Accueil Lifestyle Culture Geek Critique de la gamme For the Story : les plus inclusifs des...

Critique de la gamme For the Story : les plus inclusifs des jeux de société

La gamme For the Story : l’inclusivité faite jeu de société

Cela fait plusieurs mois que je déclare mon admiration pour le jeu Pour la Reine, conçu par Alex Roberts et initiant chez l’éditeur Evil Hat Productions la gamme For the Story, une série de jeux utilisant le même concept mécanico-narratif avec des variations ludiques et thématiques. Je l’avais même placé dans mon top 3 des jeux d’ambiance de 2020, lui promettant un VG Award, une récompense qui jusqu’ici n’a été décernée qu’à La Vallée des MarchandsLe Dilemme du RoiMystic Vale, Roll Player et Rajas of The Ganges/The Dice Charmers, et que je lui décerne donc aussi d’emblée, avant de prolonger les présentations :

Or Award Vonguru

En France, For the Story – Pour la Reine a été localisé par Bragelonne Games (comme un autre VG Award, La Vallée des Marchands, ou Culte), qui a confié à Nicolas Le Vif (traducteur du premier opus) la création de Donjons et Siphons (que nous traiterons aussi ici) et de Rituels (qui arrivera prochainement), deux For the Story originaux.

Ce VG Award attribué à For the Story – Pour la Reine pourrait surprendre grandement ceux qui me connaissent, et savent donc que j’aime extrêmement peu les jeux de bagout, très excluants quand les personnes autour d’une table n’ont pas toutes la même aisance orale et la même extraversion, en plus de n’avoir aucun attrait pour les jeux laissant ces personnes décider à qui ira la victoire, les jeux d’ambiance sans règles strictes. Qu’est-ce qui a donc pu me faire changer d’avis à ce point ?

Les deux jeux s’adressent à 2 à 6 personnes de 10-12 ans et plus pour des parties d’environ une demi-heure, et sont vendus une quinzaine d’euros environ – par exemple Pour la Reine comme Donjons et Siphons sont disponibles sur Ludum à 14 euros 90.

Notez que les deux jeux possèdent une version de démonstration digitale assez poussée accessible gratuitement à ce lien, avec une soixantaine d’autres variations thématiques sur le même principe des For the Story – variations qui vont de Bloodbowl à la Commune ! Une très belle manière de faire découvrir le jeu avant l’achat, qui n’est que la première pierre de la politique d’inclusivité des For the Story.

For the Story – Pour la Reine

On commence une partie de For the Story – Pour la Reine en choisissant la fameuse Reine éponyme parmi les 14 illustrations dues à 12 artistes (presque) exclusivement féminines : Stephanie Böhm, Constance Bouckaert, Klaudia Bulantová, Elisa Cella, Lauren Covarrubias, Arlei Dormiendo, Caleb Hosalla, Denise Jones, Joyce Maureira, Maegan Penley, et Shel Khan, Alena Zhukova. La boîte de Donjons et Siphons comportait une Reine bonus, personnage féminin du roman Le Paris des Merveilles de Pierre Pevel dessinée par Xavier Collette, accompagnée d’une notice expliquant cette provenance. Sera-ce le cas dans tous les autres For the Story ? La carte peut-elle changer d’une boîte à l’autre ? C’est en tout cas une jolie attention.

L’intérêt de ces Reines, représentées dans des styles et des tonalités très différentes, n’est pas que cosmétique : en la plaçant au centre de la table pendant que vous bâtirez une histoire autour d’elle, vous subirez naturellement l’influence de son illustration, souvent superbe, étant donné que vous incarnez la personne qu’elle a choisie pour l’escorter dans une mission d’ambassade délicate, et qui l’aime profondément. Ce qui se dégage de son illustration ne pourra alors que guider la relation que vous allez construire avec elle.

Les 45 cartes Question sont ensuite mélangées, et l’on glisse la carte « La Reine est attaquée ! » (dont on revient vite sur l’importance) en son milieu ou vers sa fin, selon la durée de partie désirée.

Il ne reste qu’à placer la carte X au centre de la table et la partie peut déjà commencer.

À tour de rôle, on pioche une carte Question : « La Reine n’est pas votre reine. Pourquoi la servez-vous malgré tout ? », « La Reine a confiance en vous, mais elle est bien la seule à la cour royale. Pourquoi ? », « Vous suspectez que ce périple n’est pas qu’un voyage diplomatique. Que se trame-t-il d’autre, selon vous, et pourquoi ? », « Vous avez vu la Reine faire une chose terrible pour protéger l’escorte. Qu’a-t-elle fait ? Depuis cet événement, la respectez vous plus, ou moins ? », « La Reine est responsable de la mort d’une personne que vous aimiez. Qui est-ce ? Qu’est-il arrivé ? ».

Il ne s’agit bien entendu pas de copier-coller le texte de toutes les cartes, mais d’en partager un échantillon assez significatif pour que vous vous aperceviez du potentiel de Pour la Reine, de la richesse des situations suscitées par le jeu, qui guideront la création d’une histoire extrêmement nuancée.

La personne ayant pioché la carte y répond de la manière qu’elle souhaite, très longuement ou avec laconisme, et n’importe qui peut librement lui demander de préciser certains points, ou faire des suggestions, ce qu’elle peut écouter ou non. Puis la personne suivante pioche une carte et y répond à son tour, en prenant garde de respecter à peu près les histoires racontées précédemment, étant donné que toute la table incarne le même personnage.

Quand la carte « La Reine est attaquée ! La défendez-vous ? » est tirée, toutes les personnes participant à l’élaboration de l’histoire y répondent l’une après l’autre. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, ni même de bonne ou mauvaise manière de répondre : on peut très bien justifier longuement son choix, comme on peut se contenter d’un « oui » ou d’un « non ». Le plus important n’est même pas que notre réponse soit la conséquence la plus logique objectivement de l’histoire construite collectivement, mais simplement qu’elle nous paraisse cohérente avec l’image que nous nous faisons désormais personnellement de notre avatar commun.

Il n’y a alors aucun vote pour la meilleure conclusion ou la meilleure histoire, pas de victoire ou de défaite, aucun mérite ou élitisme, seulement la satisfaction d’avoir bâti quelque chose ensemble, et quelque chose d’invariablement fort tant les questions savent bien guider celles et ceux qui participent.

Vous commencez sans doute déjà à percevoir la raison pour laquelle je parle de For the Story comme d’un système inclusif, respectant les propositions, la créativité, la parole de chacune et chacun sans jamais appeler au moindre jugement, avec des question assez stimulantes pour laisser les personnes les plus créatives élaborer quelque chose de superbe, mais aussi assez fermées pour que les plus timides puissent  lancer quelque chose d’assez simple sans aucune pression.

Ce n’est cependant pas tout, loin de là. J’avais d’abord prévu de louer l’inclusivité de la langue, parce que le jeu fait mille efforts pour éviter de genrer son matériel (avec des « vous » et même des « nous » malins), mais en y regardant de plus près pour écrire cet article, je dois confesser avoir été un peu déçu que ce soin louable et évident soit régulièrement oublié au profit du masculin dit « neutre » : « Joueur », « Ami »… même quand le « Nous » ou une tournure impersonnelle pouvait être conservée.

Non seulement le parti-pris n’est pas assumé jusqu’au bout, retirant brutalement et éphémèrement l’impression magique que le genre du protagoniste n’avait aucune importance, mais cela crée même un effet de rupture stylistique au fond plus dommageable qu’un homogène masculin. La présence de ce « joueur » sur la couverture, le quatrième de couverture, 5 cartes Instructions et 2 questions seulement je crois, tient ainsi à mon avis de l’occasion manquée de proposer un produit inclusif réellement parfait.

Une occasion manquée partiellement compensée par un ensemble de propositions assez formidable : non seulement on peut choisir de passer une question à quelqu’un d’autre en lui disant « J’aimerais entendre ta réponse à cette question » (et pas « Je ne veux pas répondre, réponds à ma place », qui nous aurait mis en défaut), mais à tout moment, n’importe qui peut de surcroît placer sa main sur la carte X pour retirer la question en cours de la partie, sans que cette action exige la moindre justification, le moindre mot même, et ne coûte quoi que ce soit (elle n’est pas limitée, ne sacrifie pas un tour, etc.). Si quelqu’un avait déjà commencé à répondre, sa réponse est oubliée. La personne qui avait pioché la question, qu’elle soit celle qui a placé sa main sur le X ou non, peut alors en repiocher une nouvelle ou passer la main.

Il peut s’agir tout simplement d’éliminer une question à laquelle il ne nous paraît pas intéressant de répondre pour la cohérence de l’histoire déjà bâtie jusque-là, ou une réponse qui ne colle pas à l’image de la relation entre l’avatar et la Reine que l’on se faisait. Mais peut-être la question ou la réponse nous évoquaient-elles des choses douloureuses, des sensations désagréables auxquelles on ne souhaitait pas que l’on nous ramène dans un jeu de société, a fortiori aussi détendu et coopératif. Bref, l’idée est qu’une partie de For the Story crée un véritable safe space socioludique, et il me semble qu’il y parvient admirablement.

For the Story – Donjons et Siphons

Premier opus original de la gamme des For the Story de Bragelonne Games – étant donné, il me semble, que Rituels a été repoussé alors qu’il devait initialement le précéder, Donjons et Siphons est donc conçu par Nicolas Le Vif et illustré par Olivier Fagnère (Peco PecoYesss) – incorrectement crédité comme Fagnière sur une carte du jeu, ah la la.

Comme son nom commence à l’indiquer, Donjons et Siphons cherche une tonalité clairement humoristique, qui m’évoque les Donjon Parade : joueuses et joueurs sont des créatures du Service d’Entretien d’Assainissement Unifié (ou SEAU) d’un donjon, donc responsables… des canalisations. Or les planètes sont alignées, le signe (d’après la charte du SEAU) qu’il est temps d’élire une nouvelle personne pour diriger le service. En élaborant votre histoire au sein de ce donjon, vous devrez donc garder à l’esprit que vous êtes en pleine campagne électorale…

 

 

Première originalité de ce nouveau For the Story, on choisit désormais d’incarner l’un des dix personnages représentés : serez-vous une sorcière, une pixie, une jeune Méduse, un draconidé, une ou un squelette, un gobelin, un aventurier déguisé malgré lui, une ou un vampire, un inventeur gnome ou un pharaon momifié ? On observera une curieuse domination des personnages masculins sur les féminins, ceux dont le nom pourrait être épicène (vampire, squelette, draconidé, pourquoi pas gobelin) ayant un physique plutôt typé masculin, quand les rares trois héroïnes évidentes ont un physique très typé féminin, un peu exagérément. C’est dommage, surtout après les efforts de Pour la Reine.

Heureusement, vous êtes libre de créer entièrement votre personnage, et pourquoi pas de prendre une carte d’un autre jeu, n’importe quelle illustration, un dessin personnel ou rien du tout pour figurer votre avatar. Si les personnages ont un nom, des pouvoirs (comprendre le langage des aventuriers, voler, connaissance du donjon, ne jamais être à court de papier toilette…) et des relations (être la mascotte du Seigneur du Donjon, un ou deux dieux égyptiens oubliés à l’influence discutable, un parent radin sur une montagne d’or, des sœurs qui sont des langues de vipère – on vous laisse deviner qui a quelles relations !), ces éléments ne sont qu’un support à vos histoires, de sorte qu’en inventer d’autres ne pose aucun problème mécanique, à conditions qu’ils soient approuvés par toute la tablée. Astucieux.

 

 

Deuxième originalité, le travail au SEAU se fait toujours en binôme : à chaque question (désormais baptisée « Événement »), on désigne une autre personne pour nous servir de binôme, la première nous étant adressée, et la seconde à elle : « Un scandale te concernant vient d’éclater au grand jour. Quel est-il ? ENSUITE Demande à ton coéquipier : quel rôle as-tu joué dans cette révélation ? » [vous noterez l’emploi malheureux du systématique « coéquipier » au lieu du parfait « binôme » qui apparaissait pourtant dans les instructions], « Une créature démoniaque et répugnante a capturé ton partenaire ! Qu’as-tu dû promettre à ce démon pour libérer ton compagnon ? ENSUITE Demande à ton coéquipier : comment m’aides-tu à remplir le marché ? », « Il y a peu, tu as voulu jeter l’éponge et quitter le SEAU, pourquoi ? ENSUITE Demande à ton partenaire : comment m’as-tu réconforté et motivé à ne pas abandonner ? », « Plus tu passes de temps à nettoyer les lieux d’aisance avec ton binôme actuel, plus tu l’apprécies. Pourquoi ? ENSUITE Demande à ton partenaire : pourquoi ce sentiment n’est-il pas réciproque ? »…

Cette idée des binômes est excellente : en plus de conférer à Donjons et Siphons une identité propre au sein de la gamme, elle permet d’investir les joueuses actives et joueurs passifs, qui pourraient s’en désintéresser un peu quand l’attente est trop longue, particulièrement à 5 ou 6. Je n’ai jamais constaté de problème d’attention flottante, parce qu’il est toujours si intéressant de voir les réponses des autres, et que l’on participe beaucoup à la richesse de la partie en les relançant quand ce n’est pas notre tour, mais j’imagine que cela peut arriver, et investir toujours davantage celles et ceux qui ne jouent pas activement est toujours une bonne idée.

Comme vous le voyez, on enchaîne ainsi les situations amusantes, qui souvent le sont d’autant plus que la tablée nous demande des précisions généralement décalées, sans perdre de vue que notre image auprès de l’équipe se joue sur nos réponses et celles que l’on pose au binôme. Et la génération d’histoires est d’autant plus formidable que la complémentarité des deux questions ouvre souvent des pistes stimulantes, et que l’on ne répond bien sûr pas de la même manière selon le personnage que l’on incarne !

 

 

On notera cependant que la mécanique de protection des joueuses et joueurs commune à toute la gamme For the Story fonctionne forcément moins bien avec un titre plus compétitif, parce que passer peut devenir un handicap pour la campagne. On peut certes toujours dire qu’en habile politicien on élude une question, enfin ce n’est pas le but, de même qu’on ne doit pas l’utiliser pour annuler une réponse favorable d’une autre personne. Outre ces détournements du système que l’on évitera en choisissant bien qui est autour de la table, il faut admettre qu’une personne ayant besoin de se préserver souvent peut risquer de moins parler, et ainsi amenuiser ses chances d’être élue. C’est peut-être aussi pourquoi le thème plus léger donne lieu à des questions moins psychologiques que Pour la Reine, risquant moins de mobiliser des sujets difficiles.

Une fois la carte « L’heure du vote a sonné ! » découverte, on vote secrètement pour une autre personne candidate à la direction du SEAU (avec l’interdiction de voter pour soi), qui se voit remettre le ce titre honorifique et dont on « exige » un discours final – un verbe sans doute choisi avec humour, même s’il va un peu trop directement à l’encontre des principes de For the Story.

 

For the StoryPour la Reine et Donjons et Siphons, le meilleur du party game ?

Je suis notoirement peu amateur des jeux de bagout, parce qu’ils sont pour moi un symbole du jeu de société excluant, oxymore significatif, a fortiori dans le party game. Comment prétendre souder autour d’une expérience amusante si l’on exige justement des personnes les plus introverties, celles qui osent le moins témoigner de leur imagination ou craignent de ne pas savoir habilement s’exprimer, d’amuser la galerie par leurs histoires ?

De même que j’avais admiré la capacité de Paris 1889 à nous faire générer des histoires, misant finalement plus sur la logique que sur l’imagination et l’aisance rhétorique, For the Story parvient à répondre à mes réticences d’une façon assez magique.

D’abord en nous faisant composer cette histoire au travers de questions individuelles assez précises, dont on peut très bien se tirer laconiquement ou de façon plus développée quand on se sent inspiré, y compris avec l’aide des autres personnes participant à la partie, qui peuvent soumettre des suggestions ou inviter à préciser des points quand elles sentent qu’on est sur quelque chose d’intéressant, toujours avec bienveillance.

Ensuite et surtout parce qu’on est entièrement libre d’ignorer une question ou suggestion, de passer une question qui ne nous plairait pas à une autre personne, de la défausser pour en prendre une autre, et même de récuser la question ou la réponse de quelqu’un d’autre sans avoir à se justifier, et même sans avoir à prononcer un mot, juste en posant sa main sur une carte, dans une volonté admirable de placer la partie dans un safe space. Un modèle d’inclusion, dont on peut seulement regretter qu’il ne s’affirme pas aussi dans un langage totalement inclusif, qui paraît cherché parfois et plus du tout d’autres fois.

Si la démarche est vraiment louable, le résultat ne l’est pas moins. Dans le jeu coopératif Pour la Reine, on construit ainsi la relation entre une monarque et la personne choisie pour l’accompagner au cours d’un voyage diplomatique, carcan assez vague pour permettre tous les enrichissements (quel est le passif des deux personnages, quelle est la nature du voyage, etc.) et juste assez précis et linéaire pour garantir des développements pertinents, bâtissant réellement une unique histoire complexe.

Dans le jeu compétitif Donjons et Siphons, on incarne un personnage de fantasy chargé de l’entretien du donjon, et cherchant à faire valoir son parcours, ses pouvoirs, ses relations, sa relation avec les différents binômes formés au cours des récurages de toilettes, afin d’être élu chef de service à la fin de la partie, avec tout l’humour très Donjon Parade auquel cela peut très naturellement donner cours.

Un magnifique générateur d’histoires pour une magnifique expérience collective.

Vivement le lovecraftien Rituels !

AUCUN COMMENTAIRE

Quitter la version mobile