L’avis de Siegfried « Moyocoyani » Würtz
Curieusement, le Blade Runner de Ridley Scott m’a toujours laissé sceptique. Bien entendu, j’admire avec tout l’enthousiasme possible le travail de Syd Mead et de Jordan Cronenweth au design et à la photographie, et dans une moindre mesure celui de Vangelis à la composition musicale, le monologue de Rutger Hauer m’a touché comme n’importe quel être humain normalement constitué, et en tant que film d’action il se défend assez bien ; bref, je le trouve tout à fait agréable à regarder et j’apprécie le rôle séminal qu’il a eu sur l’histoire de la science-fiction au cinéma. Il suffit cependant de lire le roman qu’il annonçait adapter, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques, pour prendre toute la mesure du chef-d’œuvre d’intelligence qu’on nous a volé. Ce n’est pas pour rien qu’un titre complètement vide de film d’action lambda a été substitué à celui, surprenant et réflexif, de K. Dick, il y avait une limite à ne pas franchir dans le sacrilège, et du moins Scott a-t-il compris que son film noir sans enquête, de course-poursuite vaine (les réplicants, programmés pour vivre quatre ans, doivent de toute manière s’éteindre bientôt), de faux mystère (rien dans la version de 1982 n’interroge l’humanité de Deckard, tandis que la version de 2007 prouve nettement qu’il est un réplicant, bref il n’y a jamais à avoir de débat), et d’une misogynie sidérale (jusqu’à la représentation non-problématisée du viol par Deckard d’une androïde) ne pouvait usurper jusqu’à la lie le sujet d’un roman aussi important.
Même sans détester Prometheus et Covenant, j’avais donc du mal à voir dans le projet d’une suite à Blade Runner autre chose qu’une nouvelle tentative marketing de capitaliser sur le succès d’un film culte, dans la logique apparente de ce que Scott fait en ce moment, et il a fallu que le projet soit confié à Denis Villeneuve (dont j’ai admiré pratiquement tous les films), avec Deakins à la photographie et Zimmer à la musique, pour restaurer partiellement ma confiance. Partiellement parce que les bandes-annonces pouvaient laisser présager le pire comme le meilleur, et peut-être plutôt le pire que le meilleur : sur-esthétisation gratuite, omniprésence des tirs et explosions, Jared Leto en grand méchant caricatural… Même les noms des scénaristes me laissaient dans une incertitude étrange : clairement j’étais contre le retour de Hampton Fancher, scénariste du premier Blade Runner, et je n’ai jamais trop su que penser de Michael Green qui lui est associé, celui qui a écrit Green Lantern (!) s’étant aussi occupé de Logan et de la création de la série American Gods… Dans tous les cas, il n’était pas question de ne pas aller voir Blade Runner 2049, dont je n’avais pas non plus prévu à l’avance d’être déçu (comme c’était le cas pour Dunkerque), et dont jusqu’à la fin j’ai osé espérer le meilleur.
Sur tous les termes possibles, deux adjectifs très simples suffisent à mon avis à caractériser l’essentiel de mon expérience de Blade Runner 2049. Le premier est beau, somptueusement beau, principalement grâce à sa luminosité et à sa colorimétrie magistrale. Il ne suffit pas pour arriver à une belle colorimétrie de coller parfois un filtre sur l’objectif ou de multiplier les symboliques chromatiques, il faut sentir quand l’image a besoin d’être verte ou jaune, blafarde ou contrastée, sereine ou sale, et si Blade Runner 2049 n’échappe pas à une stylisation omniprésente, c’est peu de dire que Villeneuve et Deakins savent tirer le meilleur de chaque sujet et de chaque couleur pour livrer des plans d’une rare superbe, que ce soit en confrontant l’homme seul à l’immensité d’un Las Vegas désertique jaune, en lui faisant survoler un monstre urbain de nuit, ou en le montrant dans son terne chez-lui. Toute la première séquence est ainsi extraordinairement ordinaire, parfaite dans sa manière d’exprimer la quotidienneté du travail du blade runner K en même temps qu’une nostalgie qui transcende ses actions avant qu’il ne comprenne qu’elle provient de son manque profond d’exister. Les blancs poussiéreux ou blancs d’hôpital savent ainsi être aussi fascinants que les nuits illuminées de mille spots publicitaires et plus beaux encore que les faux crépuscules ocres qui sont d’une artificialité plus manifeste parce qu’ils se contentent d’être dans l’épate. On retrouve même dans cette crudité esthétique quelque chose de l’esprit du roman, ce qui est toujours plaisant quand on se souvient comment le premier film l’avait oublié, même si les touches pessimistes de Blade Runner 2049 ne sauraient rivaliser avec l’amertume dantesque de Philip K. Dick.
Cette beauté des couleurs rend l’image belle, mais d’une beauté globale, diffuse, et pas inoubliable, d’abord parce que le cadrage a perdu la précision ou l’inquiétante étrangeté qu’il a si souvent chez Villeuneuve (y compris dans Sicario, photographié par le même Deakins) pour rester dans un académisme puissant, ensuite parce que Blade Runner 2049 compte beaucoup de plans, énormément, et que son incapacité chronique à montrer quoi que ce soit plus de deux secondes ou à créer une beauté dans la continuité par un mouvement de caméra un tant soit peu ample, empêche d’en profiter pleinement. Encore une fois, c’est de l’académisme, pas de la faute de goût dans un sur-montage insupportable, mais cela suffit à produire une froideur, une beauté trop extérieure pour investir vraiment le spectateur dans l’image qu’il doit admirer.
Le deuxième adjectif est frustrant, une frustration qui confine au snobisme dans l’impression que le film se croit parfois supérieur à son spectateur, en lui imposant sa modernité ou son pathos sans lui laisser d’autre choix que de l’accepter. Sans spoiler, au fur et à mesure de votre visionnage, vous vous posez naturellement des questions sur l’enquête qu’est en train de mener K et sur les circonstances et personnages qui l’entourent, et qui offrent régulièrement une nouvelle couche de profondeur à l’univers dans lequel le film se déroule. Or il ne faut pas vous attendre à trouver satisfaction pour toutes les pistes ouvertes, à vrai dire vous vous demanderez peut-être au moment de la conclusion s’il s’agit vraiment de la conclusion, s’il n’y a pas une demi-heure de scène post-générique pour clore les autres pistes, mais non, Blade Runner 2049 est un film « moderne », de cette modernité qui refuse de satisfaire vos bas instincts, votre avidité pour une histoire conventionnelle (même s’il est extrêmement conventionnel sur bien d’autres points), et un film « généreux », qui en vous offrant une conclusion digne de la mort de Rutger Hauer dans le premier opus vous intime de vous laisser porter par l’émotion sans vous poser de questions qui casseraient la magie du moment, et qui sont supposées se perdre dans le temps comme les larmes dans la pluie… Comme si désarmer les nombreux fusils de Tchekhov dispensait de quelconques pay-offs.
Pourtant j’aime être secoué dans mes habitudes de spectateur, mais pas de cette façon dirigiste, pas dans des scènes où j’entends « si tu es intelligent, alors tu vas admirer sans te plaindre », pas quand dans le maintien final du mystère j’entrevois la paresse ou la peur des scénaristes de décevoir leur public en leur apportant des réponses qui ne les satisferaient pas, quand il est tellement plus facile de rester dans une incertitude prétendument poétique, si tant est que cette poésie « marche » comme elle l’avait fait pour Rutger Hauer… On ne sait plus vraiment dire si les pistes que le film ouvre sans jamais les refermer sont les signes subtils qui créent un univers immense autour de l’intrigue sans l’épuiser, ou les marques d’un poseur paresseux imbu de son propre génie. Au moins dans Blade Runner l’histoire était simple, et dans sa linéarité elle ne faisait pas appel à notre snobisme mais à notre sentiment d’émerveillement devant les ressources de création d’univers, de mise en scène et de personnages, inhabituelles pour un pitch aussi classique de film noir. Même Premier Contact ou Enemy, dans toute leur complexité, étaient des mécaniques bien huilées, qui nous embarquaient en nous faisant autant apprécier le mystère que la résolution dans laquelle tout commençait à faire sens. Blade Runner 2049 est (comme Prisoners d’ailleurs) plus icarien, il prétend explorer le labyrinthe puis s’envoler vers le soleil, et se noie un peu piteusement dans la mer, sans savoir s’il était loin de son objectif ou non.
Et c’est une question difficile que celle du degré de réussite ou d’échec de Blade Runner 2049 tant il est indéniable que ses 2 heures 40 passent incroyablement bien, tant il est sincèrement merveilleux de voir un film prendre si posément son temps sans susciter une seconde d’ennui, et tant certains enjeux en paraissent profonds. Il faut se rendre compte que ce film compte moins d’action que le premier, ne proposant qu’une vraie scène de bagarre (incroyable), pour mesurer qu’un miracle s’est tout de même produit dans l’industrie hollywoodienne. Le talent réel des acteurs et de leur directeur (Ryan Gosling et Harrison Ford en tête, avec le très charismatique Dave « Drax » Batista), l’image, ne peuvent cependant jusqu’au bout servir de cache-misère, à l’instar de cette scène où la musique envoûtante et merveilleusement forte de Wallfisch et Zimmer (par excellence LE compositeur qui a compris ce qu’on pouvait faire avec de la musique forte) enveloppe la découverte par K d’un lieu comme si tous les secrets du monde allaient nous être dévoilés… alors que l’on sait parfaitement où l’on est et ce qu’il contient pour l’avoir vu peu auparavant !
Rarement vulgaire, Blade Runner 2049 n’échappe ainsi pas à deux coïncidences extraordinaires (la boîte et l’ingénieure, pour ne pas en dire trop) et quelques facilités profondément indignes d’un réalisateur comme Denis Villeneuve, des retours d’images et de phrases déjà vues et entendues pour nous faire comprendre leur importance au cas où nous les aurions oubliées, des vilains imprévisibles parce que l’on ne peut concevoir qu’ils puissent être aussi mal écrits (au point que Leto embrasse un clone qu’il est en train de tuer après avoir récité des phrases bibliques de psychotique, hallucinant on vous dit), un immense conglomérat où la secrétaire est aussi la directrice-adjointe et l’agent des basses œuvres qui doit aller en personne se rendre dans des salles interdites d’accès et assassiner des personnes dans un imposant commissariat de la LAPD où personne ne la voit et où les caméras ou autres capteurs n’existent pas (pas plus que les policiers d’ailleurs)…
Et que dire de la « chef » de K, qui apparaît comme une supérieure assez peu importante, et qui prend une décision digne d’une chef d’État sans même se demander une seconde si elle est habilitée à donner un tel ordre… Ou du seul souvenir que K ait de son enfance, extrêmement précis d’ailleurs pour une personne qui ne se rappelle absolument rien d’autre de ce qu’on est supposé lui avoir implanté, et qu’il raconte tellement sans raison qu’on sait qu’il va prendre une importance démesurée dans la suite… Villeneuve suit même Nolan sur la pente impardonnable des maîtres du show don’t tell commençant leur film par un carton introductif inutile, celui de Blade Runner 2049 s’offrant même le luxe de ne pas être si clair, et d’apporter des éléments qui ne seront finalement d’aucune utilité, comme l’importance de l’obéissance pour les Nexus VIII (également au cœur de l’un des courts-métrages).
Si je n’ai pourtant pas passé un mauvais moment, loin de là, en dehors de quelques scènes, il est impossible de ne pas admettre qu’on nous promettait beaucoup plus (et que les conditions étaient réunies pour nous offrir beaucoup plus) que trois ou quatre petites originalités dans un beau film condescendant, qui croit à sa propre générosité quand il est le plus avare, et à sa plus grande intelligence quand il est le plus vide. Blade Runner 2049 mérite d’être vu, mais arriver dans la salle avec des attentes, avec des exigences par rapport à son scénario ou à sa valeur réflexive, serait une grossière erreur, quand en oubliant qu’il est réalisé par Denis Villeneuve il peut passer pour le meilleur film de science-fiction depuis quelques temps.