Dans la plupart des versions filmiques, téléfilmiques et sérielles de Hercule Poirot, le détective était âgé, en quête d’une retraite paisible toujours interrompue par quelque crime sordide, et si potelé que sa seule force venait de ses cellules grises (dont il était fort fier). En interprétant le personnage après Finney, Ustinov et Suchet, le réalisateur Kenneth Branagh lui fait subir un petit lifting dans l’air du temps, conservant sa moustache grandiloquente au grotesque, mais lui conférant une minceur plus athlétique et une vivacité tant d’esprit que de corps… et une histoire d’amour évoquée au passé. Bref, Branagh s’efforce d’injecter une dose de pathos dans des histoires habituellement théâtrales, de ménager d’emblée une suite (à quoi bon sinon ces références totalement gratuites dans la dramaturgie du film à une histoire d’amour qui n’existe nulle part ailleurs ?), d’imposer son propre physique dans la culture populaire plutôt que d’assimiler celui de son personnage. On peut ainsi être surpris même sans être le plus ardent défenseur de la « fidélité à la source » de la place prise par le réalisateur-acteur dans un processus d’adaptation.
Surtout quand l’action permise par la forme de Poirot se limite à monter sur un train sans trop de raison et à l’addition d’une course-poursuite au moins aussi arbitraire. Le rajeunissement permet d’explorer un Poirot célèbre mais pas viellissant, plus dandy que vacancier excentrique, imbu de lui-même mais ayant encore quelque chose à prouver, du coup (et c’est dommage) plus sérieux qu’espiègle… et de mettre en scène Branagh lui-même en vieux beau mélancolique, en figure admirable et admirablement pathétique, en vrai héros en somme plutôt qu’en détective rigide, quitte à ne pas parvenir à trouver de vraie justification dramatique à ces transformations.
C’est plus fâcheux encore quand Branagh doit recourir à la musique niaise d’un Patrick Doyle moins inspiré que jamais, et la monter sur chacune de ses phrases un peu profondes (ou se voulant telles, et généralement si déconnectées du contexte qu’on voit qu’elles obéissent à une logique différente de la cohérence dramatique), chacun de ses regards dans le vide, les yeux mouillés, échouant piteusement à créer le grand sentiment de romantisme voulu parce que la musique n’est pas bonne et surtout que ce montage se fait à la hache sur des séquences que le silence extra-diégétique aurait autrement mieux habillé. Cela culmine dans un échange entre Hercule Poirot et le gangster Ratchett, où la musique est si tendue que les paroles menaçantes paraissent ridiculement faibles et les blagues hors-de-propos…
Cela témoigne d’une absence de confiance dans la puissance du seul verbe fort gênante pour l’adaptation d’un roman de Christie qui n’est construit qu’autour d’une succession de dialogues. La théâtralité assez brute de Sidney Lumet m’avait un peu gêné dans la version de 1974 mais soulignait les performances de chaque acteur pour un résultat forcément intéressant de la part d’un aussi bon metteur en scène de la parole (l’homme derrière Un Après-midi de chien et 12 Hommes en colère, quand même). Au contraire, le réalisateur connu pour ses adaptations de Shakespeare refuse de l’assumer et multiplie les effets de manche pour conférer du dynamisme à son Crime de l’Orient-Express, chaque conversation un peu rigide paraissant fatalement d’un hiératisme anti-cinématographique et désespérément verbeux, la qualité des échanges n’étant pas réellement au rendez-vous…
L’histoire y perd tout sel, pétrie qu’elle est d’incohérences dans les détails les plus infimes (la référence à Mort sur le Nil) ou les plus cruciaux (un certain cri, l’absence de réaction de Poirot au meurtre dans une cabine avoisinante alors qu’on a insisté sur la légèreté de son sommeil, et qu’il n’est pas cette fois drogué). Le fait-même que Poirot parle anglais quand il est seul ou que personne n’ait froid dans les températures glaciales d’un Bosphore fantasmé empêche de croire à ce monde que l’on nous peint, et que l’étrangeté d’une première séquence inédite à Jérusalem où une enquête est résolue devant le Mur des lamentations ne rend pas plus crédible, au mieux kitsch. Or pour adhérer à une enquête complexe, il faudrait des surprises, que l’on induise le spectateur-enquêteur en erreur, qu’on le tienne en haleine, et pour cela il faudrait que le film croie et que le spectateur croie à chaque indice, à chaque lieu, de la ville à la couchette, à chaque parole et à chaque personnage…
Or les interprètes peinent à donner à cette intrigue le relief que l’on aurait pu attendre d’un casting all-star. Entre ceux que l’on voit simplement trop peu pour ne pas avoir à les payer trop cher, ceux qui sont dans le non-jeu et ceux qui sont dans le sur-jeu (à commencer par le réalisateur et ses yeux constamment au bord des larmes, ému qu’il est de sa propre prestation), il n’y a guère que ceux qui ont quelque chose à prouver qui font un peu d’efforts quand ils en ont l’occasion, et cela se limite tristement à Josh Gad (Gaston dans La Belle et la Bête) et Daisy Ridley (Rey dans la nouvelle trilogie Star Wars), éventuellement Lucy Boyton, quand on nous appâtait avec Johnny Depp, Judy Dench, Michelle Pfeiffer, Derek Jacobi, Pénélope Cruz et Willem Dafoe !
Un point pourrait enfin sauver ce Crime de l’Orient-Express du déraillement, une qualité cinématographique sur laquelle Branagh a beaucoup insisté en interview… et dont il est difficile de comprendre en voyant le film pourquoi il lui a consacré autant d’efforts. Il y a bien deux petits plans-séquence sans aucune virtuosité et parfaitement gratuits, plans-séquence pour être admirés comme plans-séquence, ne créant aucune beauté extérieure à leur prouesse très relative et n’insufflant pas plus de dynamisme aux scènes que si celles-ci étaient cutées normalement. On appréciera bien quelques scènes filmées verticalement du dessus, autorisant le déplacement des acteurs dans le décor confiné des wagons, mais on est loin de la fulgurance visuelle, les fonds verts omniprésents, les gros plans sur les éléments du train, et l’une des références les moins fines et les plus absconses à la Cène jamais produites suscitant distance et rire gêné plutôt qu’une quelconque satisfaction.
Le Crime de l’Orient-Express version Branagh n’est ainsi le film que d’un seul homme, le réalisateur-interprète, qui se permet toutes les grandiloquences pour effacer le casting et même le personnage d’Hercule Poirot dans une œuvre qui n’est faite qu’à sa gloire et dont il mériterait d’être le seul spectateur, une amorce indigne à une franchise dont on ne peut qu’espérer la suite en même temps qu’on redoute du plus profond de notre être le massacre en règle auquel il pourrait se livrer d’un film assez téléfilmique mais sincère et réellement rehaussé par son casting et par Peter Ustinov. Branagh n’est pas si mauvais acteur pourtant, Dunkerque et Wallander l’ayant prouvé assez récemment encore, mais seule une bonne cure d’humilité lui permettra de se rendre compte qu’il faut déjà comprendre le film que l’on veut remaker pour donner du sens à sa démarche, et ne pas nous refuser jusqu’à l’intérêt le plus élémentaire pour l’histoire de l’un des romans policiers les plus populaires du XXème siècle.