Si, à cette première question, vous répondez par une autre question, qui serait de l’ordre de « Qu’est-ce qu’une langue fictive ? », je vous recommanderais chaudement de parcourir le premier volet de cette chronique, consacré au Quenya, et dans lequel je prends le temps de définir selon mes termes cette notion de langue fictive.
Néanmoins, pas besoin d’une explication complète pour affirmer ce qui va suivre : il n’est pas rare qu’un univers fictif se compose, outre de personnages et de lieux particuliers, spécifiques et parfois créés spécialement pour cet univers, de langues créées pour l’occasion. Ces langues, qui apportent très souvent cette petite pointe d’exotisme qui nous fait rêver, viennent surtout compléter l’ancrage de ces univers fictifs, les rendant plus crédibles et incroyablement plus riches. Et si nous nous plongions dans ces univers, parmi nos préférés, en apprenant leur langue ? C’est du moins ce que j’ai fait pour vous, en quatre semaines top chrono ! Bien sûr, il ne s’agira pas d’un cours de langue de ma part, mais plutôt d’une approche des différentes langues fictives qui peuvent exister, en s’intéressant à l’univers dans lequel elles s’inscrivent et à leur apprentissage.
Apprendre des langues, c’est décidément très à la mode. Il n’y a regarder les sorties cinématographiques « récentes » pour s’en convaincre. Du moins, une sortie en particulier. Sortie en octobre 2016, la dernière réalisation de Denis Villeneuve, Arrival, nous plonge dans un univers intriguant, aussi bien de par ses personnages, ou encore sa technologie. Mais c’est surtout son langage qui a le premier rôle dans ce film, et nous allons précisément voir pourquoi, puisque nous allons aujourd’hui apprendre (ou presque) l’Heptapod.
Louise Banks : Prophète ou linguiste ?
En tant qu’étudiante en linguistique et en TAL (je reviendrai sur cela plus tard), j’attendais avec un mélange d’impatience et d’inquiétude la sortie d’Arrival. Bien évidemment, je ne pouvais donc commencer cette chronique sans vous donner mon avis sur ce film. Si vous souhaitez vous en faire une idée sans spoil, je vous invite fortement à vous rediriger vers la critique que nous vous avons proposée il y a quelques temps. Car je ne vais ici pas pouvoir me passer de quelques spoils…
Je craignais que mon background universitaire nuise à mon expérience cinématographique. Eh bien je dois reconnaître que le visionnage de Arrival a été une très agréable surprise. Mais. Bien évidemment, il y a un « mais » qui suit. Cela étant, je tiens à nuancer tout de suite ce « mais » : je n’ai pas grand chose à reprocher au film, du moins d’un point de vue linguistique, puisque je ne m’étendrais pas sur les autres aspects qui peuvent concernant le film et la critique de films. Si vous avez vu le film, vous savez donc que son intrigue repose principalement une hypothèse linguistique, ou du moins sur son extension quelque peu à outrance, qui après un moment de gloire s’était faite un peu plus discret dans le monde scientifique. Cette hypothèse, c’est l’hypothèse de Sapir-Whorf, que Ian Donnelly, collègue temporaire de Louise Bank, résume (faussement) de la sorte :
The Sapir-Whorf hypothesis says that if you immerse yourself in another language, you can rewire your brain.
Entendons-nous bien : l’hypothèse Sapir-Whorf, dont il a été question dans les précédentes chroniques, ne parle pas de « reconfiguration » du cerveau, mais établit un lien entre la langue que l’on parle et la perception que l’on a du monde. Effectivement, ces deux éléments sont sous certains aspects liés. Ainsi, certaines populations ne conçoivent pas de la même façon que nous autres français la localisation, et cela se traduit par exemple dans les langues Tzeltal et Arrernte par l’usage de repères absolus comme en amont ou à l’Est pour dire à côté de ou à droite de. L’utilisation d’un système de référence absolu ou relatif a un impact sur la représentation spatiale que l’on a des choses : s’il fallait simplifier les choses, on pourra dire qu’un objet n’est pas situé de la même façon vis à vis d’un autre objet en fonction du repère que l’on prend pour le localiser.
De même, il a été montré que l’apprentissage d’une nouvelle langue avait un impact sur la façon que l’on a de percevoir les choses. Ainsi, l’expérience de Nivea de Cook et al, en 2006, impliquait des anglophones monolingues et des japonais apprenant l’anglais, auxquels on demandait de regrouper des objets de textures et de formes différentes. Les anglais tendaient à regrouper selon la forme et les japonais selon la matière. Mais la catégorisation des japonais a évolué à mesure que leur apprentissage de l’anglais a avancé, pour finir par catégoriser à leur tour selon la forme et non plus la matière, s’adaptant au schéma de pensée de l’anglais.
L’hypothèse Sapir-Whorf n’est donc pas sans fondement, mais elle n’a pas la portée prétendue par le film, à savoir une modification de la perception du temps au point que celui-ci soit sens dessus dessous. Pourtant, s’il s’agit là d’un défaut assez majeur, il s’inscrit dans l’univers de science-fiction, et je n’ai personnellement pas eu de mal à l’accepter, comme toute incohérence scientifique que l’on est prêt à accepter comme contrat tacite lorsque l’on regarde ce film.
Ce qui m’a peut-être le plus dérangé relève de la linguiste elle-même, et de la façon dont sa profession est mise en avant. Si l’on apprécie le fait d’avoir mis sur le devant de la scène une discipline relativement peu représentée qu’est la linguistique, on notera cependant la vision quelque peu idéalisée d’une femme super-héros et en l’occurrence super-locutrice, puisqu’elle est spécialiste de langues nombreuses et variées que sont le persan, le sanskrit, le portugais, mais aussi le mandarin. Hormis le fait qu’un linguiste n’est pas une personne qui apprend les langues mais qui comprend comment fonctionne une langue et le langage, en connaître autant et des si différentes relève des capacités quasi surnaturelles. Louise Bank n’est pas simplement une linguiste dans ce film, elle est une super-héroïne. Et autant être honnête, la linguistique, ce n’est pas forcément aussi glamour que ça. De même, je ne m’attarderai pas sur le processus de traduction qui me semble un peu trop aisé. Mais soit, il s’agit d’un film.
Dernier point que j’ai apprécié en tant que linguiste, c’est l’approche TAL-iste qui est proposée. Alors le TAL (ou traitement automatique des langues), c’est quoi ? C’est une discipline qui mélange linguistique et informatique, avec comme objectif ultime le traitement et la compréhension du langage par des machines. Cette discipline est historiquement associée à la traduction automatique, puisque ce sont les besoins de traductions des messages durant la guerre froide qui a mené au développement de programmes officiels. Si l’on sait désormais qu’une machine ne pourra jamais traduire de façon réellement pertinente et juste un texte, comme cela a longtemps été rêvé, de nombreux traitements sont désormais à portée de main et de langue, comme la caractérisation automatique de textes, l’extraction d’informations ou, pour citer quelque chose de plus populaire, la correction automatique.
Quel rapport avec Arrival et l’Heptapod, me direz-vous ? Eh bien vous noterez l’utilisation d’ordinateurs, notamment dans la dernière partie du film, pour communiquer à savoir constituer des phrases à partir d’un lexique prédéfini et surtout pour décrypter le dernier mais imposant message des extraterrestres. Loin d’être issue de la science fiction, l’océrisation (qui dérive son nom de l’abbréviation anglaise OCR pour optical character recognition) est une technique visant à transformer le contenu textuel d’une image en du texte traitable par la machine. On peut par ailleurs apparenter ce travail de décryptage à de la projection de patrons morphosyntaxiques (à l’échelle du français) puisqu’ils essayent de trouver une combinaison récurrente de symboles, comme l’on cherche dans le TAL à identifier des phénomènes (mots, associations) qui se répètent dans un texte. On note enfin l’existence d’un logiciel leur permettant de communiquer avec les extraterrestres, constitué d’un lexique dans lequel ils piochent les morceaux de logogrammes voulus.
Les origines de l'Heptapod
Mais assez parler du film lui-même, intéressons-nous plus précisément à l’Heptapod. Je tiens tout de suite à préciser qu’il ne sera ici question que de l’Heptapod mis en scène dans le film, et non de celui dont il peut être question dans le livre d’origine, que je n’ai pas encore pu lire.
J’aurais bien du mal à vous parler de l’histoire intra-diégétique, à savoir son origine dans l’univers d’Arrival, de l’Heptapod dans la mesure où la question n’est absolument pas abordée. J’ignore ce qu’il en est dit dans l’œuvre littéraire à la base du film, mais le film ne s’intéresse pas vraiment à cette question, pour se concentrer sur la traduction de la langue. On sait simplement que les extraterrestres écrivent avec ce que j’appellerais leurs mains (enfin, ventouses ? tentacules ?) à l’aide d’un fluide qui ressemble à de l’encre de chine. Ils peuvent par ailleurs contrôler ce fluide pour modifier les symboles qu’ils affichent. Ils n’écrivent sur aucun support spécifique, si ce n’est dans l’air.
De nombreuses informations sont a contrario disponibles quant aux origines extra-diégétiques de l’Heptapod – pour le film du moins. Ainsi, la mise en place d’un langage extraterrestre n’a pas été des plus évidentes, et plusieurs mois ont été nécessaire pour décider du graphisme de l’Heptapod. Les souhaits du scénariste Eric Heisserer étaient très clairs dès le début : il fallait que la langue ne ressemble à aucune autre langue humaine, au point que l’on ne puisse pas savoir au départ, lorsque l’on découvre ces signes étranges pour la première fois, qu’il s’agisse d’une langue.
We wanted to create a language that is aesthetically interesting. But it needed to be alien to our civilization, alien to our technology, alien to everything our mind knows.
L’esthétique de l’Heptapod a toujours été voulue circulaire, afin de traduire la conception non-linéaire du temps aux yeux des extraterrestres, mais un premier tour des linguistes et designers n’a pas été concluant, toutes les propositions ressemblant trop à quelque chose d’humain. Il a fallu que ce soit la femme de Vermette, artiste, qui propose une quinzaine de croquis qui ont tout de suite plu. Un dictionnaire d’une centaine de mots, expressions ou phrases a alors pu être mis au point pour le film. Il se dit que Vermette était capable à la fin d’écrire à main certains de ces éléments, appelés logogrammes. Un logogramme, pour ceux qui se poseraient la question, est un signe ou symbole porteur de sens, mais qui n’indique rien quant à la prononciation de l’élément. Un exemple assez connu est par exemple le système de hiéroglyphes utilisé par les égyptiens.
Mais il ne s’agit que de l’Heptapod B, la version écrite de la langue. Il existe effectivement une version orale de la langue, l’Heptapod A, qui n’est elle pas réellement décrite nulle part. Il est simplement dit dans le film que l’Heptapod A n’est pas liée à l’Heptapod B, et l’on peut constater en tant que spectateur l’écart effectif entre le système d’écriture et le système phonologique de la langue.
Outre l’Heptapod lui-même (enfin, ses deux versions), un logiciel a spécialement été créé pour le film pour permettre l’analyse de la langue au sein même du film, grâce à Stephen et Christopher Wolfram. L’Heptapod a donc fait l’objet d’une conception minutieuse et calculée, afin que le logiciel puisse procéder à une analyse telle que proposée dans le film. Et si vous vous posez des questions quant aux caractéristiques de l’Heptapod en tant que langue, c’est en-dessous que ça se passe.
L'apprentissage de l'Heptapod
Dans cette chronique, je m’attache normalement à apprendre en quatre semaines une langue dite fictive. La tâche semble cependant cette fois-ci un peu délicate, de par la nature de la langue et le manque de ressources à disposition.
Liste des courses
En effet, la principale source pour apprendre l’Heptapod tel que présenté dans le film reste le film lui-même. Or, les informations fournies dans le film sont relativement limitées, mais cependant réelles. Deux choix s’offrent alors à vous : prendre le temps de faire régulièrement des arrêts sur images pour extraire ce qu’il y a à savoir, ce que je n’ai hélas pas eu le temps de faire, ou attendre patiemment que quelqu’un fasse ce même travail et publie sur internet les résultats.
L’apprentissage de l’Heptapod
Deux aspects sont à prendre en compte concernant l’apprentissage de l’Heptapod : la version écrite et la version orale. Comme nous l’avons vu précédemment, l’ Heptapod A et B coexistent, et se distinguent particulièrement. À première vue, et malgré sa complexité, la langue écrite semble cependant plus abordable que la langue orale, et cette dernière est par ailleurs très peu décrite dans le film.
En l’absence de véritable caractérisation, je dirais que les sonorités de l’Heptapod oral (ou A) rappellent des sons aquatiques (ce qui ne serait pas incohérent avec l’esthétique des extraterrestres et de leur environnement et leur façon d’écrire), ce qui ne nous est absolument pas familier à nous autres humains. Dans la nouvelle Story of Your Life de Ted Chiang, il est dit que l’Heptapod A n’est pas soumis à un ordre des mots spécifique, ce qui peut laisser entendre qu’un système de cas existe (il ne s’agit là que d’une supposition), et qu’une grande important est donnée aux propositions subordonnées à l’intérieur des phrases. Mais rien de plus nous est indiqué. Pour l’apprendre, il vous faudra vous en référer au film et uniquement au film.
L’Heptapod B, ou écrit, se caractérise quant à lui par l’utilisation de logogrammescirculaires. Ces logogrammes sont composés d’une douzaine d’éléments, répartis comme une sorte de camembert. Ils sont par ailleurs en trois dimensions, l’épaisseur du « trait » pouvant être significatif, traduisant l’urgence ou la sérénité. Ces logogrammes peuvent signifier un mot, un syntagme voire une phrase complète. Notons que des liens étymologiques existent entre certains logogrammes, comme pour pour les logogrammes signifiant « vie » et « Louise » dans le film, cela s’expliquant par le fait que Louise est un être vivant.
Je ne reviendrais pas sur l’hypothèse Sapir-Whorf, mais il est certain que ces extraterrestres n’ont pas la même perception du monde que nous, puisqu’ils ne viennent pas du même monde. Cela se traduit par exemple par les logogrammes qu’ils utilisent. Ainsi un logogramme signifiant « create life ? » a été créé pour traduire le fait demander d’avoir un enfant. Ce logogramme n’a cependant pas été conservé au montage.
Conclusion
Si l’apprentissage de l’Heptapod n’est aujourd’hui pas encore réellement envisageable, ni même profitable puisque l’Heptapod n’est pas exactement pratiquable, cette langue est cependant d’un très grand intérêt du point de vue intellectuel. Outre les aspects linguistiques qu’elle soulève, l’Heptapod est assez poétique, de par son écriture, évidemment, mais aussi par sa construction. Personnellement, je vais suivre ce qui se dit de cette langue sur internet, dans l’espoir d’y trouver un semblant de guide pour, à défaut de l’apprendre, me familiariser davantage avec l’Heptapod.
Article très intéressant Marine. Je m’intéresse également de près aux langues fictives pour des projets personnels. J’étudie notamment les langues crées par Tolkien et vais probablement approfondir mes recherches quant à l’heptapod B.
J’ai trouvé les logogrammes des aliens vraiment originaux et imaginés intelligemment dans le contexte du film.
Article très intéressant Marine. Je m’intéresse également de près aux langues fictives pour des projets personnels. J’étudie notamment les langues crées par Tolkien et vais probablement approfondir mes recherches quant à l’heptapod B.
J’ai trouvé les logogrammes des aliens vraiment originaux et imaginés intelligemment dans le contexte du film.
Merci,
Romain