Ceylan – peut-on faire un bon jeu représentant bien le thé ?

Je suis un grand buveur de thé. Je commence d’ailleurs cet article avec un mélange de thés noirs de Ceylan, d’Inde du Sud et de Chine avec de l’arôme naturel de fleur d’oranger (Dunes, de la Thé Box) et l’achève sur un délicieux Pu Erh au chrysanthème, mon péché mignon du moment. En tant qu’amateur de jeux de société, je n’étais pas très surpris de découvrir que certaines œuvres conciliaient ces deux centres d’intérêt. Après tout, dans un medium obsédé par la gestion et la production de ressources, que l’on crée des jeux désincarnés où il s’agirait de cueillir du thé au lieu de récolter des citrouilles, du thé ou des moutons n’était qu’une question de temps, et il ne fallait pas beaucoup d’efforts pour donner un autre nom aux cubes de couleurs quelconques n’important que par les points de victoire qu’ils représentent en fin de partie.

Mais on est en 2019. À part un public hardcore d’eurogames (et souvent même dans ce public), on attend un certain effort de thématisation, pas forcément une immersion (ce serait beaucoup demander), au moins une relative volonté de fidélité au sujet représenté. Et c’est justement en 2019 que sont publiés quatre jeux sur le théAlubariChaiFormosa Tea et donc le Ceylan de Suzanne et Chris Zinsli, qui forment le collectif Cardboard Edison, très actifs dans la promotion du jeu de société et la réflexion sur le medium, bien qu’ils n’aient pas encore conçu beaucoup de titres. De quoi nourrir bien des espoirs d’avoir au moins un bon jeu sur le thé, et peut-être davantage. Sera-ce déjà Ceylan, le premier que je teste ? Très joliment illustré par Laura Bevon (Between two Castled of Mad King Ludwig), Ceylan est édité par les Espagnols de Ludonova et localisé par le jeune studio Funnyfox. Vendu 40 euros, il s’adresse à 2 à 4 joueurs de 12 ans et plus pour des parties d’environ 45 minutes.

 

 

L’Île de Ceylan

Avant le 19ème siècle, Ceylan produisait essentiellement de la cannelle puis du café, mais la décimation des plantations par un champignon dans les années 1870 incita les habitants à se tourner vers le thé. Les habitants… ou les colons d’ailleurs, puisque ce sont les Anglais qui introduisirent des variétés de thé sur l’île pour tenter d’en développer la culture, et évidemment eux qui en dirigèrent essentiellement l’exploitation. Comme on peut l’imaginer, les auteurs ont profité de la licence poétique pour ne jamais évoquer la colonisation, ce qu’on leur reprochera difficilement dans un titre « familial + » dont ce n’est pas du tout l’ambition. Incarner les « pionniers » chargés de faire la renommée du thé de Ceylan, cela me va très bien.

Quitte à laisser à d’autres le soin passionnant d’en faire une lecture politique, à la Spirit Island. On pourrait même dire que ne pas montrer un seul blanc dans les illustrations est déjà un geste gentiment politique, évinçant les colons pour placer une culture locale entre les mains des indigènes, quelque contre-sens historique que cela constitue.

On déplorera un peu plus qu’au lieu de « 19ème siècle » on lise… « 14ème siècle » sur le dos de la boîte et dans le livret de règles, une coquille de l’édition anglaise que l’on retrouve du coup dans la française et qui essaime sur la plupart des sites présentant ou vendant le jeu… Et puisqu’on en est aux petits reproches, qu’il est maladroit de la part des éditeurs d’avoir représenté les thés de basse, moyenne et haute altitude (une différence essentielle pour le thé du Sri Lanka)… par des cubes noirs, verts et blancs. J’ai du coup lu plusieurs fois qu’on cultivait dans Ceylan du thé noir, du thé vert et du thé blanc, ce que Ludonova ou Funnyfox ne laissent jamais croire, enfin quand on voit des cubes de ces trois couleurs pour représenter trois types de thé, difficile de se défaire d’une image aussi spontanée…

Mais c’est absolument tout, le travail tant d’édition que de localisation étant en dehors de cela tout à fait remarquable, avec un soin apporté à la clarté des éléments et aux couleurs, jusqu’à la présentation du manuel de règles, qui est un vrai régal. À commencer par le plateau principal, représentant le Sud de l’île de Ceylan (et ne faisant donc pas l’erreur de le représenter entièrement) et les quatre fameux districts de Dimbula, Kandy, Ruhuna et Uva, placés à peu près comme dans la réalité si on en amputait les autres régions productrices de thé.

 

 

À deux joueurs, on ignorera de surcroît le district d’Uva ou celui de Dimbula, et toutes les consignes correspondantes. Ce sera la seule altération des règles pour cette configuration !

Sur chaque district, on place une grande tuile Relief au hasard, de façon à ce que ses 4 hexagones recouvrent 4 des 8 hexagones du district. Puis sur chaque grande tuile Relief on place au hasard une petite tuile Relief de façon à en recouvrir 1 hexagone. On se retrouve ainsi avec trois ou quatre districts tous composés de 4 hexagones à basse altitude, 3 à moyenne altitude et 1 à haute altitude. Notez que la boîte propose cinq grandes tuiles Relief, pour une variété encore plus grande de configurations initiales.

À chaque district correspond un conseiller, à côté duquel on place aléatoirement l’une des 8 tuiles Conseiller.

La pile des 20 tuiles Contrat est mélangée face cachée et disposée à l’arrière du train (au haut du plateau), les trois premières tuiles en format face visible les wagons.

Les 4 jetons Bonus de district sont posées dans l’ordre décroissant (10, 6, 3 puis 1) sur une petite case sur la gauche du plateau.

Les 17 petits jetons Technologie forment une pile face cachée dans le sommet supérieur du plateau, sur les rails, dans une jolie cohérence thématique.

 

 

On mélange la pile de cartes Action pour la poser sur l’emplacement correspondant du plateau central, et dont chacun pioche secrètement trois cartes. En outre, les exploitants prennent un plateau individuel, les feuilles de thé de leur couleur (jaune, bleu, rose ou rouge), posées sur les emplacements Contrat de ce dernier, 6 disques de leur couleur, dont l’un est placé sur le 0 de la piste de score faisant le tour du plateau central, 15 roupies placées sur l’emplacement Banque du plateau individuel et une caisse de thé cultivé à basse altitude (un cube noir) sur l’emplacement Entrepôt du plateau individuel.

J’apprécie beaucoup qu’en dehors des jetons Plantation, des roupies et des caisses de thé, tous les éléments trouvent leur place sur un plateau, ce qui synthétise les informations et dénote un travail de lisibilité d’autant plus exemplaire que lesdits plateaux sont soigneusement illustrés, de sorte que l’on devine pratiquement au premier regard où poser quoi !

Le premier joueur sera le dernier à avoir bu du thé (hum, souvent moi en l’occurrence, mais ce n’est pas fait exprès !). Il choisit un hexagone à basse altitude dans un district encore vierge et y pose son meeple et un jeton Plantation avec la feuille de thé la plus à gauche de son plateau individuel. Les autres joueurs procèdent de même, de sorte que chaque district constitue un point de départ pour un joueur. Il ne reste plus qu’à poser l’un de ses disques sur la première case de la piste de technologie, le premier joueur au-dessus le dernier au-dessous, et il est temps de commencer.

La mise en place peut sembler longue, elle ne l’est en fait vraiment pas. Lors d’une première partie, un joueur donnera les indications pendant que les autres mettront les éléments au bon endroit, et lors des parties suivantes, il n’y aura même plus à consulter les règles tant chaque élément trouve sa place naturellement. En outre, le plaisir visuel et tactile procuré par les pièces ajoute à l’observation plus tactique des variables importantes (emplacement des autres joueurs, contrats, conseillers, cartes Action) pour empêcher toute fatigue, une vraie réussite.

 

 

La culture du thé à Ceylan, toute une industrie

Le tour d’un joueur ne consiste qu’à poser l’une des cartes Action de sa main.

Les cartes Action ont deux côtés, représentant chacun une action : planter, récolter, commercer, engager un conseiller ou développer la technologie. En outre, elles portent systématiquement les deux mêmes actions alternatives, se déplacer pour prendre deux roupies.

Le joueur pose donc sa carte sur l’emplacement du plateau se trouvant juste à côté de la pioche, et il réalise l’action se trouvant sur le côté supérieur de la carte ou l’une des deux actions alternatives. Tous les autres joueurs sont alors libres de réaliser l’action principale sur le côté inférieur de la carte (celle dont le joueur actif n’a pas voulu) ou l’une des deux actions alternatives (y compris la même que le joueur principal).

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Ainsi subit-on en permanence la tension de devoir jouer une carte favorable pour nous sans l’être trop pour ses adversaires. À deux, cela ajoute beaucoup à la tension tactique des parties. À plus, le contrôle est évidemment moins évident, ce qui pourra accroître légèrement l’analysis-paralysis ou le chaos, mais jamais trop.

 

 

 

 

Planter coûte 5 roupies. L’action consiste à poser sur la case vierge où se trouve son meeple un jeton Plantation avec la feuille de thé la plus à gauche de son plateau individuel. Les autres joueurs pourront s’arrêter sur cette case, mais plus y construire de plantation. En outre, dès qu’un joueur possède au moins une plantation dans tous les districts, il prend le premier Bonus de district de la pile, donc celui qui vaut le plus de points parmi ceux disponibles.

Récolter permet gratuitement de collecter une caisse de thé par case de plantation adjacente, y compris celle sur laquelle on se trouve. Une plantation à basse altitude produit une caisse noire, une plantation à moyenne altitude une caisse verte, une plantation à haute altitude une caisse blanche. Il est heureusement possible de récolter dans les plantations adverses (sans quoi on pourrait vite bloquer tous les sommets par exemple), sans dépenser de roupies, mais en octroyant 1 Point de Victoire (PV) par caisse ainsi récupérée. Une manière astucieuse de ne pas bloquer, de ne pas pénaliser, tout en faisant sentir un coût. Attention cependant, l’entrepôt personnel est limité à 5 caisses, alors qu’on peut être vite tenté de les accumuler. Mieux vaut donc adapter ses récoltes au…

Commerce, où l’on livre (défausse) trois caisses de son entrepôt correspondant à l’un des trois contrats révélés. Le contrat est alors posé sur un emplacement libre de son plateau individuel, emplacements que l’on libère des feuilles de thé qui les occupent par l’action de planter, créant du lien entre les actions et imposant une certaine diversification. Si l’on ne peut réaliser de contrat sans case libre, chacun porte le numéro d’une compagnie (entre 1 et 5), et on les réunit par compagnie sur les mêmes cases : si l’on remplit un contrat de la compagnie 2, on le place sur la même case que les autres contrats de la compagnie 2 déjà acquis. On obtient alors la récompense de son choix parmi celles indiquées sur le contrat, roupies ou PV.

Cela signifie que l’on choisit son contrat en fonction des caisses que l’on possède, de la récompense visée et de sa compagnie, puisqu’on réalisera des majorités de compagnies en fin de partie. Et tout cela dans une course où l’on tente aussi bien de décrocher « son » contrat avant qu’il ne nous passe sous le nez que de priver un adversaire d’un contrat qu’il vise trop explicitement, surtout à deux joueurs où l’on se taquine beaucoup.

Pour 5 roupies, on engage le conseiller du district où se trouve son meeple, en posant à côté de lui un disque de sa couleur indiquant qu’on l’a recruté. Il octroiera alors un bonus permanent, par exemple l’obtention de 3 roupies au lieu de 2 avec l’action alternative Prendre des roupies, la diminution du coût des plantations d’1 roupie, la diminution du recrutement de conseillers de 3 roupies, le gain de 2 roupies à chaque fois que l’on commerce, la possibilité de planter sur les hexagones adjacents à son pion s’ils se trouvent dans le même district… Ces bonus sont tous très précieux, et peuvent heureusement être obtenus par tous les joueurs à condition d’en remplir les conditions, de sorte que cela ajoute un autre objet à la course permanente de Ceylan

Pour 5 roupies également, on peut avancer son disque d’une case sur la piste de technologie. On récupère alors une tuile Technologie, que l’on pourra dépenser à son tour pour réaliser une action supplémentaire de son choix, sans action pour les autres joueurs. S’il s’agit d’une action avec un coût, il faut cependant le payer (encore heureux), on ne peut pas utiliser plus d’une tuile par tour, et au moment de son obtention, tous les adversaires prennent 1 roupie, preuve que le développement technologique bénéficie à la communauté… et consolation pour l’avantage considérable ainsi acquis. La 6ème et la 8ème case octroient en outre 5 PV, et le joueur le plus avancé sur la piste remporte toutes les égalités.

Lors de ma première partie, nous n’avions jamais recouru à cette coûteuse action, coûtant après tout une action pour en obtenir une autre, mais en tant que premier joueur Ceylan considérait que j’étais plus avancé. Je peux vous assurer que remporter toutes les égalités, même à deux, même dans les combats de fin de partie pour les majorités, cela fait une différente considérable. Un peu comme dans Gugong, on sent que les Zinsli ont tenté de donner de l’intérêt à une action souvent négligée, et un peu comme dans Gugong, alors qu’elle paraît secondaire face à toutes les autres courses, ce qu’elle offre est inestimable.

L’action alternative de déplacement permet de déplacer son meeple d’une case gratuitement, puis d’une case supplémentaire pour 1 roupie, de deux cases supplémentaires pour 2 roupies et ainsi de suite. De quoi redonner de l’intérêt aux roupies même en fin de partie, quand vous croirez enfin en avoir fini avec les actions payantes, et qu’il restera intéressant de filer dans les meilleures zones de récolte…

L’autre action alternative consiste enfin à prendre 2 roupies dans la réserve.

Une fois que tous les joueurs ont réalisé leur action, le joueur actif pioche une carte Action pour compléter sa main.

 

 

 

 

La partie s’achève quand un exploitant place la dernière feuille de thé de son plateau individuel sur une plantation du plateau principal ou qu’il tire la dernière carte Action de la pioche. On joue jusqu’à ce que tout le monde ait effectué le même nombre de tours et on passe au décompte final. On ajoute alors aux points déjà obtenus 10/6/3/1 PV selon que l’on possède plus ou moins de roupies que les autres (à condition d’en posséder au moins une), selon son avancement sur la piste de technologie (à condition d’avoir au moins avancé d’une case), selon le nombre de plantations que l’on possède dans chaque district (à condition d’y posséder au moins une plantation et d’en avoir engagé le conseiller). Ceux qui ont rempli des contrats gagnent en plus 1/3/6/10/15 PV s’ils en ont rempli auprès de 1/2/3/4/5 compagnies différentes. On soustrait au total 2 PV par feuille de thé restante, et celui qui possède le plus de points remporte la partie.

Une variante, très intéressante après quelques parties, propose de commencer avec une tuile de départ, attribuée aléatoirement, et donnant un bonus utilisable une seule fois au cours de la partie : gagner 5 roupies supplémentaires quand on choisit d’en gagner 2, engager le conseiller d’un autre district que celui où l’on se trouve, commercer en dépensant une caisse de thé de moins que le nombre requis, avancer de deux cases sur la piste de technologie au lieu d’une (mais en ne prenant qu’un jeton Technologie)… En outre, chacune des 7 tuiles de départ porte une valeur, entre 1 et 7, qui détermine l’ordre de tour.

 

 

 

Ceylan, un jeu fort en caféine

Il suffit de voir Ceylan pour en admirer la robe et souhaiter l’essayer, tant ses couleurs sont séduisantes, contrastées, nombreuses, particulièrement lisibles, bref traduisant un excellent travail d’édition que l’on retrouve dans l’excellent travail de localisation. L’attaque en est tout aussi engageante, la mise en place intuitive permet d’apprécier l’ergonomie générale, les actions sont simples et directes. Et cette saveur est très longue en bouche, dévoilant à chaque gorgée de nouveaux arômes, une pointe d’acidité (la course tendue aux contrats, à la technologie, aux plantations, la difficulté d’offrir des actions aux autres) ou de douceur quand tout se combine harmonieusement et qu’on contemple la fluidité de tours ne laissant aucune place à la passivité, pourtant dans un genre habitué à l’analysis-paralysis. Un excellent cru, auquel il n’y a pas à ajouter de nuage de lait, de jus de citron ou de carré de sucre (l’outrage suprême !) pour le consommer sans modération !