cherche souvent même pas à le faire, comme s’il avait au fond un mépris du comics qu’il serait incapable de voir comme un vecteur sérieux de réflexion, tout en écrivant des années après les livres fondateurs d’Alan Moore. Plus encore que Kick-Ass et WantedRed Son est l’exemple même de cet échec, mais aussi la preuve a contrario qu’un comics réflexif et agréable à lire est possible, puisque son défaut n’est pas de trop réfléchir, seulement de ne pas savoir réfléchir, ce que d’autres auteurs savent faire heureusement, et parfois même Millar.