Kuala – mieux qu’une bande dessinée dont vous êtes le héros
Je suis chercheur en bande dessinée. Tout ce qui a trait à l’expérimentation autour de l’art séquentiel retient donc mon attention, et quand quelque chose de neuf a pour ambition de concilier 9ème art et jeu de société, toute ma curiosité est captive, comme c’est le cas avec Kuala (anciennement intitulé Baïam) de Shuky, illustré par Gorobei et publié par l’excellent Blue Orange (Photosynthesis, Planet, Kingdomino et Queendomino…) en association avec Makaka Éditions.
Or Makaka est déjà connu pour ses « BD dont vous êtes le héros », dont j’avais lu avec beaucoup de plaisir le Sherlock Holmes de l’auteur Ced. Quelle différence avec la proposition de Kuala ? Pour commencer, le jeu n’est plus exclusivement solitaire, mais peut se jouer seul ou en coopération jusqu’à quatre joueurs, à partir de 7 ans et pour des parties de 45 minutes. L’âge cible, comme la durée, sont étonnamment courts, tandis que la possibilité de jouer à plusieurs peut légitimement susciter le scepticisme. Mais ne vous inquiétez pas, Blue Orange et Makaka ont très bien fait les choses et parviennent à livrer une expérience complète, déjouant la plupart des écueils du livre dont vous êtes le héros, et tout cela pour environ 25 euros, un prix très correct comme vous en jugerez.
Une BD dont vous êtes le héros ou un jeu ?
Si Kuala étonne, c’est d’abord par son concept. On voit bien à quoi une BD dont vous êtes le héros ressemble, ou peut ressembler, et ce même si on en n’a jamais eu entre les mains. Mais comment en faire un jeu de société ? Déjà, la boîte comporte quatre livrets au lieu d’un seul. C’est d’ailleurs ce qui manque à beaucoup de jeux narratifs, la possibilité donnée à tous les joueurs de suivre l’aventure chacun avec son matériel, plutôt qu’avec un seul téléphone pour tous par exemple (Unlock !, Chronicles of Crime…).
Toutes commencent par les mêmes cinq planches présentant l’intrigue : votre père étant malade, vous devez le remplacer pour aider le pirate Pali à accumuler le plus de richesses possibles en cinq jours. Comme dans un livre dont vous êtes le héros, on choisit alors sa destination, puis on opte régulièrement entre les différentes actions proposées, qui donnent accès à de nouvelles vignettes. Et comme dans les livres de Makaka, les numéros des pages correspondent au numéro des vignettes qu’elles contiennent. Au lieu d’une page 95, on a par exemple affaire à une page 95-96-97, parce qu’elle contient les vignettes 95-96-97.
Remarquons qu’un parcours ne consiste qu’en vignettes autonomes, jamais en vignettes consécutives. Une qualité que n’avait pas (ne pouvait pas avoir) Sherlock Holmes, où l’on pouvait donc risquer de chercher la suite sur la vignette suivante, au risque de se spoiler. Kuala évite très finement ce problème grâce à sa diversité : on ne saura ainsi jamais lors d’une partie si les autres vignettes d’une page que l’on consulte pourront être utiles ou non, de sorte qu’on n’a simplement aucune raison de laisser glisser ses yeux.
La dimension ludique est assurée par les choix et les nombreuses énigmes, ainsi que par le personnage que vous choisirez : Sarah parle aux animaux, Kyk possède une force phénoménale, Neta est vif et agile, Grobeille est la reine des énigmes. Chacun possède son propre livre qui ne se contente pas de répéter les autres, mais contient parfois des numéros que les autres n’ont pas.
Typiquement, lorsque tous les joueurs aperçoivent un oiseau sur la vignette 192, seule Sarah voit dans son livret le numéro 94 sur les branches juste à côté, signalant qu’elle peut aller lui parler. De sorte qu’en voyant un animal, les autres joueurs auront souvent le réflexe de se tourner vers Sarah, de même qu’en voyant un mur, ils demanderont généralement à Kyk s’il peut le faire exploser. Et comme les livrets sont individuels, on ne se rend pas toujours compte qu’on a sur le sien des numéros que les autres n’ont pas, d’où l’importance de bien chercher chaque numéro subtilement dissimulé (à la Unlock !) et de communiquer. Un gros point fort… d’autant que cela peut aussi s’avérer une fausse piste ! Il faut donc réfléchir tous ensemble pour ne pas tout faire exploser ou se jeter dans la gueule d’un tigre, au risque de perdre du temps ou des trésors !
Un livre dont vous êtes le héros…. rejouable ?
Comme on s’en doute, Kuala est déjà rejouable parce que l’on peut suivre d’autres sentiers, faire d’autres choix, et jouer avec d’autres personnages, à plus forte raison quand on joue à moins de quatre, et qu’il peut donc y avoir encore beaucoup à découvrir. Cela resterait du kleenex… si Makaka et Blue Orange n’avaient pas si bien fait les choses.
Les parties sont limitées à 5 jours fictifs. À chaque fois qu’une vignette comporte un symbole soleil, on perd une journée, et au bout des cinq jours on se rend en 204. Le procédé n’est pas tout à fait convaincant, parce que les symboles soleil sont assez discrets, qu’on peut donc les manquer, parce qu’il n’est pas très clair s’il faut aller en 204 juste après avoir coché le cinquième symbole sur son journal, ou si cela nous donne une dernière journée jusqu’à en rencontrer un sixième, et parce qu’il est brutal d’abandonner soudain un lieu pour finir la partie. D’autant qu’on ne cherche les trésors que pour un pirate qui ne nous accompagne même pas, sans réellement se sentir gratifiés. Il n’empêche que cela donne une bonne raison de refaire un parcours en évitant de perdre du temps et en réalisant des choix différents.
À cela il faut ajouter qu’on commence une partie en choisissant une île à explorer. Le pirate nous en recommande deux, à deviner soi-même avec quelques indices, et une fois la destination décidée, on ne peut pas revenir en arrière pour explorer une autre île. Et avant même de prendre la mer, il faut choisir si l’on privilégiera les rubis, les perles ou les statuettes. On pourra tout ramasser, et convertir à la fin les trésors que l’on ne « voulait » pas dans la ressource qui nous intéressait, mais la conversion se fait naturellement à perte. Sans doute la rejouabilité aurait-elle été accentuée par la possibilité de ne ramasser qu’un type de ressources, nécessitant de revenir sur la même île (et de faire des choix sensiblement différents) pour voir si l’on arrive à un meilleur score total avec un autre type de trésor, mais il s’agissait sans doute de satisfaire davantage les joueurs. Kuala ne comporte après tout « que » 206 vignettes, et refaire plusieurs fois le même parcours simplement pour s’emparer de richesses différentes aurait pu s’avérer fastidieux.
Non, ce qui importe vraiment aux joueurs, c’est de réaliser le meilleur score possible. Le calcul en est un peu hermétique, et clairement impossible pour des joueurs de 8 ans (ce qui est un peu dommage). S’il succombe à tant de complexité, ce n’est pas pour narguer le joueur ou faire chauffer ses neurones, au contraire, c’est parce que les auteurs sont parvenus à un système égalitaire, qui veut prendre en compte le type de trésor choisi (les statuettes, plus rares, valent plus que les perles, qui valent plus que les rubis), la quantité qui en a été trouvée, l’âge des joueurs et leur nombre. Un jeune joueur seul ne sera ainsi pas trop désavantagé par rapport à une équipe de quatre adultes.
Le score prend également en compte le « mode de jeu », puisqu’il est possible de jouer en Fouyezitou (qui permet à plusieurs joueurs de suivre des pistes différentes au même moment plutôt que d’attendre le retour de l’un pour continuer ensemble) ou en Grand Explorateur (sans respecter la limite de cinq jours, bien qu’il arrive que l’on soit naturellement bloqués au bout de ce temps), ce qui diminue bien sûr le résultat final. Une fois les modalités de calcul décryptées, on aura donc vite envie de faire et refaire Kuala afin d’augmenter son score !
D’autant que le score n’est pas qu’un score : il octroie également des pièces d’or. Ainsi, on pourra débuter la partie suivante avec les objets achetés chez un marchand, dont l’utilité ne devient évidente que quand on a fait face aux énigmes que cela aurait permis de surmonter. Notons que l’on peut à tout moment de la partie ramasser les objets qui se trouvent devant nous, dans la limite de deux par personne, juste au cas où cela pourrait servir… Et comme les objets « importants » ne sont pas précisés, on peste souvent de ne pas avoir pensé à prendre le petit artefact ou aliment insignifiant qu’on avait croisé il y a longtemps, ou l’on s’amusera en fin de partie de voir tout ce que l’on aura pris de complètement inutile !
Très loin du jeu kleenex pour les tout petits que l’on pourrait redouter…
Kuala s’avère étonnamment fin et frais. Les dessins très lisibles et joyeusement cartoon de l’artiste de bande dessinée Gorobei y sont naturellement pour beaucoup, mais indépendamment de sa dimension graphique, le jeu déploie une variété d’énigmes (dont certaines assez corsées), d’environnements et de possibilités que l’on n’attendrait pas d’un livre dont vous êtes le héros, et moins encore d’une BD dont vous êtes le héros, puisque les illustrations y imposent généralement bien plus de linéarité et d’efficacité. On redoute un jeu kleenex pour les enfants, et on se retrouve face à un jeu inventif, satisfaisant, mêlant habilement observation, choix, communication et énigmes, assez malicieusement conçu pour avoir quelque chose à apporter à tous les âges. Belle découverte d’un très beau jeu coopératif, d’une petite aventure qui a des allures de Monkey Island ou Day of the Tentacle, et que l’on espère suivie d’autres itérations tout aussi soignées, voire perfectionnant les menues imperfections de celle-là ! En attendant, je pense poursuivre avec Your Town, la prometteuse BD dont vous êtes le héros du même Shuky…