Le réalisme dans le jeu vidéo : autopsie d’une chimère
Réalisme et jeu vidéo, disséquons les corps ensemble.
Le réalisme, un vieil artefact du jeu vidéo. Depuis quand nous promettons-nous le réel ? Depuis quand nous croyons-nous capables de dire la réalité, de la montrer et de la décrire ? Depuis quand les développeurs de jeux vidéo soumettent-ils au public des trailers toujours plus réalistes et/ou des images photoshopées ?
Zola et Balzac, déjà, peignaient la société des Hommes. Le naturalisme et le roman absolu, « le roman tendu jusqu’à l’extrême de son possible » selon les mots de Roland Barthes. La Comédie Humaine et les Rougon-Macquart poussent ce désir de réalité dans ses retranchements, comment peut-on, mieux que Balzac et Zola, décrire une certaine France ? les bourgeois, les amours, des études de mœurs et des études philosophiques ; comment décrire mieux que le naturalisme une époque et l’Empire lui-même ?
Cette puissance créatrice, d’autres artistes la déploieront comme Gabriel Garcia Marquez et son réalisme magique ou les frères Lumière et L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat. Chacun de ces artistes, écrivains ou autres, avait pleinement conscience que la réalité est un matériau évanescent et insaisissable, la décrire revient à ne rien dire car la réalité ne s’écrit pas, ne se montre pas. Elle se vit dans l’instant, dans la seconde qu’est la vie humaine, déjà morte. Déjà conjuguée au passé. Combat improbable où Goliath le Philistin écraserait David, roi d’Israël.
Le désir du réalisme existe depuis que l’Homme parle, depuis qu’il s’est cru capable de retranscrire ce qu’il voit, ce qu’il entend. Ses sensations, ses atermoiements. Dans l’Antiquité, Platon pose la question de la mimèsis, ce désir mimétique qui nous pousse à vouloir feindre le réel, à le dépecer d’abord pour le recomposer ensuite. L’auteur de La République développe une critique virulente sur la peinture comme projection falsifiée du réel et considère que nous sommes incapables de différencier la réalité et son imitation ; pire que ça, nous pouvons être imprégnés par le virtuel, intoxiqués par la puissance des images. Là, une fois empuantis, la réalité nous échappe.
Cette pensée platonicienne infecte encore notre société et notre rapport aux arts : n’a-t-on pas déjà entendu que le cinéma, le jeu vidéo (et avant eux la radio ou l’intrigue) nous contaminent, nous pervertissent et qu’à force de tuer mon voisin sur Rainbow Six, j’irai saisir une arme dans mon râtelier pour lui coller une balle une entre les deux yeux. Le spectateur que je suis, avide de sang et de tripes, se laisse captiver puis influencer. Je ne dépèce plus le réel, j’ingère goulûment du virtuel.
Dès lors, nous n’avons plus besoin que d’encre et d’images pour aboyer comme les chiens aboient, pour saigner comme les corps saignent. Le réalisme est cela : montrer la guerre comme elle est, les campagnes verdoyantes balayées par un vent matinal dans The Witcher et les car-jackings dans Grand Theft Auto.
Pour que le réel s’incarne celui-ci s’appuie sur nos cinq sens et le jeu vidéo a le bon goût d’en exciter trois, l’œil par l’image (et quelle image parfois ! nous y reviendrons), l’ouïe par le son, la musique, les bruitages, les dialogues du joueur et des PNJ. Si Wagner le pouvait encore il dirait certainement que le jeu vidéo est un art total (Gesamtkunstwerk, à dire très vite…), comme le sont l’opéra et le cinéma. Mais les productions vidéoludiques en rajoutent une couche grâce à l’interactivité, le spectateur devient un actant et si l’histoire progresse c’est parce que je le décide.
Le jeu vidéo, art total, donc ? Certainement oui. Pour autant, cela est-il suffisant pour refléter la vie et les mondes bouillonnant ? Franchement… ce n’est pas certain. En interagissant avec trois de nos sens (si on considère que l’interactivité est de l’ordre du toucher, ce qui serait partiellement faux), il en reste deux qui ne sont soumis à aucune excitation, l’odorat et le goût ; l’odeur de l’asphalte et le bon goût du pruneau avarié, ni comptez pas. C’est donc un réel incertain qui se profile, marchant sur trois pieds et forcément bancal quand on en a besoin de cinq pour se mouvoir correctement.
Donc, pas réaliste le jeu vidéo ? Ce n’est pas si simple (dommage j’aurai pu conclure comme ça).