Dungeon Academy : entre dungeon crawler, roll & write et jeu d’ambiance !
Il y a quelques mois, préparant une conférence sur l’influence du jeu vidéo sur le jeu de société, je m’étais intéressé au travail de Julian Allain. Auteur de Titan Race chez Funforge et de Gravity Superstar chez Sit Down !, il annonçait depuis quelques temps déjà son Dungeon Academy, qui paraît enfin chez Matagot (Root, Western Legends, Inis, Kemet, Aeon’s End, Scythe, Wingspan). Or tous ces jeux ont précisément pour point commun d’adapter des thèmes et des formes vidéoludiques dans des jeux familiaux, malins, séduisants et accessibles, et après avoir un peu échangé avec lui, je n’en avais que plus hâte de tester son prochain titre.
La promesse d’un dungeon crawler roll & write avec une dimension de course et de pouvoirs a en effet de quoi attirer, ne serait-ce que par la réinvention assez originale du genre (péniblement) omniprésent du roll & write qu’elle paraît impliquer. Le mélange des genres a par ailleurs de quoi susciter la curiosité, comme les illustrations charmantes de Régis Torres (King of Tokyo/New York, When I Dream, Trapwords), la direction artistique de l’omniprésent Henri Kermarrec (Peanut Club, Mission Calaveras, Penny Papers Adventures) et la confiance que l’on a naturellement tendance à placer dans les jeux édités par Matagot.
Voyons donc d’un peu plus près ce Dungeon Academy pour un à six joueurs (idéalement un à quatre) de 8/10 ans et plus et des parties d’une vingtaine de minutes, vendu environ 30 euros.
Entrez dans Lancez le donjon !
On commence à jouer à Dungeon Academy… en montant le donjon. Un bricolage plus rapide quand on mêle les instructions du livret de règles et son intuition que quand on se fie aux seuls schémas, enfin en quelques minutes c’est fait, et on obtient un assez joli sol de donjon entouré de murs d’un côté, un toit de l’autre. Il y a sans doute certaines charnières qu’il faudra renforcer avec un point de colle ou du scotch, mais pour l’instant après un bon nombre de parties je conserve une impression de solidité de la structure. Notons que la boîte est habilement thermoformée de manière à ce que l’on puisse y ranger ses pièces en posant le sol du donjon sur le toit, sans avoir besoin de les désassembler, alors qu’on pourrait le redouter quand on constate leur ampleur.
Ce donjon est placé au centre de la table. Non loin, la pioche de cartes Trésor face cachée et le pion Professeur, mais surtout la pile de carte Sortie dans l’ordre décroissant (le 1 au-dessus, le 6 en-dessous), dont il est particulièrement important qu’elle soit à portée de tous les joueurs.
Chaque apprenti héros prend ensuite une fiche Aventure et un crayon… non fourni. Dommage. La boîte comporte 75 feuillets recto-verso, donc 150 fiches, et Matagot propose naturellement d’en télécharger gratuitement sur son site.
Puis chacun pioche une carte Héros au hasard, qu’il place devant lui. La boîte en contient 10, pour une bonne variété de jeu et donc une bonne rejouabilité puisque chaque héros possède un pouvoir spécifique, ainsi qu’une valeur propre de points de vie et d’énergie, entre trois et cinq. La Voleuse commence par exemple avec quatre points de vie et d’énergie et commence la partie avec deux trésors aléatoires. Le Marchand ne possède que trois points de chaque mais achèvera la partie avec 7 points de victoire supplémentaires. La Rôdeuse possède cinq points de vie et quatre d’énergie, et gagne un point supplémentaire à chaque niveau en sortant la première. On appréciera évidemment la présence de cinq héros et de cinq héroïnes, d’autant que certaines illustrations sont relativement androgynes. En outre, quatre personnages ont un teint de peau jaune alors qu’un seul est typé « asiatique » par sa spécialité (le ninja)
Pour représenter ces points, on est invité à placer sur les symboles de points de vie et d’énergie autant de jetons. Cependant, les jetons sont curieusement un peu plus grands que leurs emplacements, ce qui fait qu’ils les débordent, et que le décalage peut laisser voir les symboles sous les jetons. Cela n’a l’air de rien, mais vous verrez pendant la partie qu’il est crucial de savoir exactement et immédiatement combien il vous en reste, de sorte que ces jetons rouges ne couvrant pas tout à fait des symboles rouges peuvent imposer un léger délai de réflexion. Épargnez-le-vous, en plaçant simplement les jetons sur la table à côté du héros, dans la disposition qui vous paraît la plus intuitive.
Et il est déjà temps de commencer l’examen ! Cette mise en place rapide et colorée peut être ternie par un point, la pioche aléatoire de héros. Pendant les premières parties, cela n’aura aucune importance, et avec certains publics on appréciera même cet arbitraire, d’autant que les héros se veulent équilibrés. Selon le tirage des trésors, la Voleuse peut pourtant commencer avec un boost assez injuste, le Ninja (qui une fois par niveau peut traverser un monstre sans le combattre) paraît tout de même plus amusant que le Marchand, dont le pouvoir n’a simplement aucune incidence sur la manière de le jouer et focalise le joueur sur la victoire plutôt que sur le plaisir…
Pourquoi ne pas proposer, comme à Tokaido, de tirer deux héros et d’en choisir un ? Cela suffira largement, comme on l’a dit, l’équilibre est quand même assez bien assuré pour garantir qu’on ne réalisera pas toute la partie avec un héros qui ne nous plaît pas. Peut-être des joueurs plus « sérieux » apprécieront-ils de temps en temps de jouer sans héros, avec 4 ou 5 points de santé et d’énergie. On peut même très bien imaginer que tout le monde joue avec le même héros, afin de retrouver des sensations de roll & write équilibré sans se priver de cette pétillante composante de rejouabilité. Le plus important, c’est que tous les joueurs commencent une partie de Dungeon Academy dans de bonnes dispositions, et une petite variante de ce genre pourra être bien accueillie sans du tout pervertir l’esprit du jeu.
Un examen rapide et mortel (on est loin du Bac !)
Un donjon est composé de quatre étages. Au début de chaque étage, on détermine sa difficulté, c’est-à-dire le temps qu’on aura pour le parcourir, 1 minute, 45 secondes, 30 secondes. Je conseillerais évidemment de fixer plutôt en début de partie la difficulté de l’ensemble du donjon, avec la possibilité d’équilibrer en cours de donjon si vraiment c’est trop facile/difficile. Matagot a développé une application, Dungeon Academy Timer, pour lancer très facilement le décompte et éventuellement l’accompagner d’une piste sonore.
Un joueur lance les 16 dés dans le toit du donjon, en les ajustant instinctivement pour obtenir un carré de 4 par 4. Il pose ensuite le sol du donjon sur le toit et retourne le tout. On a alors face à soi un donjon celé aux regards. Que voilà une astucieuse manière de générer aléatoirement des niveaux !
Dès qu’on soulève le toit pour dévoiler l’étage du donjon, on lance le décompte.
Il faut alors que les joueurs dessinent sur la grille de 4 par 4 représentant sur leur fiche l’étage actuel du donjon le parcours de leur héros, en commençant par une case de la périphérie (pour entrer dans le donjon) et en le faisant ensuite sortir par une autre case de la bordure (pour quitter l’étage). Sachant qu’on ne se déplace qu’orthogonalement, et jamais deux fois sur la même case. On peut normalement raturer son parcours, en rayer ou gommer des segments tant qu’on a le temps de le faire et que le trajet final respecte les règles. À moins de décider en début de partie d’être sans pitié, et de n’autoriser aucune rature, ce qui ne me paraît pas forcément indispensable tant une partie en trente secondes est déjà naturellement punitive.
Aussitôt qu’un joueur a achevé son tracé, il prend la première carte de la pile Sortie.
La manche s’achève quand le temps est écoulé ou que tous les aventuriers sont sortis.
En commençant par le premier joueur sorti, tous vont résoudre le donjon en vérifiant qu’ils ont bien survécu à leur parcours, voire qu’il s’en sont bien mis plein les poches, avec l’aide du joueur à leur gauche. Au moyen du professeur et de la fiche, ce joueur reproduit en effet le chemin suivi directement sur le donjon et annonce à chaque case une conséquence que le héros doit prendre en compte.
C’est pourquoi je recommande plutôt de pratiquer Dungeon Academy seul, à deux, trois ou quatre. À cinq ou six, il s’avère beaucoup plus long de suivre les résolutions de donjon ne nous concernant pas. Notons cependant l’habileté de faire jouer le rôle du professeur à un voisin. Cela permet d’impliquer un joueur même quand ce n’est pas son parcours que l’on observe, et cela permet une vérification publique, plus satisfaisante que de nombreux woll & write (même aussi excellents que Welcome) où l’on progresse sans réellement regarder la progression de ses adversaires.
Si le héros a croisé un petit monstre rouge, il perd un point de santé pour le tuer : il pose alors son marqueur de santé sur l’emplacement indiquant la mort d’un petit monstre rouge. S’il a croisé un gros monstre rouge, il perd deux points de santé pour le tuer : il défausse alors un marqueur de santé et en pose un autre sur l’emplacement indiquant la mort d’un gros monstre rouge. Et il fait de même avec les petits et les gros monstres bleus. S’il tombe sur une potion rouge ou bleue, il regagne un point de santé ou d’énergie, sans pouvoir dépasser le nombre initial qu’il en avait en début de partie et qui est indiqué sur sa carte.
Un héros qui sortirait malgré tout du donjon en vie gagnerait un point par monstre tué. Il y ajouterait les points liés à ses éventuels trésors ou pouvoirs. Puis il choisirait l’une des quatre quêtes pour la valider. Chaque quête représente une paire de monstres et octroie un point par monstre de ce type tué, et naturellement chacune ne peut être validée qu’une fois. Les quêtes restantes peuvent ainsi beaucoup influer sur la manière dont on joue un étage : s’il ne nous reste que les quêtes Petits Monstres et Monstres bleus en début d’étage, on prendra quelques secondes pour déterminer quel parcours peut nous rapporter le plus. Mais il peut aussi être parfois plus intéressant de l’ignorer, si par exemple le hasard des dés fait qu’il y a beaucoup de gros monstres rouges dans l’étage et qu’on semble en mesure d’en tuer un certain nombre. Le tout est donc d’aviser très vite de sa stratégie.
À la fin des trois premiers tours, le premier joueur sorti pioche autant de cartes Trésor que d’aventuriers et les dévoile. Dans l’ordre dans lequel ils sont sortis, les joueurs en récupèrent une. Quand on joue seul, on en pioche simplement deux pour en choisir une. Certaines rapportent des points de santé et d’énergie, d’autres des points de victoire, d’autres encore la possibilité d’ignorer un ennemi, de sortir d’un donjon de la case que l’on veut, de tuer des ennemis sans perte de santé ou d’énergie… Certaines sont ainsi permanentes tandis que d’autres ne s’utilisent qu’une fois et que les dernières s’appliquent obligatoirement au prochain niveau, représentant une quête supplémentaire ou un gage, à l’instar des Lunettes maudites qui transforme toutes les potions rouges récupérées en potions bleues et inversement ! Bien sûr cela peut s’avérer utile, mais dans le peu de temps disponible pour un donjon, cela engendrera une très amusante confusion (à condition que celui qui les porte soit un adversaire).
Un joueur peut perdre un niveau s’il se trouvait encore dans le donjon pendant le compte à rebours, s’il a perdu tous ses points de santé ou d’énergie, s’il s’est déplacé en diagonale, s’il a traversé deux fois la même case, s’il n’est pas entré dans le donjon par la bordure extérieure. Dans ce cas, il ne marque aucun point de gloire, ne valide aucune quête et ne pioche aucun trésor, mais il récupère tous ses points de vie et d’énergie. Comme vous vous en rendrez compte, il arrive souvent d’achever un niveau avec un point de chaque parce qu’on a optimisé son parcours pour tuer le plus de monstres sans mourir, de sorte que nos possibilités seront beaucoup plus limitées au niveau suivant (on ne récupère rien d’un niveau à l’autre). Le malus considérable constitué par une défaite est ainsi partiellement compensé par la nouvelle fraîcheur du héros, et on pourra même envisager (avec parcimonie) de se laisser tuer pour revenir en pleine forme.
Au début du deuxième étage, avant de lancer les dés, on en remplace un par le dé Labyrinthe. Si un dé normal porte sur ses six faces les quatre monstres et les deux potions, le dé Labyrinthe porte trois couloirs (avec des murs infranchissables), un carrefour (sans effet), une peau de banane (qui ôte un point) et une bourse (qui en rapporte un).
Au début du quatrième étage, on remplace un autre dé par le dé Boss. Si celui-ci porte une clef, il faudra obligatoirement passer par cette case pour sortir. Une impasse empêche simplement le passage par cette salle. Le coffre rapporte deux points. Pour tuer le troll, la liche et le dragon il faut respectivement perdre trois points de santé, trois points d’énergie et trois points de chaque, mais une victoire rapporte trois points de gloire et régénère respectivement tous ses points de santé, d’énergie ou des deux caractéristiques.
Une fois les quatre niveaux achevés, on additionne les scores des quatre niveaux, les scores des quêtes et les éventuels trésors et pouvoirs rapportant des points en fin de partie, et le joueur en possédant le plus reçoit son diplôme d’aventurier. En cas d’égalité, le joueur sorti le plus vite du dernier étage remporte la partie. Si l’on jouait seul, on compare son score à l’Échelle des Héros. Entre 0 et 10 points on n’est qu’un jeune écuyer, tandis qu’à 51 et plus on est une légende vivante.
Dungeon Academy, du roll & write aventureux et rafraîchissant ?
Dungeon Academy brille d’abord par le curieux et très réussi mélange des genres qu’il propose. Il tient du dungeon crawler en ce qu’il invite à parcourir les étages d’un donjon en vainquant des monstres et en récupérant des trésors. Il tient du roll & write parce qu’il génère les pièces par un lancer de dés imposant aux joueurs une sélection, concrétisée par des cases à cocher sur une fiche individuelle, pour scorer intelligemment. Il tient du jeu d’ambiance par sa dimension de course, l’aléatoire du tirage des personnages et de cartes de trésors. Alors qu’une telle disparité générique devrait engendrer une hétérogénéité mécanique, une certaine complexité ou un sentiment d’incohérence, leur mariage engendre un jeu étonnamment cohérent, fluide et accessible.
À sa couverture, on pourrait le croire assez enfantin. Il suffit pourtant d’une partie pour se rendre compte qu’il faut ajouter à ses qualités une relative universalité, puisque Dungeon Academy parvient à satisfaire aussi bien les tenants du jeu d’ambiance décomplexé que ceux qui tiennent à ce que le roll & write reste rigoureux. L’aléa produit ainsi un donjon qui concerne tous les joueurs, il fait piocher des personnages qui infléchissent la stratégie plutôt qu’ils n’accordent d’artificiels et injustes bonus, il fait tirer des trésors dans un ordre très bien pensé, pour récompenser l’aventurier ayant eu le mérite de sortir le plus vite ou consoler celui qui est sorti aussitôt entré faute de pouvoir explorer le donjon plus longuement. On peut bien entendu introduire des variantes pour l’égaliser davantage encore, mais il est impossible de ne pas apprécier l’intelligence avec laquelle le hasard a été intégré de façon à apporter de la variété et une réflexion tactique au lieu du chaos auquel on l’attribue souvent.
Une excellente surprise aussi bien en solo qu’à six (même si je le trouve plus fluide jusqu’à quatre joueurs), dont je n’attendais pas une telle ingéniosité. Je ne m’en réjouis que davantage que Matagot ait prévu des extensions, d’ailleurs annoncées dès la boîte de base puisque cette dernière contient des emplacements pour accueillir de nouveaux dés. Il faudrait apparemment attendre le début d’année prochaine, ce que je confirmerai naturellement ici dès que j’aurai plus de nouvelles !