Accueil Lifestyle Culture Geek The One Hundred Torii – l’art délicat et calculateur de l’horticulture japonaise

The One Hundred Torii – l’art délicat et calculateur de l’horticulture japonaise

The One Hundred Torii – l’art délicat et calculateur de l’horticulture japonaise

 

Il faut suivre mes tests depuis un certain temps et avoir bonne mémoire pour se souvenir de mon admiration éperdue pour Tokaido, un jeu dont la mécanique était puissamment renforcée par la délicatesse graphique pour retranscrire l’importance supposément accordée par les Japonais au voyage plutôt qu’à la destination. Un cliché certes, mais le genre de cliché qui fait du bien quand il sert aussi bien une oeuvre déjà aussi satisfaisante d’un point de vue ludique, à une époque où la nippophilie est plutôt représentée dans le monde du jeu de société par les affrontements de samouraïs. J’étais donc très curieux en apprenant que le 21 mai 2019, l’éditeur Pencil First Games a lancé le KickStarter de son The One Hundred Torii après le succès de Skulk Hollow sur la même plate-forme de financement collaborative. Conçu par Scott Caputo (Völuspà, Sorcerer City) avec l’aide d’Eduardo Baraf (le directeur de Pencil First), et illustré par le très apprécié Vincent Dutrait (Robinson Crusoé, L’Île au trésor, Museum, When I Dream…), The One Hundred Torii est en effet un jeu de placement de tuiles en vue de construire un jardin japonais.

Un thème aguicheur, déjà séduisant dans Okiya, et cette fois au service d’un Carcassonne aussi ambitieux que joli. D’autant plus intéressant d’ailleurs qu’il revendique sa fidélité à la culture nippone, que ce soit par le témoignage de Dutrait dans les règles ou dans le passionnant carnet d’auteur de Caputo. Et puis franchement, un jeu en financement participatif sans centaines de figurines pour faire artificiellement grimper le prix, s’adressant humblement à un à quatre jardiniers-promeneurs de huit ans et plus et pour des parties de 45 minutes au lieu de prétendre aux six à huit joueurs pour des parties de trois heures, c’est déjà apaisant… Disponible pour 35 euros avec une mini-extension offerte, en KS jusqu’au 11 juin et livré à partir d’avril 2020, The One Hundred Torii est-il alors un jeu à pledger ? [Edit : livré dans les temps malgré la crise sanitaire, le jeu est désormais disponible en boutiques]

 

The One Hundred Torii

Le cœur du jardin

On commence une partie de The One Hundred Torii en plaçant au centre de la table la tuile de départ, qui porte les six symboles de la statue d’Inari (esprit renard), du pont, de la lanterne, du tsukubai (fontaine), du sekimori ishi (pierre destinée à l’orientation des promeneurs) et du parterre de lotus. Sur les 42 tuiles Jardin que comporte la boîte, on en ôte deux à 4 joueurs, trois à 3 joueurs et douze à 2 joueurs (on expliquera plus tard le mode solo). Chacun en reçoit deux qu’il peut regarder sans les montrer, et le reste constitue une pioche face cachée.

Chaque jardinier reçoit ensuite deux pièces, le reste formant une pile à portée de tous, de même que les jetons Amélioration (sur leur face 5), Personnage et Pavillon (sur leur face 2), toutes aussi nombreuses qu’il y a de joueurs. On place également à proximité les petits meeples Poète et Samouraï et les tuiles Récompense, les éléments décoratifs étant disposées en deux piles avec la tuile 5 sur la tuile 3.

La mise en place peut s’avérer légèrement fastidieuse, avec ses nombreux éléments à distinguer et empiler. Heureusement, tous se trouvent dans des sachets zip distincts, et les auteurs promettent pour la version finale du jeu un insert optimal pour ranger chaque pièce à sa place dans la boîte et s’y servir plus intuitivement, ce qui devrait en effet faciliter grandement cette étape. Notons qu’ils ont pris garde à donner à chaque type d’élément une taille, un code couleur et même une forme tout à fait spécifique, dans un effort sincèrement appréciable pour donner aux joueurs quelque chose de tangible, une matérialité qui aide autant à jouer qu’elle fait oublier l’abstraction des premiers prototypes.

 

 

Des fleurs, des rencontres, et de poétiques récompenses

Le dernier joueur à avoir flâné dans un jardin public ou un parc commence.

Le tour d’un jardinier se compose de quatre phases.

La première, facultative, est la demande d’aide d’une personne du jardin. En payant le coût indiqué sur l’aide de jeu, on peut alors utiliser le pouvoir du Jardinier, de la Geisha, du Poète, du Samouraï ou du Marchand. Pour un jeton Élément/une pièce, le Marchand permet de défausser une tuile et d’en piocher deux. Pour le même coût, le Samouraï se place sur la table pour bloquer le placement de tuiles. Pour trois jetons Élément/pièces (et le possible panachage des deux), le Poète se place sur un élément qu’on pourra ignorer. Pour le même coût, la Geisha permet de placer deux tuiles et de marquer les points de la seconde.

Enfin, toujours pour le même coût, le Jardinier permet de placer une tuile par-dessus une autre, à l’exception de la tuile de départ, d’une tuile déjà couverte ou d’une tuile occupée par le Poète. Les règles ne le précisent pas (curieux d’ailleurs compte tenu de leur clarté générale), mais comme il n’y a qu’un meeple Samouraï et un meeple Poète, il paraît logique que ces personnages restent en place jusqu’à ce que leur assistance soit à nouveau requise. Remarquez que vous n’aurez aucune manière de regagner des pièces en cours de partie, il faut donc les voir comme un boost essentiel pour obtenir une aide, à ne pas utiliser à la légère !

La deuxième phase est l’extension du jardin. Il suffit de poser une tuile de sa main à côté d’une autre tuile déjà placée, sans aucune autre restriction. La pose est alors dynamique, et évite l’analysis-paralysis qui ne manquerait pas de se manifester si l’on possédait plus de deux tuiles en main, ou si des règles rigides nous faisaient tourner les tuiles en tous sens dans notre tête pour espérer trouver un moyen de les placer. On s’assure également de cette manière que personne ne soit jamais bloqué.

 

 

Toutes ces tuiles contiennent cependant au moins un élément. Lors de sa pose, on profite du chemin le plus court entre l’élément de la tuile posée et l’élément identique le plus proche. Je pense que vous commencez à saisir déjà la malice du jeu, les techniques pour bloquer le trop long chemin qu’un adversaire serait en train d’aménager l’air de rien, ou au contraire pour en profiter à sa place, bref l’ambiance que peut mettre autour de la table une règle aussi simple. S’il y a plusieurs éléments sur la tuile, on choisit celui que l’on souhaite scorer, et l’on gagne un jeton élément du type de ce type.

En outre, si deux chemins sont aussi courts l’un que l’autre, on choisit celui que l’on souhaite emprunter. C’est que cela a de l’importance pour déterminer si l’on traverse un torii (un portail de bois) ou non. Chaque torii rouge octroie un jeton supplémentaire de l’élément récolté, chaque torii bleu octroie un jeton d’un autre élément, au choix du joueur.

Notons que ces tuiles sont assez grandes et épurées pour être aussi jolies que lisibles, et ainsi ne pas imposer aux joueurs de tourner autour de la table, de regarder les cases de trop près, d’avoir une vue d’ensemble générale immédiate. Cela est naturellement essentiel pour un jeu de ce genre, mais combien a-t-on déjà vu de jeux ne parvenant pas à ce degré de lisibilité…

 

 

 

La troisième phase consiste à récupérer d’éventuelles récompenses. Si le joueur actif possède cinq jetons du même type, il les remplace par le jeton Amélioration correspondant sur sa face 5, et s’il en possède cinq de plus, il retourne le jeton Amélioration sur sa face 10, le maximum de points que puisse rapporter un élément. Il ne s’agit donc pas tant de jetons Amélioration que de jetons Améliorés, un terme plus adapté pour ne pas laisser croire que vous allez gagner quelque chose comme un pouvoir, un effet supplémentaire. Le premier joueur à avoir récupéré un jeton Amélioration de chacun des six types gagne la tuile Récompense valant 5 points, le deuxième celle valant 3 points. Le premier joueur à avoir récupéré trois jetons Amélioration sur leur face 10 gagne la tuile Récompense valant 5 points, le deuxième celle valant 3 points.

Si le joueur actif a demandé de l’aide à un personnage, il en récupère le jeton sur sa face 2, et la deuxième fois, le retourne sur sa face 4. La troisième fois, il récupère la tuile Personnage correspondante, unique pour chacun des cinq.

Si un joueur ferme une allée en posant une tuile de façon à ce qu’un chemin s’achève dans les deux sens par un cul-de-sac, et si cette allée comporte au moins deux éléments, identiques ou différents, on estime qu’il a créé un Pavillon, ce qui lui octroie un jeton Pavillon sur sa face 2. Au deuxième Pavillon, il retournera le jeton sur son côté 4. Au troisième, il récupère l’unique tuile Récompense Pavillon.

La quatrième phase consiste simplement à compléter sa main de deux tuiles.

La partie s’achève quand la dernière tuile est tirée et que tous les jardiniers ont joué un dernier tour, y compris celui qui a tiré la dernière tuile.

On fait alors la somme des jetons Amélioration, des jetons Personnage et des tuiles Récompense. Ce qui signifie que les Pièces, jetons Élément et tuiles Jardin ne valent plus rien, d’où l’intérêt de les convertir au plus vite quand on voit la pile de tuiles se raréfier. Et ce qui signifie que les scores sont beaucoup plus faciles à calculer, puisque les éléments valant des points sont moins nombreux et portent des valeurs qu’il est plus aisé d’additionner que des unités éparses. Ce n’est qu’en cas d’égalité que le nombre de jetons Élément distingue le vainqueur, tandis qu’en cas de nouvelle égalité, il faut posséder le plus de tuiles Récompense.

 

Rêveries du promeneur solitaire

Comme on l’a mentionné, The One Hundred Torii est jouable seul. Autant cette possibilité est devenue une véritable mode dans le jeu de société contemporain, et son addition n’a donc en soi rien d’étonnant, autant elle peut surprendre dans un jeu de placement de tuiles, genre multijoueur par excellence. De fait, il s’agit ici d’un mode de jeu complet, pas d’une addition gadget pour rester ouvert au marché très particulier des joueurs solitaires, comme un simple coup d’œil au plateau Solo suffit à s’en convaincre !

The One Hundred Torii a ainsi la finesse de ne pas seulement nous pousser à nous dépasser pour faire le meilleur score possible, mais à nous faire affronter une intelligence artificielle en la personne d’Onatsu la voyageuse.

La disposition est celle d’une partie à deux joueurs, à quelques différences près : on place devant soi le plateau Solo. On n’utilise pas les tuiles Récompense des personnages et pavillons, mais tous les jetons Personnage et Pavillon. On joue avec 36 tuiles au lieu de 30. On ne reçoit pas de tuile au début de la partie. Si Onatsu commence la partie sans aucune pièce, on choisit de commencer démuni (difficulté expert), avec une pièce (confirmé) ou deux (débutant), ce qui rappelle assez l’importance d’un élément que l’on aurait pu croire anodin.

À son tour, le joueur pioche trois tuiles. Il peut demander de l’aide à un personnage, sachant qu’aucun ne pourra l’aider plus de deux fois (ce qui est déjà beaucoup), que le Marchand ne permet de repiocher qu’une tuile (ce qui le rend clairement moins intéressant), et que le Samouraï (qui ne coûte plus que deux jetons/pièces) n’est pas placé à côté d’une tuile mais sur une colonne du plateau (vous allez comprendre).

Une fois sa tuile posée, il n’en repioche pas et donne les deux autres à Onatsu. Plus précisément, il les pose sous les cases du plateau Solo correspondant aux Éléments des tuiles. Si elles en contenaient deux, il choisit dans laquelle des deux colonnes les mettre, toujours dans une limite de quatre tuiles par colonne, une tuile ne pouvant pas du tout être placée étant défaussée. Les tuiles ainsi posées constituent un jardin d’abord éclaté, puis de plus en plus cohérent au fur et à mesure qu’il est complété. Une manipulation parfaitement fluide où l’adversaire n’est pas tant une intelligence artificielle qu’un casse-tête de gestion supplémentaire pour le joueur actif. Habile.

 

 

Dès qu’il y a deux tuiles dans la même colonne, Onatsu récupère le jeton Amélioration 5 au symbole de cette colonne, et le jeton 10 quand il y en a quatre. Et si elle récupère les jetons 5 de chaque symbole ou trois jetons 10, elles gagne les tuiles Récompense correspondantes. En outre, pour chaque torii rouge placé sous le plateau, elle récupère le jeton Personnage 4 correspondant au personnage représenté au-dessus de la colonne, ou le jeton Pavillon 4 dans la sixième colonne. Pour chaque torii bleu, le joueur perd deux jetons Éléments ou pièces. Une tuile avec deux torii cumule les effets et leur ajoute la pose d’une tuile supplémentaire ! On en ignore l’effet en débutant tandis qu’on l’applique en expert… et les règles ne précisant pas ce que l’on fait en confirmé, je suppose qu’on l’ignore également. Autant dire qu’il faut autant jouer pour améliorer son jardin que pour empêcher Onatsu de développer le sien, ce qui s’avère délicieusement tendu !

La partie s’achève quand toutes les tuiles ont été posées, ce qui va assez vite compte tenu de l’utilisation d’au moins trois tuiles par tour, et donc parfois quatre. Le score le plus élevé l’emporte, l’égalité étant résolue par le nombre de jetons Personnage et de tuiles Récompense. Naturellement, une nouvelle égalité est favorable à Onatsu, quand même !

Un mode très plaisant et beaucoup plus casse-tête qu’on aurait pu le croire après avoir joué avec plusieurs autres jardiniers, notamment grâce aux conséquences de l’utilisation par Onatsu des tuiles que l’on défausse. Il faudra probablement se reporter quelques fois aux règles, moins intuitives, mais une fois les automatismes acquis, les parties auront un goût de revenez-y assez rare pour des parties solitaires. Le charme a en tout cas opéré sur moi alors même que je ne suis pas très friand de ce mode de jeu habituellement.

 

The One Hundred Torii : un jeu à pledger ?

On l’a dit, le KickStarter de The One Hundred Torii a débuté le mardi 21 mai 2019 et s’achèvera le 11 juin. Ce sera le dixième projet créé par Eduardo Baraf, si cela peut déjà rassurer sur l’expérience de l’éditeur dans le domaine du financement participatif, une question évidemment brûlante à une époque où l’on craint les retards de livraisons ou l’absence opportune de communication et de feedback. D’un point de vue au moins pratique, il semble donc un choix méritant attention.

En termes de thème et de jeu, The One Hundred Torii est assez enchanteur et surtout très agréablement efficace. Moi qui aime tant Carcassonne et Tokaido, deux des jeux que je sors le plus, comment pouvais-je ne pas me laisser charmer par leur fusion aussi judicieuse ? Il a tout ce que l’on peut aimer d’un jeu « japonisant », un thème délicat, des dessins ravissants, un attachement sincère et documenté à la culture locale, jusque dans le manuel de règles, aussi généreusement illustré qu’informatif. Il a tout ce que l’on peut aimer d’un jeu de placement de tuiles, le plaisir de la manipulation de pièces, de la construction d’ensembles cohérents, de la lecture intuitive du terrain pour établir des stratégies prenant tous les paramètres en compte, de la fluidité du gameplay malgré de vraies possibilités pour varier les approches, une rejouabilité impeccable, un calcul aisé des scores.

La quantité de matériel et sa diversité pouvaient faire redouter une technicité fastidieuse, on comprend en fait que l’attribution des jetons et tuiles est aussi intuitive que possible. D’autant que les limites de jetons et tuiles en nombre total et par joueur imposent de se livrer à la fois à une course spécialisée et à une quête de diversité, ce qui est d’autant plus redoutablement calculatoire. Accessible, tactique, beau et très bien édité, tout à fait le genre de jeux que je trouve intéressant de soutenir… et évidemment de pratiquer !

 

AUCUN COMMENTAIRE

Quitter la version mobile