Siegfried « Moyocoyani » Würtz : une série qui mérite votre persévérance
C’est la troisième fois que The Haunting of Hill House de Shirley Jackson a le droit a une adaptation. Il faut dire que le roman, acclamé par exemple par Stephen King, avait dès sa parution en 1959 acquis la réputation d’être l’un des meilleurs romans de hantise écrits et à venir, ce qui lui avait accordé le digne intérêt de Robert Wise pour son excellent The Haunting de 1963, puis au médiocre et opportuniste film homonyme de Jan de Bont (1999).
Arrive Mike Flanagan, un réalisateur sur lequel on sait que l’on peut compter : d’une part, il a une vraie connaissance de l’horreur, affinée au long des sept films de sa carrière, manifestée de façon vaguement convaincante dans Oculus, Ouija : Les Origines, Before I wake (déjà l’horreur comme métaphore du deuil) et surtout Gerald’s Game, multipliant les concepts et formes horrifiques, au point que c’est lui qui a été choisi pour réaliser Docteur Sleep en 2020, c’est-à-dire pas moins que la suite de Shining ! D’autre part, Flanagan semble sincèrement et totalement voué à son art : il a été le scénariste et le monteur de tous ses films, et y ajoute la casquette de producteur exécutif pour The Haunting of Hill House, la nouvelle série sensation de Netflix, après son galop d’essai avec Gerald’s Game (déjà un film Netflix, déjà avec Carla Gugino). C’est aussi pour cela qu’il réinvente l’histoire du roman plutôt que d’y coller sans y croire – au point que la conservation du même titre soit douteuse, mais c’est un détail.
Si la montée progressive en qualité des séries ces dernières années rend exigeant, on ne peut nier que The Haunting of Hill House flatte d’emblée l’œil. On sent de temps à autre un certain esprit d’économie dans des cadres serrés dévoilant toujours assez mal l’intégralité d’un lieu, permettant ainsi une géographie fluctuante qui facilite le tournage en studio, mais la noirceur des ombres, le soin apporté aux éclairages qui l’affrontent, la douceur générale des tonalités, en particulier dans les scènes qui montrent la famille au manoir (ce qu’on peut appeler les flashbacks). Il faut dire que la réalisation des dix épisodes par la même personne contribue à donner à la série une homogénéité bienvenue dans un genre où il importe d’immerger le spectateur.
Quant à savoir si The Haunting of Hill House flatte aussi l’intelligence, la question est plus complexe. Globalement, les cinq premiers épisodes peuvent paraître assez manqués, ou du moins laisser l’impression très mitigée d’une série que l’on ne regarderait pas si l’on avait mieux à faire : les personnages et leurs interprétations restent assez caricaturales pour bloquer l’empathie, l’intérêt inégal des différents arcs peut susciter un ennui ferme quand l’histoire s’intéresse à quelqu’un qui ne nous intéresse pas, et la série se positionne mal entre horreur et drame intime, ôtant de son efficacité à la première composante, et ne satisfaisant pas bien la deuxième. Si les procédés horrifiques sont convaincants, parfois glaçants, ils tournent aussi à vide, ce qui n’est pas étonnant : comment ne pas lasser quand on répète les mêmes types de manifestations pendant une durée trois fois supérieure à celle d’un film ? Et l’ajout à la hantise d’un super-pouvoir de « sensitivité » n’est pas pour conférer à la série la cohérence dont elle a besoin, même si l’idée vraiment réussie des parcours très différents des enfants Crain après les événements mystérieux de la nuit où ils ont quitté Hill House, et donc leur manière différente de s’en souvenir et de faire leur deuil, rend déjà The Haunting of Hill House assez regardable.
À la deuxième moitié du cinquième épisode, une espèce de miracle se produit cependant, on commence à comprendre. À s’attacher plus longuement au parcours du frère drogué, à revoir de son point de vue certains événements déjà vécus du point de vue partiel d’autres personnages, on commence à ressentir quelque chose d’assez fort, une empathie qui s’accompagne d’une tension plus authentique : il n’est plus utile pour nous faire peur de jouer sur le détournement opportun de caméra, puis sur la jumpscare attendue, il suffit désormais de nous faire sentir la peur éprouvée par le personnage, une peur plus pathétique qu’horrifique, et donc beaucoup plus forte.
Et c’est là que se cale l’épisode 6, mid-season exemplaire, après lequel on ne peut plus que regarder la suite d’une traite. Ses cinquante premières minutes ne sont composées que de cinq plans-séquences, d’abord virtuoses mais un peu vains, puis passionnants quand ils participent à créer de l’étrangeté, par exemple en nous montrant un lieu, le personnage regardant le lieu, puis à nouveau le lieu, inexplicablement différent. La fluidité de la caméra imitant le regard humain (on vit en plan-séquence), on est surpris par l’irruption naturelle de l’effet spécial, là où tout dans le montage traditionnel saccadé fonctionne au contraire sur la facticité. Surtout, ce qui fait de cet épisode 6 l’un des meilleurs épisodes de série de l’année, c’est que la tension cohabite parfaitement avec l’émotion, plutôt que de les opposer, et il brille sur les deux aspects.
Seul le dernier épisode m’a déçu dans une deuxième partie de saison passionnante. Après les allées et venues constants dans le temps, entre passé et présent, mais aussi entre différentes strates de passé et de présent, le dixième épisode va très vite en besogne, et se montre très poseur dans sa succession de grands discours forcés, en même temps que très inabouti techniquement. Alors que The Haunting of Hill House semblait ambitionner la puissance humaine de The Leftovers (la bonne bande originale des Newton Brothers rappelle d’ailleurs beaucoup celle de Max Richter), la série est soudain ramenée à une conclusion bassement satisfaisante mais prévisible, et ne tenant pas toutes ses promesses horrifiques. La première fin envisagée par Flanagan aurait-elle été meilleure ou aurait-elle paru plus stéréotypée encore ?
Sur l’horreur, The Haunting of Hill House est foisonnant, prenant toujours des formes différentes, au risque de la confusion. Il est agréable de laisser sentir au spectateur qu’il est dépassé, que sa raison ne peut démêler le fantastique, mais la série donne à plusieurs reprises l’impression de donner des fragments de clefs de compréhension qui ne font qu’ajouter à la confusion générale sur les règles gouvernant les manifestations horrifiques, lesquelles semblent parfois plus dictées par le scénario que par l’univers diégétique.
Si j’aime beaucoup dans l’idée le fait que l’on n’explore pas trop les racines du mal, qu’on laisse donc planer une forme de mystère plutôt que de faire des révélations probablement décevantes en ne remontant jamais dans un temps antérieur à l’arrivée des Crain dans la maison, je ne suis pas sûr que cela résolve le désir de comprendre précisément attisé par la série. Il m’a semblé que The Haunting of Hill House pouvait ainsi faire penser parfois à What remains of Edith Finch, dans cette exploration des fantasmes d’une famille, cette impression diffuse que quelque chose de sombre et d’occulte se joue sous l’impression de joyeuse banalité, d’ordre et de propreté générales, même si on entre dans Hill House en se doutant d’emblée que le surnaturel existe (cela reste le postulat de la série, inscrit dans son titre), ce qui ôte de sa surprise quand il se manifeste. Mais existe-t-il vraiment ? Comme le jeu vidéo, la série a le mérite d’intriguer, et sans doute de faire naître d’intéressantes discussions interprétatives pour en prolonger le plaisir quand viendra la frustration que la série est belle et bien finie sans réelles rivales dans sa catégorie. Il est alors d’autant plus dommage que The Haunting of Hill House ne soit pas claire sur les ambiguïtés morales des manifestations spectrales, qui donnent lieu à de très belles scènes, mais auraient pu mieux réussir encore avec un peu plus d’explications.
On pense parfois aux Autres, à Shining, même à Interstellar et évidemment à de nombreux films de manoir et de maison hantée de type Crimson Peak en regardant The Haunting of Hill House, cette multiplicité de références venant de son désir de sortir des sentiers battus du cinéma horrifique, de profiter du format sériel pour développer une histoire avec davantage de ramifications et d’humanité que dans nos habitudes. Je regrette cependant que l’addition d’un personnage écrivain ne s’accompagne pas d’une réelle mise en scène de l’écriture horrifique, contrairement à ce que laisse croire le premier épisode, et alors même que « Steven Crain » me paraît une référence directe au Sutter Cane de l’extraordinaire In The Mouth of Madness, lui-même une déformation évidente de Stephen King.
The Haunting of Hill House respecte son contrat, et fait mieux que cela : grâce à la forme longue, Flanagan apporte une vision personnelle et complexe aux histoires de hantise, ajoutant à l’horreur attendue (et finalement moins intense qu’espéré) une profondeur humaine admirable. Elle montre également que l’intérêt croissant des producteurs pour Netflix porte ses fruits : avant The Haunting of Hill House, Paramount Television avait permis A Series of Unfortunate Events, 13 Reasons Why et Maniac, et financera bientôt Le Dernier Maître de l’Air, Ashecliffe (d’après Shutter Island) et Pendergast, tandis qu’après plusieurs séries à l’intérêt très moyen, Amblin maintient son intérêt pour le format en s’attaquant à Halo et au Meilleur des mondes. The Haunting of Hill House est très loin d’inaugurer l’intérêt des producteurs traditionnels pour les séries, mais elle est un excellent témoignage de la qualité dont ils peuvent rêver en se lançant des défis créatifs aussi fous, en les confiant à des personnes sincèrement impliquées et en leur donnant les moyens de s’épanouir.
Je cultive l’espoir que ces séries me hanteront mieux que The Haunting of Hill House, qui n’a su que me séduire, mais qu’en dehors de quelques aspects je crains d’oublier assez vite. Les abonnés à Netflix auront cependant tort de bouder leur plaisir : on trouve encore trop peu de séries de cette ambition et qualité sur la plate-forme pour ne pas être émerveillé de tomber sur celle-là. Et puis cela vaut tellement mieux en période d’Halloween que d’aller au cinéma s’infliger la suite-reboot Halloween justement…