Rapa Nui : le jeu semi-coopératif de construction de Moaï !
Quand j’étais à Essen, Magali (qui rencontrait les blogueurs pour Matagot) m’avait pour la première fois parlé de Rapa Nui. Dans le catalogue foisonnant et passionnant de l’éditeur (Scythe, My Little Scythe, La Couronne d’Emara, Parks, Everdell, L’Île au trésor, Boomerang, Wingspan, Cairn…), qu’elle s’arrête si longuement sur un jeu qui ne sortirait que douze mois plus tard avait quelque chose de particulièrement intrigant.
Et le savoir conçu par Fabrice Besson, qui en 2008 avait réalisé le Giants profondément refondu dans Rapa Nui, cette fois avec l’aide de Guillaume Montiage (Kemet, le scénario Perdus dans le ChronoWarp d’Unlock! Timeless Adventures), et toujours les illustrations de l’inénarrable Miguel Coimbra (7 Wonders, Small World, Imhotep, When I Dream, City of Horror, Les Montagnes hallucinées, Allégeance, Cléopâtre et la Société des Architectes) et de la très talentueuse Sabrina Tobal (Captain Sonar, Meeple Circus, des illustrations additionnelles d’Inis) s’ajoutait à un thème très sympathique (l’érection des mystérieux moaï sur l’île de Pâques) pour renforcer encore ma curiosité.
Vendu 41 euros, il s’adresse à 2 à 4 tribus polynésiennes (idéalement 3 ou 4) de 10 ans et plus, renonçant (exactement comme Cléopâtre) aux 3 à 5 joueurs de Giants, et pour des parties d’environ une heure, bien plus courtes que celles de son jeune ancêtre.
Rapa Nui sortira officiellement en boutiques le 30 octobre.
L’Île de Pâques
La mise en place commence, on s’en doute, par la pose du plateau central représentant l’île de Pâques, sur une face dépendant du nombre de joueurs impliqués. Le soin consenti par Coimbra, Tobal et Matagot est ainsi d’emblée évident : l’immense plateau regorge de détails assez discrets et nébuleux pour ne pas perturber la lisibilité des icônes mais présents pour faire déborder de vie ce petit monde, tandis que l’accentuation des reliefs entourant l’île donne l’impression d’une pièce tridimensionnelle posée sur le plateau, dans un effet de profondeur qui lui donne un indéniable charme.
21 des 29 tuiles Ahu sont placées face visible sur les ahu, grandes plates-formes cérémonielles entourant l’île et destinées à accueillir les moaï – puisque je vous rappelle qu’ils sont situés au bord de l’eau, regardant l’intérieur des terres. Les 8 tuiles restantes sont replacées dans la boîte afin de garantir une meilleure rejouabilité. Les tuiles Offrande trouvent quant à elle leur place dans le sommet supérieur droit du plateau, où elles sont triées par type (hutte, poule, hache, bateau, collier) et par ordre décroissant de valeur, surmontant les tuiles Offrande exceptionnelle de chacun desdits types.
Les joueurs prennent un jeton Animal représentant leur tribu, 4 tuiles Amélioration, 1 tuile Tablette Rongo, 4 meeples Villageois et 1 meeple Sorcier, plus jolis je trouve que les figurines en plastique de l’ancienne édition, plus en phase avec ce que l’on peut attendre d’un jeu de placement comme Rapa Nui, même si l’on peut trouver dommage que la seule différence entre les figurines des différents joueurs soit désormais chromatique alors qu’elle concernait aussi jadis leur moule. Enfin c’est le genre de détails qui permet à Rapa Nui de rester sous la barre des 45 euros, bien sûr importante pour un jeu familial, aussi bien édité soit-il.
Leur figurine Chef et leur cinquième villageois sont placés sur le Village, au Sud-Ouest de l’île. En outre, ils récupèrent un plateau personnel, en double-couche afin que les marqueurs ne sortent pas des pistes de ressources (joncs, œufs, bois, perles) et pour procurer un petit effet luxueux qui fonctionne toujours assez sur moi.
Enfin, les figurines Moaï, dont le pastique détaillé imite très joliment le tuf volcanique, rejoignent les coiffes Pukao (les curieux chapeaux rouges dont sont affublés nombre de moaï) et le pion Maître tailleur à portée des joueurs. Décidément, après Cairn et surtout Wangdo, Matagot rappelle son savoir-faire pour les figurines en plastique denses et agréables à manipuler !
Il ne reste qu’à placer les jetons Animal Totem représentant les joueurs dans un ordre aléatoire sur la piste d’ordre de tour et à placer un meeple Villageois gris sur le cratère et sur la carrière de pukao, deux lieux immédiatement reconnaissables grâce à la qualité du travail sur le plateau.
Notons que comme à son habitude, Matagot propose dans la boîte de Rapa Nui un insert très plastique de ceux que l’on retrouvait par exemple dans Cairn ou Paris : New Eden, dont le bleu est au moins pertinent avec le thème insulaire, et assez pratique dans son compartimentage précis des différents types d’éléments, ce qui ne manquera pas de faciliter rangement et mise en place pour les rendre nettement moins fastidieux que ce que vous pourriez croire en voyant la longueur des instructions d’installation !
Face à une telle joliesse matérielle, on pourra s’étonner que les noms de Coimbra et de Tobal n’apparaissent nulle part sur la couverture du jeu, quand le manuel de règles ne crédite que Coïmbra (avec un tréma que je n’ai jamais vu nulle part, pas même sur le blog du dessinateur) et qu’il faut scruter un dos de boîte assez illisible pour trouver leur nom à tous deux.
Et pour pinailler un peu, j’ai trouvé tous les jetons et tuiles étonnamment petits, et moins agréables à manipuler et à observer (il faut parfois vraiment les scruter) que des pièces plus grandes, un choix un peu regrettable pour un jeu familial misant autant sur sa qualité éditoriale.
Rapa Nui, île de culte et de culture
Un tour de jeu se déroule en trois phases, durant chacune desquelles tous les chefs de tribu jouent dans l’ordre déterminé par la piste d’ordre de tour.
Lors de la première phase, les joueurs posent à tour de rôle une de leurs figurines, jusqu’à ce que toutes leurs figurines aient été ainsi posées.
Le sorcier ne peut être posé que sur la première case libre de la piste d’ordre de tour, et le premier joueur ne peut pas commencer par cette action et ainsi s’assurer de conserver sa position, il doit laisser au moins un tour aux autres avant de pouvoir s’y placer, quitte à être à nouveau premier à la phase suivante d’ailleurs, si aucun des autres joueurs n’était intéressé avant lui par la pose du sorcier.
Un villageois peut être posé comme sculpteur dans la carrière de moaï, dans le coin inférieur droit du plateau. Chacune des trois colonnes de la carrière correspond à une taille de moaï, et si un villageois est suffisant pour un petit moaï, pour un moyen il faudra un villageois dans la colonne du petit moaï et un villageois dans la colonne du moyen, tandis que pour sculpter un grand moaï il faudra un villageois dans chaque colonne.
Or s’il y a cinq emplacements dans la première colonne, pour les petits moaï, il n’y en a que trois puis deux pour le moyen et le grand, de sorte qu’ils sont assez prisés tout en étant assez coûteux (poser trois villageois, cela représente tout de même trois actions sur les cinq possibles avec les villageois !). Vous saisissez la subtilité : réserver une case de grand moaï indique d’emblée à vos adversaires ce que vous visez, et s’ils occupent toutes les cases de moaï moyen, on ne pourra plus espérer le grand moaï. Il sera alors plus prudent d’être progressif, en posant un sculpteur sur la colonne du moaï moyen et seulement ensuite en avisant des choix de ses adversaires, mais être trop prudent peut aussi leur être très profitable…
Un villageois peut enfin être posé comme transporteur sur n’importe quelle case de l’île libre ou occupée par des transporteurs nous appartenant aussi. Cela excepte les deux cases occupées par des transporteurs neutres (les villageois gris), soit la carrière de moaï et le cratère.
La deuxième phase commence par prendre en compte la position des sorciers pour déterminer le nouvel ordre de tour.
Puis on sculpte les moaï dans la carrière. Chaque sculpteur ne peut être associé à la construction que d’un seul moaï, donc si deux sculpteurs sont associés au moaï moyen et deux au petit moaï, on aura le choix d’ériger deux moaï moyens, un moaï moyen et un petit moaï (en perdant le deuxième sculpteur du moaï moyen) ou deux petits moaï (en perdant les deux sculpteurs du moaï moyen). A contrario, ne posséder des sculpteurs que dans les colonnes de moaï moyen et de grand moaï n’a aucune utilité.
Ces moaïs doivent ensuite être placés sur les ahu. Si une ligne de transporteurs ininterrompue va de la carrière à un ahu où l’on possède un transporteur de sa couleur, on peut en effet déplacer l’un des moaï de sa réserve vers cet ahu. Si l’on traverse ainsi des cases occupées par des transporteurs adverses, ceux-ci gagnent les ressources représentées sur les cases occupées, tandis que les transporteurs gris porteront nos créations gratuitement. Attention, un moaï non érigé retournera à la réserve, de sorte qu’il faut s’assurer avant tout de pouvoir bien les transporter avant d’envisager de les sculpter !
Une fois le moaï érigé, on prend la tuile Ahu sur laquelle on l’a placé. Cette dernière octroiera un pouvoir à usage unique auquel on recourra quand on le souhaitera : après la phase de sculpture, prendre un sculpteur pour en faire un transporteur ; après la détermination de l’ordre de tour, faire du sorcier un sculpteur ; 3 Points de Victoire (PV) ; un sculpteur supplémentaire y compris dans une colonne pleine ; échange de 3 ressources contre 3 autres ressources… Les règles recommandent une liste de tuiles Ahu pour une première partie plus simple.
La tablette Rongo que l’on possède dès le début de la partie vaut 3 PV en fin de partie, ou peut être défaussée en cours de partie pour copier n’importe quel pouvoir de tuile Ahu, ce qui rend bien sûr d’autant plus regrettable l’absence de toute aide de jeu, seul le report aux règles récapitulant toutes les tuiles et expliquant leurs pouvoirs (heureusement assez clairement illustrés). Elle est d’ailleurs déconseillée dans les règles pour une première partie, assez justement à mon avis, pour la petite complexité qu’elle peut apporter pour des jeunes joueurs, et pour son plus grand confort une fois que l’on maîtrise un peu les différentes tuiles Ahu.
Si l’on a ainsi érigé un petit moaï, on gagne une ressource indiquée sur la case ; avec un moaï moyen, trois ressources ; avec un grand moaï, cinq. Ce gain est matérialisé par la progression du marqueur personnel sur notre plateau personnel, une astuce que j’aime toujours beaucoup en ce qu’elle évite de s’encombrer avec des jetons parsemés autour du plateau et facilite amplement le calcul de ses ressources et de celles de ses adversaires. En outre, cela permet de fixer une limite : quand le marqueur est au maximum, impossible de cumuler davantage.
Le processus fatigue le transporteur de l’ahu, qui est allongé. Il pourra encore porter moaï et pukao, mais il ne peut plus ériger de moaï ou placer un pukao sur un moaï – et c’est précisément là l’intérêt.
On peut en effet aussi transporter un pukao depuis le cratère, sans passer par une phase de sculpture, simplement par une ligne ininterrompue de sculpteurs entre le cratère et un ahu où l’on possèderait un transporteur de notre couleur non fatigué et un moaï. Le recours à des transporteurs adverses ne leur octroie cette fois qu’une unité de jonc à chaque fois.
Grâce à la pose du pukao, le joueur peut immédiatement réaliser une offrande en défaussant quatre ressources identiques afin d’obtenir la tuile Offrande du sommet de la pile correspondante, ou quatre ressources différentes pour une tuile Offrande Hache. Ces tuiles portent une valeur de 6 à 14 PV qui reste secrète aux autres joueurs, d’ailleurs plus qu’on ne se focalise pas dessus que par réel intérêt tactique. On ne peut poser de pukao si l’on n’a pas les moyens de réaliser une offrande (cela n’aurait de toute manière aucun intérêt), mais on peut échanger des ressources contre autant de ressources de valeur inférieure, le jonc valant moins que les œufs, qui valent moins que le bois, qui vaut moins que les perles.
Et comme vous l’aurez compris, les ressources de la valeur la plus élevée… sont aussi les plus éloignées de la carrière, cernée par les joncs. Autrement dit, réserver vite une case avec des perles peut être malin pour forcer nos adversaires à y passer ensuite, mais cela ne nous sera utile que très tard, quand il peut également être malin de se focaliser sur les ressources et les ahu faciles…
La notion d’offrande est d’ailleurs un peu curieuse, puisqu’en observant le dessin se trouvant sous les tuiles Offrande (symbole donc invisible pendant l’essentiel de la partie), on se rend compte qu’il s’agit plutôt d’une construction permise par l’accumulation d’objets : cabane pour les joncs, navire pour le bois, collier de perles pour les perles, poule pour les œufs, hache (moui) avec une ressource de chaque. L’idée n’est donc pas tant celle d’être récompensé par les puissances surnaturelles que de faire prospérer sa tribu. Je me demande donc s’il n’aurait pas été plus simple de supprimer ces symboles pour ne garder que ceux des ressources : avoir quatre joncs rapporterait une tuile Jonc, pas une tuile Hutte, etc., rappelant l’offrande que l’on a faite aux dieux et donc la bénédiction en PV qu’ils nous offrent, sans recourir à l’addition de symboles invisibles et mécaniquement inutiles.
Les ressources ont une autre fonction, celle d’acheter l’une des quatre tuiles Amélioration que l’on possède en début de partie – chaque joueur disposant des mêmes. L’une octroie les ressources supérieures quand on érige un moaï, une autre donne une tuile Offrande associée à la ressource supérieure quand on coiffe un moaï, une autre offre un villageois supplémentaire et la dernière, la plus coûteuse, donne accès à la figurine de chef, un sculpteur bonus que l’on place sous une colonne, qu’il reste des emplacements disponibles ou pas, et donc typiquement utilisé pour le moaï moyen quand on a réservé un emplacement de grand moaï, ou pour le grand moaï si les autres joueurs se sont placées sur ses deux cases avant qu’on n’en ait eu le temps.
Il va de soi que l’on se précipitera vers ces améliorations, avec la contrainte de ne pas pouvoir en posséder plus de 3, et donc le renoncement à l’un des pouvoirs, pourtant tous très intéressants. Un joli choix pour une jolie manière de dynamiser le cours de la partie !
Les joueurs continuent de transporter moaï et pukao jusqu’à ce que plus personne ne le puisse, un même joueur pouvant continuer la phase tout seul s’il en a les moyens et plus ses adversaires.
Quand tous ont passé, le tour finit : on récupère toutes ses figurines, les moaï inutilisés retournent dans la réserve, et un nouveau tour commence. Vous aurez bien sûr observé qu’il est presque plus intéressant de ne pas être premier joueur au moment des transports, puisque plus tard on joue, plus on peut gagner de ressources en transportant moaï et pukao adverses. Mais c’est surtout pour la première phase qu’il est essentiel d’être bien placé lors du tour précédent, le fait de placer une figurine avant les autres pouvant être assez important pour occuper assez vite les bons emplacements de moaï, d’ahu ou de ressources.
Puis on commence le tour suivant.
La partie s’achève quand, à la fin d’un tour, il reste autant ou moins d’ahu inoccupés que de joueurs. On procède alors au décompte final en additionnant les PV de ses tuiles Offrande, 1 PV par ressource, 3 PV par tablette Rongo, et bien sûr 3 PV avec la tuile Ahu… 3 PV.
Rapa Nui, grand moaï ou tas de cailloux ?
Rapa Nui me rappelle la trilogie des masques, telle que rééditée par Super Meeple, pour l’idée de construire des structures dans des lieux exotiques et dominés par la nature, pour le soin impressionnant apporté à la confection matérielle desdites structures, ici des statues moaï et leurs coiffes dont le plastique va jusqu’à tenter de reproduire la texture d’une roche volcanique, et pour le principe d’un jeu de placement et de déplacement de meeples sur un large plateau selon des règles familiales mais très tactiques et dénuées de tout autre hasard que la disposition initiale des tuiles qui lui assure une bonne rejouabilité.
Si Rapa Nui est, comme Tikal, Mexica et Java/Cuzco, somme toute assez abstrait, il parvient mieux encore à le faire oublier en s’inspirant de la véritable Rapa Nui, l’île de Pâques, pour la forme du plateau et la disposition des moaï tout autour et le regard tourné vers les terres, et par l’imitation astucieuse de la production des statues dans une carrière et un cratère, puis en faisant de leur transport un important enjeu mécanique. Il faut dire que l’île regorgeant de détails et de vie grâce au trait et aux couleurs de Miguel Coimbra et Sabrina Tobal apporte beaucoup à l’investissement presque anthropologique des joueurs, qui apprécieront aussi beaucoup une iconographie impeccable sur un plateau chargé mais encore tout à fait lisible et rappelant la majeure partie des règles du jeu.
C’est qu’il ne faudrait pas faire l’erreur d’interpréter sa recommandation à un public de 10 ans et plus comme une restriction aux enfants. Entre joueurs aguerris, les choix simples offerts par Rapa Nui génèrent une véritable tension tant l’immense interaction du titre (jamais agressive cependant, on gagne même des ressources en aidant les autres sans qu’ils perdent quoi que ce soit) crée aussi bien de possibilités que de limites, tant il faut savoir équilibrer audace et prudence, moyen terme et long terme. Ceux-là apprécieront particulièrement la compétition pour l’ordre du tour, la tablette Rongo, qui une seule fois dans la partie offre un pouvoir de son choix parmi dix, et les tuiles Amélioration, puissants renforcements permanents des actions du jeu, dont l’acquisition progressive au cours de la partie lui donne régulièrement un nouveau souffle.
Vivant et riche, Rapa Nui est sans doute l’une des réussites familiales de cette fin d’année, et une belle sortie originale Matagot comme je ne crois pas en avoir autant apprécié depuis Dungeon Academy et l’excellent Cairn.
Et si vous souhaitez comparer le matériel et les règles de Rapa Nui et de Giants, voilà la vidéo de Tom Vasel présentant ce dernier :