Gorinto – connaissez les cinq éléments pour atteindre la sagesse !
Pourquoi le simple Azul avait-il été si bien reçu, s’imposant immédiatement comme l’un des jeux de 2017, d’emblée favori pour les As d’or et les Spiel de 2018 ? Assurément une conjonction de facteurs, parmi lesquels on ne peut manquer de citer son accessibilité (on l’explique en cinq minutes) et pourtant sa tacticité très satisfaisante (faisant que l’on a la sensation de mériter sa victoire ou sa défaite), la simplicité de son matériel extrêmement soigné, son interactivité n’empêchant pas les joueuses et joueurs d’assumer des choix, le dynamisme de ses tours – et manifestement l’attente du public pour un titre synthétisant tous ces aspects. Faire un Azul-like n’a donc rien de si évident (et la série des Azul elle-même s’en est mordue les doigts), ce qui intrigue d’autant mieux quand un jeu se place aussi clairement dans sa filiation que Gorinto.
Gorinto, c’est ce jeu conçu par Richard Yaner, illustré par Josh Cappel (Pandemic, Dans le Hall du Roi de la Montagne, The Artemis Project), édité par Grand Gamers Guild (The Artemis Project, Endangered) et localisé par Super Meeple (Coloma, The Artemis Project, La Baie des Marchands, Couleurs de Paris, Trickerion, Dice Hospital, Magnastorm, Tajuto, bientôt Endangered normalement) qui vous demande de construire… un gorinto, pagode bouddhiste japonaise représentant traditionnellement les cinq éléments, symbolisant votre connaissance du monde.
Vendu 33 euros, Gorinto s’adresse à 1 à 4 sages en devenir de 8/10 ans et plus pour des parties de 30 minutes à peine, dans quelque configuration que ce soit ! On présentera d’abord le mode multijoueurs avant de détailler le mode solo, conçu avec David Turczi himself (Anachrony, Clinic Rush, Trickerion, Kitchen Rush, Tekhenu, Tawantinsuyu) !
Vous trouverez également sur la boutique en ligne de Super Meeple la mini-extension Dragon pour 6 euros (qui ajoute des tuiles Joker) et tout le matériel pour ajouter un cinquième joueur à 15 euros.
La course au gorinto
Mettre en place Gorinto donne déjà très envie d’y jouer – et j’imagine bien l’amertume de Super Meeple de ne pas avoir pu le faire découvrir en festival, où il aurait assurément mieux attiré les regards que sa belle boîte sombre en boutiques.
On commence en effet en tirant d’un grand sac de tissu noir 60 tuiles Élément, pour les disposer sur la grille centrale de cinq cases par cinq en montagne (1 seule tuile sur les bords, et jusqu’à 4 tuiles tout au milieu), puis dans les parties suivantes en vagues, en mesa, en lacs ou en colline pour varier la manière d’appréhender le plateau.
Une disposition fort jolie par ces hauteurs différentes et les couleurs des éléments, violet pour le vide, blanc pour l’air, orange pour le feu, vert marin pour l’eau, marron pour la terre. Cinq autres tuiles sont tirées pour longer la forme centrale par le haut, et cinq dernières pour la longer par la gauche.
Un autre plateau réunit judicieusement la piste de sagesse (de points de victoire), la piste de saisons (pour les quatre manches), les emplacements d’éléments clés (deux cartes Élément piochées au hasard parmi les cinq) et les deux cartes Objectif de la partie (tirées au hasard parmi 12).
À son tour, on prend l’une des dix tuiles du chemin (les lignes bordant la forme centrale par le haut ou la gauche), et on la pose sur l’une des cinq cases face à elle dans la même ligne ou colonne, sur une pile ou une case vide, donc tout à fait librement.
Une tuile de vide permet de prendre des tuiles Élément au sommet des quatre piles diagonalement adjacentes.
Une tuile d’air permet de prendre des tuiles Élément au sommet des quatre piles orthogonalement adjacentes.
Une tuile de feu permet de prendre des tuiles Élément au sommet des autres piles de sa colonne.
Une tuile d’eau permet de prendre des tuiles Élément au sommet des autres piles de sa ligne.
Une tuile de terre permet de prendre des tuiles Élément au choix parmi celles se trouvant sous la tuile tout juste posée.
Vous l’aurez compris, plus on progresse dans la partie et moins il y aura de tuiles sur le plateau, au point que vous ne pourrez pas toujours avoir accès à toutes les tuiles permises par celle que vous posez. Si on y ajoute la raréfaction des tuiles sur le chemin, vous concevrez que la permissivité du début va petit à petit faire face à une plus grande tacticité, vos choix prenant une importance croissante.
Surtout… vous ne pouvez pas prendre plus de tuiles que vous ne possédez de tuiles de l’élément choisi plus une. Concrètement, si vous avez choisi une tuile de feu sur le chemin pour la poser sur une case du motif central, et n’en possédiez aucune avant cela, vous ne pourrez prendre qu’une des tuiles Élément dans la colonne où vous l’aurez placée. Si vous aviez déjà une tuile de feu, vous pourrez en prendre deux.
Aucune tuile ne vous permettra d’en prendre plus de quatre autres dans le même tour, donc posséder plus de trois tuiles d’un même Élément ne vous aidera pas à en collecter davantage – la part de construction de moteur reste limitée, ce qui évite aussi un côté win-to-win qui pourrait creuser l’écart de façon trop importante entre des sages profitant mieux ou d’un meilleur tirage que les autres dès le début.
Et attention, vous n’avez pas le droit de prendre moins de tuiles Élément que permis par votre gorinto, à moins bien sûr qu’il n’y en ait plus autant de disponibles parmi celles répondant aux règles de l’élément choisi.
Les tuiles récupérées sont posées sur son plateau individuel (son gorinto)… en fait purement cosmétique. C’est probablement ma seule déception face à Gorinto, que la manière de récupérer des tuiles soit tactique, mais que leur pose sur votre plateau n’ait aucune importance. Plus précisément, les plateaux sont vraiment jolis avec leur bord coloré rappelant la couleur du sage, et leur gorinto à cinq étages, chacun dévolu à une pile de tuiles Élément, mais vous pourriez aussi bien faire sans, et comme vous le verrez, il serait presque plus simple de faire sans, puisqu’il pourra être utile par la suite de bouger les piles devant soi.
Il faut cependant reconnaître que c’est aussi une qualité de Gorinto, de retirer la deuxième partie d’un tour d’Azul pour être plus immédiatement accessible, avec des manches bien plus courtes et des tours moins cérébraux.
Vous pourriez être surpris que le chemin et le motif comportent le même nombre de tuiles quel que soit le nombre de sages, et donc craindre des parties à deux un peu plus longues. Rassurez-vous, un ajustement permet après chaque récupération de tuile d’en retirer une du chemin. Il se vide ainsi deux fois plus vite… et cela contraint surtout à regarder le jeu de son adversaire pour tâcher de le bloquer, là où, à trois ou quatre sages, on peut se laisser guider par son seul intérêt.
En effet, retirer une tuile du chemin ne nous retire rien (sinon que l’on ne pourra pas prendre cette tuile nous-même au prochain tour, si tant est que l’adversaire nous la laisse), et constitue un véritable petit sabotage tactique – et les lecteurs de mes critiques d’Imaginarium ou Tokaido savent à quel point j’aime ce principe de saboteurs, qui rend souvent les parties à deux plus intéressantes que les autres en alourdissant à peine le jeu.
Si vous aviez adopté Gorinto pour son accessibilité, le sabotage pourrait vous paraître un peu trop tactique, ou vous pourriez avoir simplement peur d’intégrer trop vite cette règle avec un néophyte qui pourrait être lésé en la comprenant moins bien que son adversaire pendant les premiers tours. En ce cas, vous pouvez utiliser les jetons Terrier du mode solo, et piocher au hasard celui qui vous indiquera quelle tuile du chemin défausser.
Quand il y a moins de tuiles sur le chemin que de sages après un tour de table complet, la saison s’achève.
C’est le moment de marquer les points des cartes Objectif, par exemple gagner autant de points de sagesse qu’il y a de tuiles dans les piles dont la hauteur est différente de celle des autres piles (autrement dit, toutes les piles de même hauteur qu’une autre de nos piles ne sont pas décomptées), ou imaginer que nos piles sont alignées de la plus petite à la plus grande (ou plus simplement les déplacer pour mieux visualiser, quitte à ignorer le plateau pour ce décompte) pour marquer autant de points que de tuiles dans les piles d’une hauteur différente de la pile du milieu, ou gagner 3 points par élément dont on possède plus de tuiles que nos adversaires…
Vous le voyez, la formulation des objectifs est assez abstraite, et le décompte est assez « mathématique », tranchant avec la fluidité du reste du jeu. C’est cependant là qu’intervient une originalité de Gorinto que j’ai trouvée assez habile : ces objectifs… resteront les mêmes jusqu’à la fin de la partie, là où l’on se serait attendus à en piocher de nouveaux pour chaque saison ! Cela signifie bien entendu que les parties seront très différentes selon le tirage initiale des deux objectifs (sur 12 encore une fois !) mais aussi que la tension va aller croissant pour remporter un objectif où un adversaire se serait montré supérieur à la saison précédente, et donc pour ne laisser passer aucune occasion.
Les éventuelles tuiles du chemin restantes sont défaussées, dix nouvelles tuiles y sont replacées au hasard, et le sage avec le score le plus bas commence la saison suivante. Une manière judicieuse de lui permettre de se rattraper… d’autant que le motif central n’est pas renouvelé, et que l’on envisage donc d’autant mieux ce que l’on voudrait et pourrait faire. Une variante, que je recommande absolument et tout de suite, propose même de redéfinir l’ordre de tous les joueurs du score le plus bas au plus haut.
Après le décompte de la quatrième saison, on achève la partie en décomptant de surcroît les éléments clés, encore une fois connus depuis le début de la partie pour plus de rigueur et de visibilité de la progression de chacun en cours de partie. Chaque sage ajoute simplement 2 points par tuile qu’il possède de l’élément représenté sur chacune des deux cartes Élément.
Sagesse participative
Pour vos parties à quatre sages, Gorinto propose un mode en équipes vraiment convaincant !
Vous y ferez face à votre partenaire, et une carte Objectif sera placée entre les sages adjacents. Vous ne marquerez ainsi que les points des deux objectifs à côté de vous, sans avoir le moindre objectif en commun avec votre partenaire.
Naturellement, cela exigera de pratiquer Gorinto avec des joueuses et joueurs connaissant déjà bien les règles, l’opposition à deux adversaires différents selon deux objectifs différents n’étant pas évident à assimiler…
D’autant qu’à chaque gain de tuile, y compris quand vous n’en récupérez qu’une, vous devrez donner l’une des tuiles collectées à votre partenaire, de quoi vous forcer de surcroît à prêter attention à ses objectifs et à tenter d’harmoniser vos plateaux pour maximiser votre score commun !
Malin, et extrêmement satisfaisant quand vous êtes quatre et connaissez donc les bases de Gorinto assez pour souhaiter renouveler un peu le jeu dans un sens plus tactique.
La sagesse malicieuse du kitsune
Gorinto est également jouable en solo, dans un mode à part entière conçu avec David Turczi, où l’on affronte le Kitsune, esprit japonais s’incarnant en renard à neuf queues.
La mise en place est donc un peu différente : deux cartes Élément clé sont attribuées au kitsune, puis des jetons Terrier vous indiquent où placer cinq tuiles Kitsune sur le chemin, les cinq autres emplacements étant alors occupés par des tuiles Élément. Enfin, des pions Déplacement indiquent sur quelles cases du motif central on dispose la tête et la queue du kitsune.
Le sage prend toujours à son tour une tuile Élément du chemin (parmi cinq mises à disposition à chaque saison), qui lui permet de prendre des tuiles Élément du plateau central – y compris d’ailleurs sur les cases occupées par la tête ou la queue du kitsune, que l’on ignore simplement.
Quand vient le tour du kitsune, un lancer de pièce détermine si on active la queue ou la tête du kitsune. Dans tous les cas, il récupère les tuiles Élément selon la règle de la tuile sur laquelle se trouve la partie du corps indiquée, et au maximum, sans avoir besoin de gagner en puissance. Si elle était sur une case vide, il collecte toutes les tuiles Élément au sommet des piles de l’élément le plus visible sur le plateau central. Puis cette partie est déplacée suite à la pioche d’un pion déplacement, donc de façon de plus en plus prévisible au cours de la partie.
On appréciera que les auteurs aient trouvé un si joli équilibre entre hasard (pour que le kitsune reste menaçant) et prévisibilité (on sait qu’il n’activera que sa case Tête ou Queue à chaque tour, et on peut s’adapter à ces deux possibilités). En outre, à la fin de la saison, on est seul à marquer les points des cartes Objectif (il serait injuste que le kitsune se plie à leurs règles alors qu’il a récupéré des tuiles assez aléatoirement), mais le kitsune marque 1 point par élément clé public… et 3 points par élément clé qui lui a été attribué !
Après la quatrième saison, le kitsune ne gagnera pas plus de sagesse que celle, considérable, qui résulte du quatrième décompte de saison, quand on y ajoutera 3 points par élément clé public en mode normal, ou 2 points par élément clé en mode expert.
Le dispositif peut initialement sembler fastidieux… et vous constatez pourtant à quel point tout a été fait pour que le décompte ni les tours ne soient alourdis.
On le saura à force de m’entendre le répéter, je ne suis pas amateur de solo en général, et j’aime particulièrement pratiquer un jeu léger et tactique comme Gorinto en duel, mais cela ne m’a pas empêché d’apprécier la conception de ce mode et même d’en apprécier quelques parties, d’autant qu’elles s’avéraient vraiment rapides !
Gorinto, Azul-like élémentaire ou modèle de sagesse ?
Gorinto se place assez explicitement dans la lignée d’un Azul, avec son thème léger justifiant un habillage matériel très soigné et sa mécanique simple mais maline de récupération de tuiles.
Gorinto pourrait sembler plus léger : après tout, si les cinq types de tuiles Élément répondent à cinq règles de récupérations de tuiles légèrement distinctes, on les empile ensuite juste sur notre plateau purement cosmétique, sans y ajouter de règle de pose, pour des tours d’autant plus brefs et simples.
On ne peut alors qu’être d’autant plus agréablement surpris par sa rigueur, entre un plateau central qui ne changera que par l’action des joueuses et joueurs, et surtout deux objectifs (piochés au début de la partie parmi douze) que l’on scorera à chacune des quatre saisons, auxquels on ajoute deux éléments clés que l’on scorera après les quatre manches, mais également connus dès la mise en place.
Un autre jeu aurait renouvelé la réserve de tuiles, ou au moins modifié les objectifs à chaque saison, ou donné des missions secrètes aux joueurs, quand Gorinto tient à ce que tout soit dévoilé d’emblée, dans une course qui gagnera en tension au fur et à mesure que l’on verra s’élever les sanctuaires des uns et des autres, et que le plateau central comportera toujours moins de tuiles, toujours plus convoitées.
Accessibilité maline, rigueur, joliesse et concision des parties – pas plus de 30 minutes, que l’on soit deux ou quatre/cinq – créeront immanquablement la chouette impression d’être face à ce qui n’est pas qu’un nouvel Azul, mais un titre à part entière avec son abordabilité et ses originalités !