Magnum Opus : draft d’influences dans la guerre des alchimistes pragois !

 

Si je dis souvent que le deck-building est ma mécanique socioludique préférée, le draft n’en est pas loin. Consistant à piocher un ensemble de cartes, à en choisir une, puis à laisser un adversaire en choisir une, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus, le draft transforme en pure tension tactique ce qui n’aurait sinon été que le hasard pour attribuer la main de cartes. Je lui trouve cependant la limite d’être beaucoup plus rigoureux à deux, permettant de savoir exactement ce que possède l’autre et manquant peut-être dans certains jeux d’une part tout de même importante de doute, de calcul, de prudence, tandis qu’à quatre il n’est généralement plus possible de savoir quoi que ce soit, et l’on se concentre sur son propre jeu, sans qu’il ne soit plus vraiment intéressant de choisir des cartes dans le seul but de bloquer les autres, puisque bloquer un seul adversaire, notre voisin dans le sens horaire, épargne trop les autres pour que ce soit intéressant.

Bref c’est une mécanique passionnante, avec le danger quand elle est mal exploitée de ne plus valoir que dans une configuration, et de perdre beaucoup de son sens dans les autres. Un Bunny Kingdom passé à bloquer son unique rival est un peu frustrant, un Boomerang: Australia où la main passe de joueur en joueur perd beaucoup de son intérêt tactique, je ne suis pas sûr qu’à Genesia ou It’s a Wonderful World il soit si rentable de choisir plutôt contre les autres que pour soi… Aussi suis-je toujours curieux de voir quelle dimension du draft un nouveau jeu va privilégier, s’il parviendra à y recourir si bien qu’il pourra s’ériger en indispensable du genre (comme Res Arcana, où le draft est une variante dont on ne se passe plus après l’avoir essayée) ou au moins surprendre, y apporter un twist.

Or si vous aviez lu mes compte-rendus du festival d’Essen, vous savez que j’y avais succinctement découvert Magnum Opus, dont j’avais appris les règles par l’auteur Lionel Borg lui-même et bien perdu la première manche – à ma décharge, le filou avait « omis » de m’expliquer le pouvoir des cartes. La joliesse de la retranscription de la Prague de Rodolphe II par le talentueux Arnaud Demaegd (Sherlock Holmes, Détective ConseilUnlock! Escape, Heroic, Secret et Exotic AdventuresCaylus), soigneusement éditée par Bragelonne Games qui, après des localisations aussi importantes que CulteLa Vallée des Marchands et Cthulhu – L’Avènement semble décidé à publier de nombreux titres originaux (Magnum Opus donc, HordeLa Grande ÉvasionDrakatakButine), et l’idée centrale de ce jeu, dont on va parler très bientôt, m’inspiraient évidemment le désir d’y revenir, et je me réjouis qu’il soit sorti pour le présenter ici.

Vendu 30 euros chez PhilibertMagnum Opus s’adresse à 2 à 5 joueurs de 10/12 ans et plus pour des parties d’environ 30 minutes, quelle que soit la configuration choisie.

 

Les ingrédients pour le Grand Oeuvre

 

On commence une partie de Magnum Opus par la mise en place de la Prague de la fin XVIème/début XVIIème siècle, avec deux petits plateaux, l’horloge astronomique et la ruelle d’or – située dans le château de Prague, elle était surnommée « la rue des alchimistes », d’où sa présence ici… bien que ses échoppes n’aient en fait jamais hébergé d’alchimistes. J’aime beaucoup le fait qu’y apparaissent certains des personnages également représentés sur les cartes, même si l’on s’étonnera alors que cinq figures soient communes… alors qu’il y a neuf personnages (sans compter les enfants) sur les plateaux et neuf cartes.

En outre, la ruelle d’or seule a une face pour 3 à 5 joueurs et une face pour deux joueurs, différence manifestée dans un gros meeple rouge un peu trop voyant… et qui apparaît même sur l’horloge astonomique pour signaler la face « 2 à 5 joueurs », donc la seule utilisable quelle que soit la configuration. Un peu dommage de ternir la joliesse de l’illustration, surtout pour une information… aussi peu informative.

On mélange les 30 jetons Composant alchimique (20 à deux joueurs, où l’on en ôte 2 de chaque type) pour les empiler face cachée. On en place 4 ou 5 sur tous les emplacements libres au bas de la ruelle d’or. L’une des 10 cartes Composants est également placée sur l’horloge astronomique, signalant la préférence de l’Empereur pour toute la partie, les 9 autres étant remises dans la boîte. On s’assure ainsi que toutes les combinaisons soient représentées, aucune ne pouvant être objectivement meilleure que les autres.

 

 

Chaque joueur reçoit deux cartes Magnum Opus, en garde une face cachée et remet l’autre dans la boîte. Il s’agit d’objectifs personnels, s’ajoutant aux préférences de l’empereur pour déterminer quels mélanges d’ingrédients auront une valeur particulière pendant cette partie. C’est VOTRE grand oeuvre : en divulguer la teneur à vos adversaires compromettrait votre projet, en leur permettant de le saboter, de vous priver des ingrédients nécessaires, ne le dévoilez donc surtout pas !

Comme vous le remarquerez, il est de toute manière impossible de savoir exactement ce que convoite un adversaire. Dommage et tant mieux : le secret perd de l’intérêt si l’on ne peut bloquer, mais au moins n’est-on pas frustré par un joueur nous gênant, quand les autres continuent tranquillement leur bonhomme de chemin, un sentiment toujours particulièrement désagréable.

On notera aussi à regret… que les cinq types de composants ne sont pas du tout nommés, tandis que sur les objectifs, on nous indique juste qu’une ligne de composants vaut 1 ou 2. De sorte que pendant la partie, on commente nos actions en avançant que « hum, il me faudrait le composant jaune avec une plume, pour avoir 1 point », quand on aurait pu être invité à dire plutôt « en ajoutant cette plume de phénix à ma mixture je pourrais obtenir une petite potion ».

Il aurait suffi pour cela de donner un nom à chaque ingrédient dans les règles, et de remplacer les « 1 » et « 2 » des cartes par des illustrations représentant une petite fiole et une grande marmite. Au détriment d’un tout petit peu de clarté (et encore…) on aurait tellement gagné en thématisation, quand l’abstraction effective de Magnum Opus empêche souvent de se plonger dans la Prague si joliment représentée par Demaegd, nous ramenant à notre statut de joueurs accumulant des jetons pour gagner des points au lieu d’alchimistes concoctant leur grand oeuvre… Une petite occasion manquée, peut-être liée au passage du jeu par tant de thèmes au cours du développement conté par Lionel Borg dans son chouette journal d’auteur.

Les alchimistes reçoivent aussi 3 pièces d’argent (l’équivalent d’une pièce d’or) et un deck des mêmes 9 cartes, au dos de la même couleur.

Il ne reste qu’à désigner un premier joueur à la gauche duquel on pose face cachée un autre deck de 9 cartes, sous le superbe jeton métallique Ouroboros, véritable point fort matériel de Magnum Opus, et la partie peut commencer.

Vous vous surprendrez dès la deuxième partie à mettre Magnum Opus en place sans du tout recourir aux règles, ce qui est bien entendu une preuve d’un jeu bien pensé, surtout quand il propose tout de même des jetons, cartes de trois natures différentes, deux plateaux. Une aisance qui traduit l’ambition de Magnum Opus de se rapprocher d’un Citadelles, aisé à sortir, expliquer, jouer, comme on va le voir.

 

Même dans l’alchimie, tout n’est que question de réseau

 

Une manche de Magnum Opus se pratique en trois phases.

La première consiste dans la préparation des composants disponibles pendant la manche (leur disponibilité dans les étals des échoppes) : on prend dans la pioche trois composants à placer sur l’horloge astronomique, on place la ressource la plus à gauche de la ruelle d’or sur la rangée supérieure, et on comble le ou les deux emplacement.s restant.s avec des jetons de la pioche.

Ainsi la rangée inférieure de la ruelle d’or a-t-elle valeur de compteur de manches tout en dévoilant l’une des ressources disponibles à la manche suivante, assez malin, d’autant que l’intégralité des composants seront disponibles à un moment ou un autre de la partie, évitant de vous focaliser sur un objectif que vous auriez moins de chances de remplir que les autres. Savoir quand et où on peut les escompter peut ainsi avoir son importance !

Lors de la deuxième phase, on pose l’une des cartes de sa main devant soi – d’ailleurs des grandes cartes, très agréables à manipuler, et portant au dos un symbole distinct en plus de leur couleur propre, afin d’aider les personnes éprouvant des difficultés avec les couleurs. Face cachée dans un premier temps, puis en la révélant quand tout le monde a fait son choix – ou directement face visible, mais simultanément.

Puis on passe le paquet à son voisin dans le sens des aiguilles d’une montre aux manches paires, et dans le sens contraires aux aiguilles d’une montre aux manches impaires (une flèche sur la ruelle d’or le rappelle). Sauf si vous êtes le joueur en possession du deck Ouroboros. En ce cas, vous prenez le deck placé sous l’ouroboros, et posez ce dernier sur le deck que vient de vous transmettre votre voisin.

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En fait la manipulation de prendre l’ouroboros, prendre le deck qui se trouve au-dessous, rapprocher le deck que l’on nous a transmis et le mettre sous l’ouroboros peut sembler un peu lourde, de sorte que vous poserez peut-être l’ouroboros à côté. C’est moins « thématique », puisque le dos des cartes possède un emplacement pour l’accueillir (pour le coup une jolie idée graphique), mais le plus important pendant une partie est évidemment la fluidité des manipulations. Le jeton a en tout cas ce joli mérite de faire remarquer le deck auquel il est associé, et d’éviter de l’oublier – surtout s’il se trouve entre le joueur à l’ouroboros et le voisin précédent.

Vous avez sans doute compris l’astuce : tandis que tous les joueurs ont désormais en main un deck de huit cartes (une main complète moins la carte posée par l’alchimiste précédent), celui qui détient l’ouroboros retrouve l’accès à un deck complet, ce qui peut lui donner un avantage s’il en profite bien, surtout au premier draft, mais impose aussi une légère réflexion supplémentaire, en redoublant son attention sur ce qu’ont posé les autres pour s’assurer de consolider sa stratégie ou d’aller contre celle d’un adversaire qui risquerait de nous contrecarrer.

On répète le processus jusqu’à ce que chacun ait 6 cartes devant lui, et garde le deck où il avait récupéré la sixième.

 

 

Arrive alors la phase de mécénat, la principale de Magnum Opus.

Le joueur à l’ouroboros annonce dans l’ordre croissant les noms des neuf cartes différentes. Un joueur possédant la stricte majorité de cartes dont le nom a été cité active aussitôt son effet. En cas d’égalité, les joueurs peuvent récupérer les pièces qu’octroient certaines cartes, mais sans bénéficier de leurs autres effets :

  • Wolrad (I) permet d’éliminer une carte d’un autre joueur. Au lieu de cela, il peut acheter un composant alchimique parmi les deux représentés s’il se trouve sur l’horloge astronomique, pour 3 pièces d’argent (la somme est indiquée sur le plateau Horloge).
  • Ludmila (II) permet d’échanger l’une des cartes devant soi contre une carte d’un autre joueur. Il va de soi que la carte échangée doit être strictement supérieure à II : il n’est pas question d’échanger Wolrad, qui n’a plus d’utilité puisque son nom a déjà été cité, ou Ludmila. Elle peut également acheter un composant alchimique parmi les deux représentés (différents de ceux proposés par Wolrad) à l’horloge.
  • Johann (III) octroie une pièce d’argent, et permet de poser devant soi une carte de sa main. C’est le personnage auquel je dois le plus de victoires : même s’il ne reste pas grand chose dans sa main, pouvoir en poser une carte en connaissant cette fois la répartition des forces, donc en s’assurant que la carte posée annulera un effet adverse par une égalité ou nous permettra d’avoir une majorité, est particulièrement intéressant. Au lieu de cela, il permet d’acheter un composant parmi deux à l’horloge.
  • Jezebel (IV) permet de donner une pièce d’argent à un autre joueur… pour lui prendre l’une de ses cartes et la mettre devant soi, ou permet d’acheter un composant parmi deux à l’horloge.
  • Vencesclas (V) octroie une pièce de la réserve et deux autres pièces d’un adversaire, ou permet d’acheter un composant parmi deux à l’horloge.
  • Hermes Malavici (VI) octroie une pièce d’argent et permet d’acheter l’un des composants de la ruelle d’or pour 4 pièces, ou permet d’acheter un composant à l’horloge, quel qu’il soit.
  • Marie (VII), Kunhuta (VIII) et Radek (IX) octroient 2/3/4 pièces et permettent d’acheter l’un des composants de la ruelle d’or.

On retrouve le système de Citadelles, nommer les cartes dans leur ordre numérique, à la différence qu’elles sont ici visibles, et la tension entre utiliser des pouvoirs pour soi ou contre les autres. La tension est en fait bien plus importante que ce que cette petite liste de neuf effets peut laisser croire. Déjà parce que pour chaque carte, un seul joueur bénéficie de son effet, et encore, pas toujours : certaines personnalités n’ont simplement été posées par personne, d’autres s’annulent à cause de l’égalité, d’autres enfin sont utilisées pour des achats. Une manche peut ainsi se dérouler extrêmement vite, et sans le chaos redouté.

Ensuite parce que sur les six cartes posées, il faudra souvent s’assurer de poser deux voire trois fois la même. Arracher la majorité n’est pas chose aisée, surtout avec des pouvoirs bouleversant le rapport de force institué par les cartes posées. Jusqu’où tient-on à un pouvoir ? Jusqu’à quel point est-il rentable, au détriment des autres cartes que l’on pourrait aussi poser ? Parce que s’assurer de bénéficier d’un effet en empilant trois fois la même carte est bien joli, mais il ne reste alors déjà plus que trois autres cartes à poser cette manche-ci…

Et si l’on aime se sentir puissant en cassant la stratégie de ses ennemis, en leur volant la majorité qu’ils croyaient acquise – mais avec des cartes face visible encore une fois, donc sans réelle surprise -, il faut savoir renoncer à un pouvoir pour acheter des composants, des points pour remporter la partie, ce qui n’est vraiment pas facile. Essayez un peu de lutter pour la majorité de Ludmila, Johann ou Jezebel et de renoncer à leur pouvoir !

 

 

Une fois que l’on a éventuellement appliqué les pouvoirs des neuf personnalités à l’influence desquelles les alchimistes ont fait appel, on retire tous les composants restants de la rangée supérieure de la ruelle d’or et de l’horloge – ce qui signifie que si un composant dont vous aviez besoin pour vos combinaisons est mis à disposition, vous avez aussi peu intérêt à le laisser à un adversaire qu’à le laisser irrémédiablement disparaître ! Tous les decks sont reconstitués, le deck Ouroboros est donné au joueur suivant dans les aiguilles d’une montre, et une nouvelle manche commence.

Vous l’aurez compris, en dehors des pièces que l’on continue d’accumuler (tant qu’on ne nous les vole pas), chaque manche répète la précédente, remettant à zéro toute notre influence, et répétant donc une lutte assez fourbe qui m’a inspiré les mêmes sensations qu’Oriflamme récemment.

La partie s’achève donc au bout de la quatrième ou de la cinquième manche, selon que l’on joue à deux ou plus. C’est plutôt un bon calcul : à trois/quatre/cinq on a besoin d’avoir accès à plus de ressources et surtout de sentir que l’on peut parfois utiliser ses cartes, alors qu’à quatre manches on pourrait trop avoir l’impression de ne jamais avoir rien pu faire.

On gagne alors 1 point par composant, plus 1 point par paire de composants ayant particulièrement de la valeur pendant cette partie, plus 2 points par combinaison de quatre composants sur sa carte Magnum Opus, un composant pouvant très bien rapporter 1 point comme composant, participer à une paire et à une recette de Grand Oeuvre, mais pas à deux recettes différentes de Magnum Opus – logique… et agréablement simple. Passé le problème de l’abstraction, on appréciera le fait que la quantité de points soit toujours assez réduite. Lors de ma dernière partie, j’avais ainsi gagné 8 à 4. Ce qui signifie qu’accumuler platement les composants peut suffire à triompher (si nos cartes ne sont pas trop annulées par ses adversaires), une combinaison étant cependant évidemment un avantage à ne pas négliger.

 

Magnum Opus, grande oeuvre ludique ?

 

Entre Citadelles et OriflammeMagnum Opus est bien plus un jeu d’influence fourbe que le jeu de gestion ou de collecte de ressources que son thème très joliment illustré par Arnaud Demaegd pouvait faire attendre. S’il faut bien réunir des composants pour réaliser un grand oeuvre dans les deux hauts lieux de l’ésotérisme pragois que seraient la ruelle d’or et l’horloge astronomique, on ne peut guère y accéder qu’en s’arrogeant de façon bien plus abstraite les faveurs d’une personnalité, tant pour avoir l’argent indispensable à ces emplettes que pour se rendre dans ces deux marchés… et mettre des bâtons dans les roues des alchimistes rivaux.

C’est qu’une personnalité ne peut naturellement accorder son attention qu’à un seul alchimiste, celui qui aura assez habilement drafté pour faire plus appel à elle que les autres, de sorte qu’il faudra à chaque manche redoubler d’astuce et d’agressivité pour tenter d’avoir plus de cartes les représentant… ou de réduire les piles de ses adversaires. Aussi faut-il constamment s’adapter à chaque personnalité invoquée par ses adversaires, afin de la contrecarrer ou de consolider nos plans plus qu’on ne l’avait désiré au début, dans une phase assez formidable d’attention au jeu des autres.

En cela, la possession initiale par chacun d’un deck identique qu’il fera tourner et le deck Ouroboros, qui ajoute une pointe d’asymétrie au jeu sans en bouleverser l’équilibre avec l’accès à un deck complet supplémentaire, sont tout à fait bien imaginées pour apporter une nouvelle tension et fraîcheur à un draft étonnant d’équilibre entre rigueur et pointe de folie.

 

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