Tales of Evil – enfin un vrai jeu de société Stranger Things ?
Entre le remake de Ça en deux parties et la série Stranger Things, les histoires de « bande d’enfants dans un patelin états-unien des années 80 en proie à des événements surnaturels » ont retrouvé une seconde vie, qui devait filtrer dans le jeu de société. Bien sûr, c’était déjà le sujet de Greenville 1989, prolongé dans Paris 1889, mais le Tales of Evil d’Antonio Ferrara cherche à restituer ce thème de façon beaucoup plus vivante, stimulante, organique même.
Empruntant au livre dont vous êtes le héros, parsemé d’éléments de jeu de rôle et de dungeon crawler, mais allant jusqu’à s’intriquer au monde réel, Tales of Evil promet en effet une expérience narrative et ludique unique, suscitant une curiosité assez invincible. Cela le rend aussi particulièrement difficile à décrire et chroniquer, mais on va tenter de s’y atteler, d’autant que comme grand passionné d’expériences narratives dans le jeu de société, je ne peux manquer de traiter ce jeu-là.
Sachez déjà que l’édition française, réalisée par Légion Distribution (Discovery, Le Royaume des Sables, Balade à Burano, Harry Potter Miniatures Adventure Game, Skytear, War for Chicken Island, Volfyirion, Village Attacks), consiste peu ou prou dans l’édition Deluxe du jeu originellement proposé sur KickStarter par Escape Studios, y compris les KS Exclusives. C’est-à-dire que cette boîte vendue 62 euros 90 (56 euros 61 avec l’abonnement Ludum) contient les dés phosphorescents, l’autocollant de voiture, le sac, les figurines et scénarios supplémentaires… et tout cela avec l’affiche cinématographique, le sablier, l’insert assez propre, les standees, le pin’s, plus de 200 cartes et de 100 jetons, la boîte brillant elle aussi dans le noir…
Non seulement le matériel est donc assez pléthorique, et nettement plus riche que ce que la campagne pouvait promettre pour une éventuelle version retail – et cela sans réel surcoût, malgré un travail de traduction assez imposant -, mais le lister permet aussi d’appréhender le soin apporté à l’atmosphère de Tales of Evil, avec de nombreuses propositions n’ayant aucun impact sur le jeu lui-même. On aurait très logiquement pu s’attendre à ce qu’une version boutiques françaises postérieure au KS s’en passe, et il est d’autant plus impressionnant que les éditeurs aient perçu l’importance de les conserver dans un jeu valant précisément par son immersion.
Bien sûr, les meilleures intentions du monde et les plus belles promesses peuvent n’aboutir à rien de concluant, en particulier quand il s’agit de réaliser un jeu aussi original. Plongeons donc plus avant dans les méandres de Tales of Evil, un jeu coopératif pour 1 à 6 braves de 12 ans et plus.
Entrer dans la maison hantée
Si le livret de règles de Tales of Evil est court, on vous propose de vous lancer directement dans l’aventure sans en avoir lu une page, en bon open & play. Pour cela, il suffit d’ouvrir le manuel L’Énigme de la Marionnettiste Diabolique et d’en lire le Prologue.
Un certain Peter nous y propose de découvrir l’aventure qu’il a vécue avec ses amis dans les années 80. En scannant un QR Code, on arrive à une couche narrative supplémentaire, puisque Antonio Ferrara nous y explique de nos jours qu’il a découvert le journal de Peter (que l’on a donc entre les mains), et qu’il a besoin de nous pour comprendre à quoi ces enfants avaient fait face, lever le voile sur des mystères semblant bien réels. Dommage que cette page soit en anglais, et que la proposition de donner notre nom et notre adresse mail pour être inscrit au Club Pizza & Investigation parmi les Braves… n’aboutisse à rien, même pas un spam.
Afin de dynamiser l’accès au jeu, ce premier texte est strictement là pour commencer à poser le contexte narratif, à en donner le cadre, sans encore raconter l’histoire ou parler de règles. Il s’achève ainsi sur un numéro, une nouvelle entrée à aller consulter dans le manuel, qui mêlera judicieusement mise en place du jeu et de l’intrigue. Notez que vous aurez cependant probablement besoin du livret de règles à côté de vous, parce que quelques illustrations pourront vous aider à identifier le matériel, même s’il est assez bien imaginé pour que les confusions soient difficiles.
Jouer un jeune adolescent s’apprêtant à entrer dans une vieille maison abandonnée, c’est déjà choisir qui l’on incarne parmi sept protagonistes disposant de valeurs différentes d’attaque, défense, force, courage, dextérité, perception, et commençant avec un nombre différent de jetons Physique, Mental et Frayeur. Ils se veulent cependant équilibrés, donc choisissez avant tout celui dont vous vous estimez le plus proche en lisant leur biographie assez détaillée, créant de bonnes conditions pour un peu de roleplay.
Sur le plateau de chaque personnage, on empile ses cartes Statut dans l’ordre croissant : la première carte le représente ainsi au sommet de ses capacités, quand la dernière le montre affaibli, découragé, terrifié, avec la perte de points de caractéristiques que l’on peut imaginer. Ce sont ces cartes Statut qui permettront de définir la difficulté de l’aventure : en difficulté intermédiaire, vous commencerez directement avec la deuxième carte, et avec la troisième en difficulté élevée. N’hésitez pas à réaliser votre première partie en intermédiaire, afin de vous sentir un peu challengés par Tales of Evil sans en être frustrés, quitte à y revenir en adaptant ensuite vraiment la difficulté à l’expérience vécue et désirée.
Chacun s’équipe enfin de trois piles, de son arme (de la sucette à la machette, selon le personnage), d’un couvercle de poubelle et de ses trois cartes Action à usage unique.
Il s’agit alors de commencer à disposer les lieux, avec la grande tuile représentant le hall d’entrée de la maison abandonnée, où l’on place les figurines représentant les personnages (pas forcément très fines, mais grandes et parfaitement identifiables) ainsi qu’un jeton Trouvaille.
Un livre dont vous êtes le héros ludifié ?
Les braves sont immédiatement plongés dans l’action avec le dévoilement d’une carte Évènement. Ils pourraient par exemple déjà faire face à un démon les observant depuis l’escalier, et décider de l’attaquer, de le corrompre avec un cadeau ou de l’ignorer, chaque choix étant associé à un numéro du livre d’événements à consulter. Encore un autre manuel – mais nécessaire : il ne s’agit après tout que de résoudre un événement aléatoire, qui n’est pas spécifiquement lié à l’intrigue et ne vous fait pas mouvoir dans la maison, de sorte qu’il ne faudrait pas que cela vous fasse perdre le fil de l’enquête.
Certains événements ne concernent que le joueur qui les pioche – le leader possédant le talkie-walkie – tandis que d’autres les concernent tout, mais dans les deux cas, rien n’empêche de s’entraider avec ses cartes Action : vous aurez besoin de tout le monde pour en sortir vivants !
Une fois l’événement d’un lieu résolu, on peut en dénicher les trouvailles s’il s’y trouvait un jeton Fouille. Une carte Trouvaille, piochée aléatoirement, exigera ordinairement un test, par exemple de lancer autant de dés que la force du leader pour obtenir le nombre de succès indiqué. Or chaque dé possède trois faces Succès, une face Araignée (qui annule une autre face), une face Tortue (qui annule une araignée) et une face Lampe-torche (qui permet de défausser une pile pour activer la capacité spéciale de son arme, relancer un dé, lancer un dé supplémentaire, transformer un résultat en succès…). La carte Trouvaille indique alors le résultat d’une réussite ou d’un échec, puis peut être conservée.
Il sera alors temps d’explorer une nouvelle zone. En l’occurrence, on nous indique l’ouverture de la porte E, et la pose d’une nouvelle tuile pour agrandir la maison au fur et à mesure de son exploration, le changement de zone étant aussi l’occasion de transmettre le talkie-walkie au joueur suivant. On fait alors face au premier choix : un post-it déconseillant fortement l’ouverture d’une nouvelle porte sans avoir visité préalablement le jardin, les braves votent simultanément pour décider de passer outre ou de suivre ce mystérieux conseil, dans un premier embranchement narratif.
Les lieux, les événements et les choix vont ainsi se succéder, l’histoire progressant en même temps que l’état des protagonistes. Il faudra parfois placer des jetons Indice sur un lieu, chacun correspondant à une option (donc à une nouvelle entrée à laquelle se reporter), et matérialisant sur le plateau deux centres d’intérêt pouvant attirer votre attention. Parfois il faudra accomplir des tests pour se sortir de situations. Plus original, il vous faudra parfois résoudre quelques énigmes, y compris accompagnées d’images, leur réussite pouvant vous octroyer un bonus ou vous éviter un malus – l’échec ne vous bloquant pas, mais vous pénalisant un peu.
Surtout, vous serez régulièrement confrontés à la grande originalité de Tales of Evil, la Fusion. C’est cette mécanique qui permet en effet au jeu de prétendre mêler fiction et réalité, ou plutôt la réalité des personnages et celle des joueurs. Quand apparaît le terme Fusion, il faut en effet retourner le sablier et accomplir des actions aussi variées qu’allumer un vrai briquet, trouver un D10, mettre la main sur des piles…
À première vue, cela peut paraître très gadget, mais une fois dans le scénario, vous vous rendrez compte que cela dynamisera fortement l’expérience en vous contraignant à courir dans l’appartement ou à vite discuter avec vos comparses, offrant un sursaut réel à la campagne tout en créant une curieuse immersion, au moins l’agréable sentiment de faire quelque chose de tout à fait inattendu et nouveau.
À force de mauvais choix ou d’échecs, un brave peut perdre tous ses jetons Physique ou Mental. Dans ce cas, la prochaine fois qu’il devrait en perdre d’autres, il défausse à la place des jetons Frayeur, et quand il n’a plus de jetons Frayeur, il est assommé : sa carte Statut actuelle laisser place à la suivante, ce qui lui permet de regagner une certaine quantité de physique, mental et frayeur, mais plus basse que celle du statut précédent, en plus de le doter de moins bonnes caractéristiques.
Comme si cela ne suffisait pas, à chaque fois qu’un brave est assommé on fait progresser d’une case un jeton Terreur sur le plateau des événements. Et il va de soi qu’en perdant la quatrième carte Statut, un brave quitte simplement la partie, les autres pouvant continuer sans trop espérer la victoire…
Il arrivera que le groupe tombe sur des aberrations qui les traqueront dans la maison, engendrant une naturelle panique, qui fera avancer le jeton Panique sur le plateau des événements. Si le jeton Panique ou le jeton Terreur rejoignent la case représentant le groupe (la sixième de la piste), les braves fuiront la maison hantée, échouant le scénario mais restant au moins en vie, et aptes à se reposer pour retenter l’aventure une fois suivante.
Ces pistes communes permettent au jeu de ne pas s’adapter lourdement au nombre de joueurs, puisqu’elles ne seront pas plus longues ou plus courtes selon que vous serez 1 ou 6 – mais si vous n’êtes qu’1 ou 2, je vous conseillerais d’incarner deux héros chacun, l’absence de main ou d’informations secrètes rendant ce dédoublement plus facile encore que dans un Zombicide.
Il y a donc quelque chose de lose-to-lose dans Tales of Evil : plus vous échouez, et plus vous échouerez, mais c’est aussi compensé par votre progression dans le chapitre, qui vous aidera à faire de meilleurs choix au cas où vous le tenteriez à nouveau depuis le début, ou plus simplement par toutes les découvertes que vous y faites, et qui vous aideront aussi à mieux affronter le Mal.
Je vous laisse quelques surprises, les traumas, pistes, passages secrets, obscurité, allumettes, qui enrichiront votre expérience de Tales of Evil en temps et en heure : inutile de vous faire craindre un jeu plus opaque qu’il ne l’est vraiment, quand il a justement cette force de se densifier au fur et à mesure, en restant toujours relativement accessible.
Après un prologue d’environ 30 minutes, vous pourrez enchaîner avec le chapitre 1, en lisant la carte Chapitre 1 qui vous indiquera à quelle entrée du livret vous rendre. Étant donné que L’Énigme du Marionnettiste Diabolique comporte six chapitres (en plus du prologue) pour pas moins de 499 entrées (sans compter celles du Livre d’Événements et les cartes Événement), il est cependant fort possible que vous ne réaliserez pas tout ce scénario en une fois. Tales of Evil vous propose alors un système de sauvegarde relativement satisfaisant, en distinguant dans l’insert le matériel correspondant à chaque protagoniste, et les trouvailles et événements déjà défaussés qu’il serait peu immersif de croiser à nouveau.
Dommage que l’illustration de l’insert ne corresponde pas exactement à l’insert réel, ou que les éléments « Deluxe » ne favorisent pas un rangement optimal, mais il comporte assez d’emplacements pour que cette sauvegarde fonctionne assez bien. Et puisque la maison hantée se réinitialise à chaque chapitre pour mieux vous dérouter, vous n’avez pas à garder en mémoire sa disposition, on vous indiquera le moment voulu comment la mettre en place, vous épargnant ce qui aurait sinon été le plus fastidieux (à la 7th Continent).
En échouant un scénario, vous n’aurez plus qu’à le recommencer. En le réussissant, vous pourrez passer au suivant. Sans blague. Mais vous pourrez aussi « presque l’accomplir », arriver à son terme en ayant manqué quelques objectifs importants, auquel cas il vous reviendra de décider de continuer ou de recommencer, une jolie manière de ne pas vous imposer de revivre un scénario que vous aviez l’impression d’avoir conclu, tout en vous invitant à retenter l’expérience pour le résoudre pleinement.
Une fois les six chapitres résolus… vous n’en aurez pas fini avec Tales of Evil ! Un autre livret vous propose en effet trois autres histoires plus courtes, chacune tenant en un seul chapitre : Le Mystère du Pianiste fantôme, Le Mystère de l’Éboueur fantôme et L’Enfant disparu.
Et après ? S’il est toujours possible de refaire un scénario – après tout, vous pouvez en moduler la difficulté, jouer avec un groupe différent, incarner un nouveau héros, autant de petites choses qui peuvent radicalement changer deux parties d’un même chapitre – vous pouvez également en créer grâce à un éditeur de scénarios, et donc jouer à ceux de la communauté ! Je confesserais ne pas m’y être livré, mais vous trouverez ici le guide de création (au moyen d’un logiciel gratuit), malheureusement en anglais, sans doute parce que la communauté francophone autour de Tales of Evil n’est pas encore assez forte pour justifier la traduction de ces instructions et du logiciel.
Tales of Evil, devenez littérairement et littéralement un héros de Ça
Tales of Evil est un jeu trop surprenant pour ne pas inspirer une certaine réticence à qui n’y aurait pas encore joué. Ses dessins souvent passables, parfois moins, les QR Codes renvoyant parfois vers des pages en anglais, ses coquilles, un système de fusion (demandant aux joueurs une interaction réelle avec leur environnement) qui peut sembler gadget, une multitude de types de jetons et de cartes qui peut laisser craindre une certaine complexité, la présence de dés, une intrigue à la Livre dont vous êtes le héros logiquement un peu linéaire, sont autant de petits éléments qui peuvent décourager l’achat… mais qui paraîtront erronés ou superficiels à quiconque s’y sera essayé.
Tout d’abord parce que Tales of Evil est beaucoup plus intuitif qu’il y paraît, au point de proposer un système d’open & play, grâce à un prologue/tutoriel où l’on découvre progressivement les règles tout en étant déjà plongé dans l’histoire, très intrigante dans sa volonté d’impliquer à la fois les joueurs et les personnages qu’ils incarnent.
Ensuite parce que cette histoire est assez riche – ces histoires même devrait-on dire, en ajoutant au tutoriel les 6 chapitres (donc 6 parties) du scénario principal et les 3 scénarios secondaires. S’emparant pleinement du postulat à la Ça ou Stranger Things d’une bande d’enfants face à des événements surnaturels dans les années 80 états-uniennes, Tales of Evil insuffle cet imaginaire dans ses objets, ses héros, son atmosphère, son bestiaire, et même ses références culturelles. Si on y est assez guidé, le jeu propose son lot d’embranchements, où il s’agira de voter pour la voie à suivre, et d’hésitations entre la progression frontale ou l’exploration prudente, plus longue et fructueuse au risque d’être confronté à plus de menaces.
Tales of Evil n’est ainsi pas tout à fait un jeu kleenex : outre la découverte toute relative de nouveaux éléments dans les scénarios déjà parcourus, il est assez coopératif pour qu’y rejouer dans une autre configuration, avec d’autres braves, garantisse une expérience assez différente. Le tirage des trouvailles et événements participe à cette variété, et l’asymétrie réussie des héros renouvelant aussi bien l’expérience.
Mais même sans se soucier de rejouabilité, on appréciera l’imbrication réussie entre narration et jeu, l’histoire forte sachant se déployer sans aucune lourdeur, grâce à la concision des textes narratifs, parsemés d’invitations ludiques à déplacer les figurines sur le plateau, à poser des jetons indiquant qu’un mur percé permet d’accéder à une nouvelle pièce, à tester ses caractéristiques dans l’affrontement d’une aberration, à contrôler les dés avec ses objets et capacités, à faire progresser la panique ou la terreur du groupe suite à des événements mal gérés, à faire une trouvaille très utile, à résoudre des énigmes, à aider les personnages en allant chercher de vraies piles…
Tales of Evil n’est pas qu’une « expérience », il s’avère un vrai jeu narratif, satisfaisant mécaniquement comme scénaristiquement, et d’autant plus indispensable pour tout amateur de ces univers qu’il est proposé en français dans une édition proposant la couverture et les dés phosphorescents, un pin’s, l’affiche cinématographique du jeu, l’autocollant pour voiture, autant d’éléments inutiles et donc parfaitement indispensables quand on souhaite devenir membre de Pizza & Investigation !