À l’heure où les biopic foisonnent, il était naturel d’attendre que l’une d’entre elle se penche sur Neil Armstrong et son périple à bord de la mission Apollo 11. Ryan Gosling enfile la combinaison du cosmonaute, pour un voyage de quasi 2h30 sur l’homme qui foula la lune pour la première fois. Moyocoyani et Caduce sont allés voir First Man et vous livrent leur ressenti sur une nouvelle fresque spatiale, après les incontournables Gravity et Interstellar.
First Man n’est pas un film d’épate : si le nom d’un réalisateur lauréat du grand prix de Sundance et multi-oscarisé ne lui avait pas été associé, il y a fort à parier qu’il n’aurait pas bénéficié du dixième de sa médiatisation. Quand toutes les personnalités ont droit à leur biopic, Neil Armstrong ne faisait qu’attendre son tour, et le projet n’a donc en soi aucune originalité. Et en dehors de Ryan Gosling, dont certains films sont malgré tout passés inaperçus, le casting n’est composé que d’une étoile montante, l’omniprésente Claire Foy, et d’une jolie galerie de seconds couteaux. Même le chef op’ et le compositeur sont de relatifs inconnus quand on songe que Chazelle et Spielberg auraient pu s’offrir de grands noms comme Lubezki et Zimmer, qui leur auraient assuré un coup de projecteur bienvenu. Mais le réalisateur de Whiplash et La La Land donne l’impression de tout reprendre à plat en convoquant plutôt ses coéquipiers habituels (Justin Hurwitz à la musique, Linus Sandgren à la photographie, Tom Cross au montage) pour un film qu’il veut aussi différent que possible de ses deux précédents notamment.
La La Land lui aurait donné les moyens de mettre en scène une grande fresque spatiale, toute en plans-séquences virtuoses et colorés, First Man est l’un des films les plus amateurs de gros plans voire de très gros plans, et au montage les plus saccadés que j’aie vus de ma vie, en plus d’être relativement terne. Le grand spectacle, le ballet chromatique, sont abandonnés au profit d’une dramatisation de l’intime, de la sensation, du détail. Le contraste entre le faux plan-séquence impressionnant débutant La La Land et la première scène de First Man est assez éloquent, et je vous recommande de revoir la première pour apprécier la seconde :
Ce style artistique détonnant avec ce que l’on pouvait attendre de cette équipe créative serait bien vain s’il restait sans conséquences sur le ton du résultat. Or il accompagne et contribue à la froideur qui se dégage de First Man. Quand Whiplash brillait par son intensité, et La La Land par ses émotions, First Man s’attaque au flegmatique Neil Armstrong, un homme si connu pour son incapacité à exprimer joie ou colère que de plus en plus de spectateurs trouvent dans la conférence de presse relative à son retour de la Lune la preuve qu’il n’y est jamais allé, seul un homme honteux de mentir à ses concitoyens pouvant témoigner d’aussi peu d’enthousiasme après un tel exploit.
Une anecdote veut également qu’il ne se soit jamais réellement disputé avec sa femme, celle-ci relevant qu’un « Non » de Neil avait déjà valeur de dispute. Grâce à quelques rôles (notamment Drive et Only God Forgives pour Nicolas Winding Refn), Ryan Gosling a précisément acquis la réputation de savoir mieux « sous-jouer » que quiconque, une qualité cruciale pour incarner Armstrong, mais peu compatible avec les exigences d’un divertissement populaire.
C’est que First Man n’est pas un divertissement populaire au sens où il nous ferait passer par une succession traditionnelle de sentiments prévisibles, produisant in fine la satisfaction du spectateur. Le film n’appelle même pas à l’empathie avec un personnage excessivement distant : tout en expliquant son renfermement par sa manière de survivre au deuil de sa fille Karen, il lui donne constamment tort quand sa famille ou ses amis lui demandent de faire preuve d’humanité, de s’intéresser aux vivants plutôt qu’à son travail. Ce n’est pas dire cependant que le Neil Armstrong de First Man ne soit qu’une machine ; loin de tout manichéisme, on le voit parfois plaisanter, parfois s’émouvoir, mais toujours en conservant les nerfs d’acier qui l’ont caractérisé.
Cette distance est également illustrée dans le débat opposant la NASA et ses opposants, notamment représentés par Kurt Vonnegut et par le poème Whitey on the Moon du passionnant Gil Scott-Heron. Alors même que le film porte sur Neil Armstrong, et a donc apparemment choisi son camp, il laisse longuement la parole à ceux qui auraient préféré voir les deniers du programme spatial reversés à la politique sociale, et ne fait jamais de Neil Armstrong le « true American hero » qu’en ont fait les médias — une image qu’il ne semble lui-même jamais avoir assumé, dans son professionnalisme strict et admirable, tout étant fait pour que cette admiration ne déteigne pour autant pas sur l’homme ou sur l’acte, toujours soumis à l’appréciation du spectateur.
Neil Armstrong est donc le support émotionnel curieux d’un film qui pourrait sembler n’y avoir recours que comme prétexte à raconter l’épopée spatiale et le parcours du combattant des astronautes, s’il n’était justement le personnage idéal pour les raconter avec le sentiment constant et toujours incertain que quelque chose de profondément humain se joue peut-être, sans les fioritures auxquels les films de science-fiction nous ont habitués, où les héros accumulent lourdement les blagues grivoises, les bouteilles et les manquements au protocole, par exemple l’absence de casque ou de combinaison dès que cela sied à l’image.
Il est d’autant plus curieux que les scènes de manœuvre fonctionnent aussi bien. On sait pourtant que l’homme Neil Armstrong est allé sur la Lune et n’est décédé qu’en 2012, et comme on l’a vu, aucun effort n’est particulièrement réalisé pour nous attacher au personnage Neil Armstrong. Rien n’y fait, de la première scène à l’alunissage, toutes les manœuvres rivalisent d’intensité avec l’amarrage d’Interstellar, véritable modèle du genre :
Ce qui produit l’intensité dans la scène d’Interstellar, c’est la représentation des vaisseaux et la musique ; ce qui la gêne, ce sont les phrases pompeuses (très « américaines »), la peur suintant par tous les pores de la peau des personnages, bref l’émotion fabriquée à l’intérieur du cockpit. En dépouillant ses manœuvres de l’émotion du pilote, caché par sa combinaison, réalisant des mouvements méthodiques et incompréhensibles pour le commun des mortels, ne parlant que pour donner les courtes instructions exigées par sa formation, Chazelle transmet l’intensité avec une virtuosité simplement incroyable. On n’en regrette que davantage quand, à au moins deux reprises, il tord le réel pour inventer un fait et en raccourcir un autre, cette pure dramaturgie étant peu cohérente avec les autres partis-pris si efficaces de son film.
En dehors de ces exceptions, First Man ne triche pas (trop. Cela reste du cinéma). Jamais un flash-back, jamais un personnage élevant la voix malgré le protocole, jamais de caméra tournoyant dans les immensités d’une planète exotique ou des espaces infinis, First Man n’est pas Seul sur Mars, Alien,Gravity ou Interstellar, même pas Premier contact. Peut-être paradoxalement, il transmet des émotions plus authentiques et bouleversantes quand il nous montre naïvement la Terre vue du ciel ou la surface lunaire qu’aucun de ces autres films avec toute leur magie galactique. Naturellement, il s’aide des superbes variations sur son unique thème, imitant avec minimalisme ceux de Zimmer, et de toutes ses ressources cinématographiques, mais avec un naturel qui paraît neuf en ces temps de surenchère science-fictionnelle, naturel qui n’en est que plus virtuose, et qui fait sans aucune hésitation de First Man l’un de mes films les plus marquants de l’année, et peut-être la sortie la plus maîtrisée depuis Phantom Thread.
L’avis de Laurianne « Caduce » Angeon
Sur le papier, First Man n’avait que peu d’arguments pour me plaire : un Ryan Gosling que je trouve parfois creux et beaucoup trop en sous-jeu – en dehors de son rôle dans Drive ou plus récemment dans Blade Runner 2049, un sujet qui touche à la conquête spatiale et me laisse donc globalement de marbre (en dehors d’excellentes références comme Gravity et Interstellar), la trame d’une biopic qui laisse place à une belle marge d’erreurs, de surenchère dans la représentation du héros, sans parler des sentiments faciles… Mais j’ai pourtant adoré Whiplash du même réalisateur, et même si La La Land ne fait pas partie de mes œuvres phares, il m’était difficile de ne pas louer la réussite de l’entreprise. Je suis donc partie – un peu à reculons – au cinéma pour finalement me prendre une vraie claque.
Si bien sûr le sujet n’a rien d’original (et que ça en retire tout enjeu scénaristique sur l’aboutissement des choses), le traitement apporté autour de la figure de Neil Armstrong est excellent. Déjà parce qu’il axe le film sur la vie de ce « héros américain » plus que sur la mission en tant que telle. Si le héros reste entre guillemet, c’est parce que Damien Chazelle a su dépeindre un Neil Armstrong formidable : là où l’on pouvait craindre les sur-louanges du génie américain par le biais d’une figure héroïque, le film nous dépeint le portrait d’un homme assez froid, distant, sans jamais pourtant jouer la carte d’un personnage antipathique. Discret, introverti, perdu dans cette quête d’excellence, assumant ce que cela doit laisser de côté comme vie privée, Neil Armstrong – ou plutôt Ryan Gosling – crève l’écran. Si à première vue, j’aurais aimé voir à peu près n’importe qui sauf lui dans le rôle titre, force est de constater que ce dernier lui va comme un gant : un registre intimiste mais néanmoins profond fait que l’acteur – et sa capacité à jouer le « minimal » émotionnel – était sans doute l’une des personnalités les mieux choisies pour se coller à la peau de l’astronaute. Damien Chazelle signe ici une œuvre troublante, parce qu’elle touche à une finesse émotionnelle et à une justesse des sentiments très rare, car le film ne surjoue pas, ne se perd pas dans de grands élans lyriques – qui pourtant auraient pu être un travers facile, quand on mesure l’ampleur des enjeux historiques de l’historie du personnage – sans pour autant nous livrer une biopic froide ou neutre. Sans adorer Neil, mais sans le détester non plus, nous accompagnons son périple jusqu’à la lune, bien longtemps avant cela (1961 !). On nous dépeint un personnage qui n’est clairement pas au sommet de sa maîtrise, un homme heurté par un deuil brutal, détaché du réel et des sentiments, et pourtant, tellement ancré dans le « vrai » de sa vie. Car First Man fait aussi la part belle à la vie familiale de Neil, sans jamais l’idéaliser. On assiste ici à la vie d’un couple atypique, comme une sorte d’équipe solidaire, qui suivrait une destinée tragique. Claire Foy est véritablement troublante et exceptionnellement juste – elle aussi – dans le rôle de l’épouse, l’ombre bienveillante de cet homme de fer. Bien loin du grand spectacle, First Man est avant tout l’histoire d’un homme finalement très simple, d’une famille comme une autre malgré un exploit hors du commun.
Et c’est bien sûr là que se concentre le reste du film : l’acheminement jusqu’à la prouesse de ce voyage lunaire. Là encore, First Man prend le parti de ne pas trop s’attarder sur le contexte de la guerre froide – qui aurait pu prendre d’ailleurs beaucoup plus de place – et des enjeux politiques qui ont accompagné cette époque. Chazelle ne l’exclut pas pour autant, et arrive à préciser ledit contexte sans grands artifices, et là aussi avec une grande justesse qui permet de mesurer à la fois l’ampleur de la mission d’un point de vue de l’effort collectif, mais aussi les répercutions sur l’opinion publique et les enjeux historiques d’une telle ambition technologique. Car pour aller sur la lune, il y eu des pertes et d’immenses sacrifices, chose rendue à merveille par le film, qui nous laisse tout à fait à penser que la mission de Neil était avant tout une mission suicide. Si l’on ne connaissait pas cette fin historique et que l’on assistait là à une pure œuvre fictionnelle, le dramatique et le suspens du film seraient insoutenables. Bien sûr, avec ce que nous savons tous de cet exploit, nous ne tremblons pas pour la vie de Neil : mais il n’empêche que l’on se prend à suivre avec un vif intérêt cette entreprise périlleuse, ses échecs, ses espoirs pour arriver in fine à son incroyable réussite.
First Man reste bien évidemment un film sur la conquête spatiale, et malgré l’histoire, le drame intimiste et personnel qu’il relate, il regorge de nombreuses scènes de « vol ». Et en plus d’une grande finesse psychologique (malgré une idée de biopic aussi commune qu’une autre), le film excelle et diffère totalement des autres œuvres du genre lorsqu’il s’agit des scènes spatiales. Car qui dit conquête de l’espace dit aussi plans larges, images somptueuses, ambiance quasi-mystique face à l’infiniment grand. First Man s’est écarté de tout cela, pour nous offrir une réelle immersion. Nous sommes dans la capsule avec Neil, nous vibrons et tremblons avec lui. Les plans sont très serrés, hyper saccadés, tant et si bien que l’on peine parfois à suivre l’évolution du vol. Quasi claustro-phobiques, les scènes de vol de First Man vous mettront dans la peau de l’astronaute, sa panique, sa douleur, sa capacité vitale à rester maître de la situation coûte que coûte. Ce parti-pris inventif et novateur insuffle alors une force incroyable au film, qui ne perd pourtant pas de sa superbe malgré le manque d’émerveillement si les plans avaient été plus larges. Mais de superbes images spatiales, il y en aura : au travers du reflet du casque de Neil, au travers de ses yeux. Ces images-là sont magnifiques, car si l’on perd en splendeur des décors, on s’immerge infiniment plus dans le ressenti de Neil, dans la prouesse qu’il traverse à chaque fois qu’il revient vivant d’une mission, à chaque fois qu’il transcende – non seulement lui, mais toute l’équipe qui l’accompagne – les limites de ce qui avait été possible jusqu’alors. Ces plans font de First Man un film formidable, qui tout en étant aussi proche qualitativement parlant d’un Interstellar ou d’un Gravity, s’en éloigne drastiquement pour nous proposer une histoire terre à terre (!), sans éclat malvenu ou glorification complaisante, avec des effets visuels viscéraux et terrifiants. On voit le suicide potentiel que représente chaque mission au travers des yeux du pilote, de sa vue sur des boulons qui tremblent, des jauges qui tournoient, des coups d’œils sur une lucarne qui montre parfois des vues insoutenables. Quelle réussite que de représenter l’espace comme cela ! Et ce procédé, récurent tout au long du film ne fait que renforcer l’excellente scène qui retrace le voyage sur la lune, qui lui donnera lieu à quelques plans magnifiques, un peu plus dans ce que l’on considère comme étant la norme dans ce genre de films.
Enfin, il serait criminel de ne pas parler de la musique de First Man, un bijou à la hauteur du film qu’elle accompagne. La bande-originale de Justin Hurwitz n’avait pourtant pas remporté d’emblée mon approbation. Il faut dire que le challenge était de taille, après le minimalisme quasi mystique de Hanz Zimmer et des superbes thèmes symphoniques d’Interstellar. Hurwitz penche également de ce côté, en proposant des thèmes de leitmotiv transposables à différents instants du film, au travers de différentes émotions. Deux d’entres eux, très récurrents, attirent très vite notre oreille.
La musique est magnifique, c’est évident, mais elle l’est peut-être un peu trop : car le parti pris de la harpe – référence évidente au côté « céleste » du film – demeure innovant, et qu’il attire tellement l’attention de l’auditeur qu’on en oublie parfois un peu le propos du film. Si on aurait pu reprocher cette même magnificence à la musique d’Interstellar, on s’en offusquait moins, puisque le propos dépassait largement le cadre de la biopic, pour aller du côté du mystique, du philosophique : les débordements étaient bien là, mais du coup un peu moins notables que dans une histoire plus classique comme celle de First Man.
Et pourtant la magie finit par opérer. L’avantage du leitmotiv, c’est que cela ancre le contexte, le personnage concerné dans une réalité tangible : on s’y retrouve, on s’identifie plus facilement. Si les premières apparitions de la musique ne manqueront sans doute pas de vous accrocher, celle-ci sera peu à peu comme un seconde peau, comme une toile de fond qui mute un peu plus à chaque fois, jusqu’à accompagner l’ultime mission lunaire. Et c’est à ce moment précis que Hurwitz frôle le génie, avec une piste incroyable, «The Landing », qui reprend les deux thèmes musicaux et centraux du film, pour les amplifier, les orchestrer différemment, jusqu’à les superposer dans un élan symphonique grandiose, choisi au meilleur moment : celui du plus beau plan du film, l’un des seuls plans larges de l’espace. Et si cette mission est un moment véritablement intense, c’est sans doute grâce à cette progression musicale majestueuse : un vrai grand moment de cinéma, qui après la pudeur des émotions relatées dans le film, m’a complètement scotchée à mon siège, alors que je ne m’y attendais pas.
Cet instant plus intense se démarque bien sûr, mais ne vient pas non plus altérer les incontestables qualités pré-citées. On a plutôt la sensation d’avoir assisté à une tranche de vie qui n’était là que pour aboutir à cet instant précis, ce voyage sur la lune dont Neil ne reviendra jamais vraiment, finalement. C’est aussi ce qu’illustre cette toute fin – dont je ne parlerai pas plus – et qui resitue le film, après la grandeur de la mission, dans un contexte à nouveau très juste et intimiste émotionnellement. Si l’on oublie en fait les quelques débordements scénaristiques que Moyocoyani évoque dans sa critique (et quel dommage, le film aurait frôlé la perfection !), j’ai été absorbée de bout en bout pas cette fresque galactique, toute en retenue et en maîtrise. First Man est sans doute la sortie marquante de cette fin d’année, et l’expérience au cinéma vaut réellement le détour. À bon entendeur… !