Le premier Deadpool – critique d’un film de super-héros pas vraiment comme les autres
Remarque préliminaire : cette critique du Deadpool de Tim Miller (2016) avait originellement été publiée juste après la sortie du film. Vous n’y trouverez donc pas d’allusions à Deadpool 2, Logan, ou au rachat en cours (et pas encore confirmé, rappelons-le) de la Fox par Disney.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que le premier film Deadpool était attendu. Alors que le film était en chantier depuis 2000, Ryan Reynolds a été pressenti pour le rôle principal dès 2004, et fut le premier à critiquer sa propre interprétation du personnage dans X-Men Origins : Wolverine en 2009 – même si, soyons mauvaises langues, il n’aurait peut-être pas émis cette critique sans le déchaînement des fans. La 20th Century Fox, le studio auquel appartiennent les mutants, vit dans cette colère l’amour du public pour Deadpool et remit le film sur les rails, promettant un reboot du personnage : entendez qu’on effacera de la continuité tous les événements de Wolverine relatifs à Deadpool.
Un film porté pendant seize ans, soutenu de tout cœur par Reynolds qui promet la fidélité la plus totale au personnage, et un studio qui a accepté la pression énorme du public sur ce projet, difficile de ne pas être appâté, même si le refus de Robert Rodriguez après avoir lu le script de le réaliser pourrait en refroidir plus d’un, de même que le choix final de Tim Miller. Connu pour avoir co-crée le studio d’animation Blur Studios (responsable, en plus de courts-métrages nominés aux oscars, des scènes spatiales d’Avatar, de cut-scenes ou trailers pour des jeux Star Wars, Arkham et Halo, pour la scène d’introduction du Millenium de Fincher), Miller quitte ici le domaine de l’animation pour la prise de vue réelle et livre son premier long-métrage, ce qui est plutôt typique d’un faiseur engagé par les studios pour s’assurer de son assujettissement aux producteurs… Cela n’a cependant pas du tout gêné notre impatience, que nous vous détaillions il y a quelques jours après avoir annoncé le trailer, un spot judicieux et une vidéo promotionnelle aguicheuse.
Il va de soi que, sans spoiler l’intrigue, nous pourrons évoquer des éléments du film qui vous ôteront avec la surprise une certaine part de plaisir quand vous irez le voir, vous voilà prévenus : alors, Deadpool, meilleur film de super-héros de tous les temps ou comédie vulgaire et opportuniste ?
Un film…adulte
La nouvelle avait rassuré les fans après la blague de Ryan Reynols annonçant que le film serait classé PG-13, comme la plupart des films de super-héros : le Motion Picture Association of America classa naturellement Deadpool R pour Restricted, c’est-à-dire interdit aux moins de 17 ans qui ne seraient pas accompagnés par un adulte, tandis que son équivalent français, la Commission de classification des œuvres cinématographiques l’interdit aux moins de douze ans. Ce classement est le même que pour Watchmen, Ted ou Kick-Ass, les films dont le titre vient tout de suite à l’esprit quand on parle de Deadpool, à cette nuance amusante près que Kick-Ass était en France tous publics au cinéma, avant que le CNC ne l’interdise aux moins de douze ans à la télévision.
Le rang supérieur (NC-17 : interdit aux moins de 18 ans ; interdit aux moins de 16 ans) étant réservé à des productions clairement érotiques ou montrant une violence avec crudité et réalisme, Deadpool n’aurait pu prétendre à mieux, et il tient ses promesses : même si du point de vue du gore on nous a habitués à bien pire, que cette violence excessive soit montrée avec tant de détachement, voire de jubilation, est évidemment plus inhabituel, et on a droit au lot prévisible des têtes coupées ou qui explosent, des corps écrasés, des membres coupés, etc. Mais dans une société habituée à la violence mais bien plus pudibonde en ce qui concerne la chair, gageons que ce sont notamment les nombreuses expressions fleuries liées à la sexualité qui ont choqué les censeurs, ou de voir (léger spoiler si vous désirez être vraiment surpris) Deadpool se masturber en regardant une licorne en peluche, ou Wade Wilson se faire sodomiser par son love interest, équipée à l’occasion de la journée de la femme d’un gode-ceinture. De manière plus anecdotique mais inattendue, elle montre sa poitrine, tandis que dans un club de strip-tease le spectateur a droit à de la nudité frontale. Bref, le caractère adulte du film est nettement affirmé, et il sera difficile pour le spectateur de ne pas apprécier cette fidélité au personnage de comics.
Rire avec et de Deadpool
L’autre grande attente du spectateur averti concerne l’humour. Deadpool est connu pour être le seul personnage de comics à briser régulièrement le quatrième mur en s’adressant directement au lecteur et en faisant référence à son statut de personnage de fiction ; et pour ne rien prendre au sérieux, n’ayant pas davantage de tabous en matière de morale qu’en matière de plaisanterie, même – et surtout – dans les moments les plus graves. Reynolds avait régulièrement promis aux spectateurs qu’ils ne seraient pas déçus, et les scénaristes aussi bien que l’acteur respectent bien tout le cahier des charges lié au personnage.
Le film se paie même le luxe de l’insolence dès le générique de départ, où les noms des participants au film est remplacé de manière…originale. On nous annonce donc « un film d’un baltringue, avec un imbécile heureux, une bombasse, un méchant trop classe, un caméo prévisible, écrit par les héros, les vrais, produit par des culs, réalisé par un blaireau surpayé »…
Nous admettrons une préférence pour les références au « monde réel », et plus précisément aux références brisant le quatrième mur, d’autant plus incohérentes qu’elles ne sont pas prononcées dans les moments où Deadpool parle au spectateur : quand Colossus annonce à Deadpool qu’il va l’emmener voir le professeur X, il répond « McAvoy ou Patrick Stewart ? On s’y perd dans la chronologie. » ; il revêt à un moment un masque de Hugh Jackman (l’acteur, clairement pas son personnage de Wolverine); entrant dans l’école des mutants, il remarque, n’y voyant que deux mutants, que manifestement il n’y avait pas le budget pour un troisième, etc. Évidemment, ses interlocuteurs ne répondent pas, puisque ces piques sont adressées au seul spectateur, instaurant avec lui une connivence qui suppose une connaissance des productions super-héroïques, mais extrêmement basique, qu’on se rassure. Les discours face caméra sont quant à eux bien moins intéressants qu’on ne l’aurait voulu, comme si le procédé suffisait à créer de l’humour…
Si ces références font toujours mouche et sont à notre avis une source parfaitement intarissable, les plaisanteries d’ordre analo-scatologique lassent très vite, et passé le stade de la surprise, les allusions sexuelles permanentes peuvent donner l’impression d’une paresse d’écriture. Elles divertissent bien entendu parce qu’elles sont si inattendues dans un film super-héroïque, mais il faut admettre que dans Ted par exemple elles sembleraient lourdes au bout de deux minutes. Le film se repose en effet trop souvent sur le fait qu’il soit totalement déjanté relativement au genre dans lequel il s’inscrit, et pas assez en soi. Et c’est dommage, parce qu’on peut avoir l’impression d’un humour plus vrai en regardant la première partie du générique de fin que dans la majeure partie du film, ce qui serait faire un mauvais procès à un film extraordinaire par le vent de fraîcheur qu’il apporte par rapport aux productions similaires trop standardisées, mais dont on ne peut faire abstraction.
Scénario et réalisation
De même qu’on ne saurait faire abstraction des deux principaux défauts du film à notre avis.
Pour commencer, le film est moche. Vraiment. Les films de super-héros sont certes rarement caractérisés par leur beauté particulière, Marvel confiant essentiellement ses productions à des faiseurs, mais on a ici affaire à un film de la 20th Century Fox, celle qui a placé Bryan Singer à la tête des deux premiers X-Men, de Days of future Past et Apocalypse, et surtout Matthew Vaughn à la réalisation de First Class, donc un studio plutôt caractérisé par une relative volonté de qualité. Ici, le monteur Julian Clarke a travaillé sur le Postal d’Uwe Boll et les films de Blomkamp, donc pas des films brillant dans cette spécialité, mais c’est surtout Tim Miller qui déçoit, ce premier film d’un spécialiste des effets spéciaux n’étant guère impressionnant que dans le money shot initial, le reste étant plat sans indignité mais moins encore de morceaux de bravoure – la fin se démarquant quand même par un fond vert très devinable et une matérialisation en 3D de l’essentiel des éléments du décor qui saute aux yeux – et d’une laideur photographique peu imaginable. C’est bien simple, tout est pâle, pendant une heure quarante-cinq de film, intérieurs comme extérieurs, le ciel étant blanc en permanence, comme si le film avait été tourné en éclairage naturel, à l’exception du costume de Deadpool, et cette laideur est bien servie par une bande-son impeccablement fade et attendue… Alors certes, le film n’a coûté « que » cinquante millions de dollars, effectivement bien moins que les 200 à 250 millions qui sont la norme dans le genre, et autant…que le salaire de Robert Downey Jr. pour son seul rôle dans Avengers 2 (!). Enfin Kick-Ass n’avait coûté que 30 millions de dollars et constituait pourtant un exemple de beauté visuelle constante…
Enfin, aussi adulte que soit le film dans son ton, il est très loin d’être aussi subversif qu’on aurait pu l’attendre. Dans sa structure, il suit un schéma hyper-classique de vengeance de Wade Wilson contre l’homme qui lui a donné, dans la douleur, des super-pouvoirs à des fins peu morales, et menace son love interest (attendez, n’est-ce pas le synopsis du film qu’il s’agissait surtout de ne pas reproduire ?) avec ce qu’il faut de coup de cœur amoureux, de damsel in distress, de sidekicks, de grand combat final contre le super-méchant badass… Deadpool ne serait-il qu’un film de super-héros très classique saturé de sexe et de violence ? Le fait que la folie du personnage principal ne soit qu’un prétexte à la violence, jamais un ressort narratif, et ne se reflète pas dans ce qui pourrait être une absurdité assumée de la trame (Deadpool empruntant un objet au spectateur ou à un technicien pour se défendre, remontant le temps parce qu’il est le héros et ne peut pas perdre, que sais-je…), laisse imaginer la volonté de créer une réelle franchise Deadpool voire de l’intégrer aux films X-Men, et donc de rester aussi sérieux que possible dans la construction… Même Batman v Superman s’annonce plus subversif, aussi décevante cette subversion puisse-t-elle s’avérer, en opposant deux héros positifs, ou en confrontant le man of steel aux morts causées par son combat avec Zod. Ici, Deadpool peut tuer sans hésiter des dizaines de soldats à la botte du grand méchant, sous les yeux et avec la complicité de deux X-Men, sans même que ceux-ci lui en fassent le reproche, donc sans que le spectateur soit supposé interroger la moralité de ce héros, et éventuellement apprécier sa totale immoralité. Est-il utile alors de faire le parallèle avec la subversion de films comme Watchmen, Kick-Ass ou même Super ?
C’est fun, mais après ?
Ce mélange de Kick-Ass et Ted ou The Mask atteint sans doute possible l’un de ses objectifs : proposer enfin un vrai Deadpool, que Reynolds habite de toute son âme, aussi adulte et fun que promis. Mais si le film s’apprécie réellement sur le moment, il ne laisse pas une grande impression une fois fini, et peut même paraître sage à certains points de vue par rapport à d’autres audaces du cinéma super-héroïque ou du cinéma d’humour absurde. Avant tout, gageons et espérons qu’il rencontrera un important succès populaire, qui devra être pris par les grands studios, particulièrement Marvel et ironiquement la Fox, comme un appel à sortir des sentiers battus, à montrer enfin de l’audace, et pas en repompant la formule Deadpool hein : en constatant que, même moins rentables, les audaces paient, et pourront sauver le cinéma super-héroïque de la lassitude qui le menace.
Épilogue du 16 mai 2018 : Pour un budget de 58 millions de dollars, Deadpool en obtint 738,1 avec deux nominations aux Golden Globes. La Fox continua d’affirmer sa capacité à renouveler le genre super-héroïque sans succomber à la standardisation des productions Marvel ou aux errances des productions DC Comics, que ce soit avec le très adulte Logan ou l’excellente série Legion. Il est même probable que sans Deadpool, Marvel ne serait pas allé aussi loin dans l’auto-parodie et les références pop (Thor : Ragnarok, Infinity War). Malgré l’indépendance, la liberté artistique, l’esprit subversif, revendiqués par le studio et par Ryan Reynolds, le réalisateur de Deadpool Tim Miller fut remplacé par David Leitch (John Wick, Atomic Blonde) suite à des « différends créatifs » dont on ne sait pas grand chose avec l’acteur. Pas de Wolverine pour ce Deadpool 2, malgré un teasing insistant, mais l’intégration très attendue de Cable, le meilleur ennemi puis ami du merc with a mouth, incarné par l’excellent Josh Brolin (Thanos himself). Et bien sûr toujours la même grande question : le film va-t-il conserver sa fraîcheur, ou va-t-il standardiser ses propres recettes ?