TerriStories – le jeu de société éco-responsable se met au serious game

 

Il y a quelques semaines, nous vous parlions de Planet et de Blue Orange, un éditeur soucieux de s’engager pour l’écologie dans son matériel et ses propositions ludiques, jusqu’à faire référence à la Terre dans son nom et son logo. Un autre éditeur mérite à cet égard notre intérêt, et pousse ces caractéristiques plus loin encore, comme on le verra. Le nom de Bioviva, son logo (une planète verte), manifestent le même engagement, et comme Blue Orange, l’éditeur se focalisait sur les jeux pour enfants avant de tenter une entrée tonitruante sur le marché socio-ludique plus expert (du moins « familial +»). Avec KingdominoQueendominoPlanetScarabyaOh mon Château voire Blue Lagoon et Rolling Bandits, Blue Orange est désormais un éditeur bien établi au nom très connu dans le milieu. L’avenir offrira-t-il le même succès à Bioviva ? TerriStories mérite en tout cas notre attention autant par ses mécaniques que par sa volonté d’éco-responsabilité.

Disponible pour 36 euros 95, un prix somme toute assez faible pour un jeu de gestion de ce calibre, TerriStories s’adresse à deux à quatre colons de 12 ans et plus pour des parties d’un peu moins d’une heure.

 

Un jeu aussi « engagé » qu’on peut l’être

Qui dit jeu de gestion dit profusion de matériel, or il serait paradoxal de produire un jeu d’invitation à l’écologie en multipliant les figurines, les sachets plastiques, le thermoformage… TerriStories a ainsi l’audace de se présenter dans un carton non peint (contre l’usage qui veut que le dos d’une boîte montre le matériel avec force couleurs et arguments publicitaires), seul le couvercle respectant les usages (peu écologiques, c’est vrai) du monde socio-ludique. L’intérieur est du même acabit : du carton rigide forme un ersatz de compartimentage et les cubes de bois et meeples doivent être rangés dans des sachets de papier (recyclé j’ai l’impression) opaques et fragiles. Hum, je dois confesser que j’ai vite profité des sachets plastiques surnuméraires de Western Legends, d’autant que les pièces les plus petites peuvent se perdre dans le carton. Pas idéalement pratique, mais idéalement écologique, donc difficile de ne pas admirer ce courage, TerriStories étant entièrement fabriqué en France (quand pratiquement tous les concurrents font appel à la Chine) et éco-conçu… Et si cela peut vous rassurer, les cartes et tuiles sont, elles, plastifiées et tout à fait joliment illustrées par Émilien Rotival.

TerriStories se définit comme un serious game, c’est dire son ambition d’éduquer ludiquement au développement durable. De fait, le jeu est une commande du CIRAD (Centre de Coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement), pilotée par le chercheur Patrick d’Aquino qui avait fait l’objet depuis 1999 de variations diverses, proposées pour les collectivités locales du Sénégal, du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire. L’objectif en était de proposer une simulation participative autour des trois axes du développement durable (sociétal, économie, environnement), en invitant à répondre à des problématiques globales à partir d’un ancrage local, par la gestion, la coopération et une part de jeu de rôle. Entre 2016 et 2018, ces prototypes et l’expertise du CIRAD inspirent donc l’équipe de Bioviva, réflexion collective qui se concrétise dans TerriStories. Cette histoire et ces enjeux sont décrits en détail et de façon passionnante sur le site dédié.

Le cadre africain est alors remplacé par un ancrage science-fictionnel : en 2254, la Terre fait face à une surpopulation de plus en plus dangereuse pour la planète. Un exode spatial est alors décidé pour déplacer une partie des 16 milliards d’habitants, à commencer par un programme d’établissement de bases spatiales afin de rendre viables ces lointaines contrées. Mais homo homini lupus : malgré la coopération totale exigée pour le succès de l’opération, chacun des spécialistes a sa personnalité, sa manière de voir les choses, sa conception des priorités…

En 8 tours maximum – disons 8 années – il faudra compléter au moins un objectif sur les deux possibles : l’objectif commun, qui correspond au degré de développement à atteindre sur un territoire, l’objectif individuel qui répond aux spécialités de chaque joueur. Autrement dit, on peut gagner tous ensemble ou seul, une alternative assez passionnante, et au fond assez originale, dépassant ce que l’on résume ordinairement sous l’appellation « semi-coopératif ». Et plus fourbement, on pourra remplir partiellement les objectifs communs pour révéler soudain que depuis le début on ne favorisait l’entreprise que tant qu’elle nous convenait personnellement, pour amasser nos ressources ou faire monter l’indice demandé en économie, environnement ou sociétal.

 

TerriStories Sénégal

 

Un univers vierge à coloniser respectueusement

À deux joueursTerriStories est strictement coopératif (donc sans objectifs personnels) et on commence avec un point d’avance sur les trois indices. Et naturellement on ôte du jeu quelques cartes Projet, réservées aux parties compétitives. À trois joueurs, les objectifs personnels sont simplement plus bas qu’à quatre.

Une fois le nombre de joueurs décidé, TerriStories se décline en trois difficultés, matérialisées par des icônes étoiles sur les cartes Planète et les cartes Mission. On en pioche une de chaque au hasard, selon la difficulté choisie, pour définir la Planète de destination et l’Objectif commun. Cette carte indique comment disposer les tuiles de montagnes, plaines, marécages et territories stériles. Ces types de territoire se distinguent par la quantité de ressources qu’elles peuvent permettre d’exploiter (et qu’on y dispose en début de partie, entre 0 et 9) et le nombre de zones d’activité qu’on peut y implanter. Un territoire ne pouvant plus produire de ressources devient stérile, mais peut toujours porter des zones d’activité.

La carte Mission indique où placer les marqueurs Objectif (l’objectif à atteindre) et les cubes (la situation de départ), et porte également l’indicateur de tour de jeu. Chaque joueur récupère ensuite une aide de jeu, un rôle – agriculteur, gouverneur, entrepreneur ou écologue -, deux joueurs ne pouvant avoir le même, et piochent l’un des personnages possédant cette spécialité. Chaque carte Personnage porte sur son dos un objectif personnel à garder caché… avec la liberté de le divulguer, par exemple (disent les règles) dans le cadre d’une négociation ! Cette carte donne également droit à une zone d’activité, 6 cubes Ressource, 2 meeples Individu et des cartes Projet, le tout en orange pour l’agriculteur, bleu pour le gouverneur, jaune pour l’entrepreneur et vert pour l’écologue. Chacun pioche trois cartes Projet sans les révéler.

Enfin, on mélange les cartes Aléa, le joueur le plus âgé devient l’Ambassadeur, ce qui lui donne la fonction de diriger le tour et le droit de choisir le premier une tuile territoire de son choix où déposer sa zone d’activité et ses deux pions Individu, suivi en cela par les autres dans le sens des aiguilles d’une montre. Les spécialistes peuvent commencer à coloniser harmonieusement la planète.

 

Manuel de colonisation responsable

Un tour de jeu se déroule en six phases.

La première consiste dans le développement de la base spatiale, avec quatre actions facultatives. On peut d’abord y activer le pouvoir de son personnage (une seule fois par partie) puis y acheter 1 point d’Indice en échange de trois ressources, décidé à la majorité des joueurs – en cas d’égalité, c’est l’Ambassadeur qui tranche. Puis chaque joueur peut déplacer ses Individus vers des territoires adjacents. Il est ensuite possible de recruter un Individu (pour 2 Ressources) sur une Zone d’activité, ou une Zone d’activité (pour 4 Ressources) sur un territoire où l’on possède déjà un Individu, plusieurs joueurs pouvant posséder une zone sur un même territoire.

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La deuxième phase est relative aux projets. Pour commencer, chaque joueur peut sélectionner l’un des Projets de sa main et le donner à l’Ambassadeur, qui les pose tous devant lui fave révélée. Les Projets peuvent être Éclair (leur effet s’applique une seule fois au moment indiqué sur le carte), Sablier (leur effet s’applique à chaque tour) et/ou Stock (leur effet peut être appliqué bien après leur financement, au choix du joueur propriétaire). Le projet d’écologue Contrebande coûte par exemple une ressource, augmente le Sociétal d’un point et oblige tous les joueurs à révéler leur objectif personnel, à moins de payer une ressource.

Il s’agit ensuite de les financer, chaque joueur étant libre de s’abstenir de toute dépense ou de donner ses ressources pour un ou plusieurs projets. Il est ainsi permis d’échanger des ressources, de négocier avec les autres un emprunt ou un don, bref de se livrer à toutes les transactions possibles et de tout promettre, sans que rien d’autre que la morale ne garantisse le paiement des dettes ! Un aspect mécanique que j’aime beaucoup, et qui a élevé City of Horror au rang des mes jeux préférés – et un aspect que je ne dois pas être le seul à aimer si j’en juge par le nombre de joueurs s’autorisant les transactions les plus dérégulées au Monopoly par exemple. Les Projets non financés sont replacés sous les pioches des joueurs. Les ressources consacrées à des projets financés sont défaussées, puis on applique leur effet sur les Indices. Il est enfin possible de défausser un à trois Projets de sa main pour en re-piocher d’autres et reconstituer sa main de trois Projets.

Le temps vient alors de la récolte : pendant cette troisième phase, les joueurs récupèrent à tour de rôle deux ressources par Individu sur une zone d’activité et une ressource par Individu sur un Territoire libre. Si un Territoire est vidé de ses ressources, il est retourné sur sa face stérile, et devra attendre une restauration pour en porter à nouveau. Cela fait reculer chaque indice d’1 point, autant dire qu’il vaut généralement mieux ne pas prendre toutes les ressources auxquelles on a droit… à moins que cela ne défavorise plus ses adversaires que soi bien sûr, dans le cadre d’une partie compétitive !

La quatrième phase est celle des aléas : on lit à voix haute la première carte du paquet Aléa et on applique son effet, seul des jetons Développement Durable (obtenus suite à des Projets) pouvant en prémunir les joueurs. Incendie diminue par exemple d’un point l’Indice d’environnement et font perdre deux ressources à tous les territoires de montagne, un désastre que l’on peut éviter avec un jeton DD. Vrai point fort du jeu, comme les cartes de colon et les projets, les aléas sont assortis de quelques phrases de contexte. Sur Incendie par exemple : « Un ciel vert à l’horizon, une fumée âcre dans l’air : un feu d’heptane ravage les hauteurs de la planète. Les grandes flammes se déchaînent dans les montagnes avant de s’éteindre dans les vallées par manque d’oxygène. » C’est tout bête, mais pas un genre, celui du jeu de gestion, qui souffre souvent de thèmes plaqués artificiellement sur des jeux sans narration, ces éléments ajoutent une plus-value immersive bienvenue, renforcée par la qualité des textes et en cohérence avec le projet du serious game.

Dans la cinquième phase, il est temps de rétribuer les Individus pour leur travail, en déboursant une ressource pour chacun. Si on n’a pas de quoi les payer, ou pire, si on ne souhaite pas les payer, ils retournent sur Terre, et réduisent chaque Indice d’un point ! Si l’indice Sociétal est bas (-3), le salaire exigé par les Individus augmente, tandis qu’une excellente ambiance de travail (8, 9, 10) les rend moins regardants sur la rétribution matérielle.

Enfin, la planète se régénère selon le résultat du jeton Pluie, lancé en l’air par l’Ambassadeur, d’une ou deux ressources par Territoire. Ce résultat peut être infléchi par l’indice environnemental : la Planète se régénère moins bien si les joueurs ne l’ont pas respectée, et donne au contraire bien plus de ressources si on y a été attentif. Puis le Conseil terrien surveille les résultats économiques de l’action des colons, exigeant un paiement si la Planète n’a pas été exploitée de façon rentable, et au contraire investissant généreusement s’il est satisfait des chiffres obtenus.

Terristories matériel

L’écologie : une question de vie ou de mort

À la fin de chaque tour, on vérifie l’accomplissement de l’objectif commun et des objectifs personnels. Si personne n’a gagné, on passe au tour suivant, et un autre joueur devient Ambassadeur. Une partie de TerriStories étant limitée à huit tours, la mission est considérée comme un franc échec si au bout de huit ans aucun objectif n’a été atteint. Il n’y a plus qu’à réessayer, idéalement sur une autre Planète : la survie de la Terre en dépend.

Il faut donc pour remporter la partie atteindre l’objectif commun sur les trois indices…ou sacrifier le groupe et vaincre seul. L’Industrielle gagne par exemple, dans une configuration à quatre joueurs, en cumulant six territoires fertiles au maximum de leurs zones d’activité, et à condition que l’indice économie soit supérieur d’au moins 1 à l’objectif commun. Naturellement, on peut ne pas déclarer sa victoire solitaire pour lui préférer malgré tout une victoire commune, une philosophie à laquelle les règles de TerriStories invitent fortement – quitte à valoriser en fin de partie les joueurs ayant atteint à la fois l’objectif commun et l’objectif personnel !

Et pour varier un peu le plaisir de jeu – alors même que TerriStories est déjà parfaitement rejouable – six variantes sont suggérées, excluant par exemple tous les aléas positifs ou tous les aléas négatifs. J’en apprécie deux particulièrement, ex nihilo, où l’on commence avec tous les indices à -3 en fixant l’objectif commun à 10 (donc en cherchant à transformer une planète morte en monde utopique), et conquête, où atteindre l’objectif commun… fait perdre la partie, les joueurs étant des compétiteurs acharnés n’ayant en vue que leur profit – et donc la déchéance de leurs rivaux.

TerriStories boite

TerriStories : excellent serious game, et excellent jeu de gestion

On l’a vu, TerriStories porte très loin son engagement en termes thématiques, mécaniques, philosophiques et matériels. Ce dernier point pourrait le plus légitimement susciter l’appréhension du joueur/acheteur, mais il ne faudrait pas exagérer son impact sur les parties. Au contraire, Bioviva s’est admirablement efforcé de compenser cette rugosité avec avec un matériel chatoyant, ou un livret de règles étonnamment bien conçu et illustré pour un éditeur jusque-là relativement inconnu dans la sphère socio-ludique. En effet, sa dimension de serious game n’impose aucun sacrifice ludique, et porte au contraire un jeu parfaitement agréable et original, dans la variété de ses modalités (choix de la difficulté, de la planète et des spécialistes, de la coopération ou de la compétition, éventuelles variantes) ou ses nombreuses actions facultatives, qui le rendent très tactique et l’enrichissent sans le complexifier excessivement. Je ne vois sérieusement aucune raison de ne pas le recommander chaleureusement à tous les types de joueurs, ceux qui aiment la négociation et le bluff, ceux qui révèrent la gestion, les aficionados du semi-coopératif (ou semi-compétitif), qu’ils cherchent un jeu familial ou au contraire un peu de difficulté…une diversité de publics qui prouve la qualité du passionnant TerriStories.

 

 

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