Spirit Island – esprits de la nature, chassez les méchants colons blancs !
Ce qui intrigue d’abord dans Spirit Island, c’est son thème original et audacieux : une île peuplée par les esprits, respectés et vénérés par les indigènes, est découverte par les Européens, qui naturellement souhaitent aussitôt s’en emparer et la coloniser. Dans ce jeu de R. Eric Reuss, il faudra donc incarner les esprits et accroître nos pouvoirs pour chasser les vils Occidentaux qui menacent notre existence, celle des indigènes et l’intégrité du territoire. Ne nous leurrons pas, on nous demande pas moins que de nous mettre à la place de la Nature contre les spoliations de la société industrielle… et d’exterminer toute trace de présence occidentale, anti-écologique. Et le meilleur ? Spirit Island n’est pas qu’un jeu à thèse, mais l‘un des jeux de société les plus estimés de l’année 2018, mécaniquement si impressionnant qu’il a fait partie des trois nominés à l’As d’or du meilleur jeu expert, dans une année où les jeux expert extraordinaires s’étaient pourtant multipliés. Et sa défaite face à Détective peut être aussi liée aux qualités narratives et ludiques de Détective qu’à la qualité décriée de la traduction réalisée par Intrafin (depuis corrigée)… Une fois n’est pas coutume, je me suis donc tourné vers l’édition originale de Greater than Games, assez témérairement vous en conviendrez, ce gros jeu à 70 euros contenant son lot de pièces et de texte pour faire vivre une expérience à la hauteur de ses ambitions.
Et si vous avez tenu jusqu’à la fin de cette introduction, je suis certain que vous êtes aussi intrigués que moi par les promesses de ce Spirit Island. Penchons-nous donc sur cet auto-proclamé « jeu stratégique coopératif de destruction de colons » pour 1 à 4 joueurs (évidemment de 14 ans et plus) et des parties de deux bonnes heures, plus bien sûr à quatre où l’on risque l’analysis-paralysis, mais excellent en toutes circonstances.
Première mise en place de la première partie
Une bonne nouvelle, c’est que le jeu a conscience de sa richesse et complexité, au point que ses règles commencent par un sommaire très précis, suivi d’un avertissement « Comment lire ces règles » et de conseils pour les toutes premières parties. À savoir, utiliser des esprits simples (dont les noms sont listés), n’utiliser que les cartes Pouvoir définies sur une carte spécifique, ne pas utiliser de carte corruption (mais le niveau de corruption imprimé sur le plateau) et ne pas utiliser de scénario ou d’adversaire. Ce qui est passionnant, c’est que cette seule liste de restrictions donne une idée de l’ampleur de Spirit Island et donne envie d’en dominer progressivement les subtilités, pour arriver à maîtriser les esprits complexes, varier les pouvoirs auxquels on a accès, jouer avec les altérations (souvent considérables) de règles imposées par les adversaires particuliers et scénarios…
Pour une partie standard, on commence par mettre en place le plateau Envahisseurs, avec quatre marqueurs Peur par joueur. On y place ensuite neuf cartes Peur piochées au hasard, avec les tuiles Terreur de niveau 2 et Terreur de niveau 3 intercalées la première après trois cartes, la deuxième après six cartes. Puis on constitue le deck Envahisseurs, avec trois cartes de niveau 1, quatre de niveau 2 et cinq de niveau 3, tout en dessous. Notons que la boîte contient une carte surnuméraire par niveau, pour ajouter un peu de variété, mais comme vous le constaterez, à force de petites additions pour « un peu plus de variété », on se retrouve vite face à un jeu aux formes infinies. Enfin, on pose autant de jetons Corruption sur l’espace dédié que demandé – le plateau en exige cinq par joueur.
Il est ensuite temps d’installer la fameuse Spirit Island. On remarquera qu’elle ne porte pas de nom, ce qui la rend plus allégorique, et surtout rappelle que ce sont les hommes qui catégorisent les choses en les nommant, quand la Nature se contente d’Être. On prend alors un plateau d’île par joueur (et donc un seul en solo), et on les assemble, puis en suivant les icônes de chaque région, on y dispose autant d’envahisseurs, de Dahans (les autochtones) et de corruption que représenté. Une installation à la AuZtralia, sauf qu’il s’agit cette fois de défendre l’île plutôt que de l’assaillir.
Enfin, chaque joueur prend les jetons d’une couleur, un plateau individuel représentant son esprit, et ses quatre cartes uniques, qui constituent sa main de départ. Les joueurs commencent sur un plateau d’Île différent, en suivant les consignes données au dos de leur plateau, où sont aussi donnés le background, la complexité, la manière de jouer, et un diagramme pour décrire ses spécialités, selon que l’esprit soit plus versé dans l’agressivité, le contrôle, la peur, la défense ou l’utilité. Pour la mise en place, la Verdure rampante (dans l’esprit de Swamp Thing) demande par exemple un jeton de présence dans la zone humide portant le numéro le plus grand, et une Présence dans une jungle sans Dahan.
La mise en place, étonnamment rapide pour un jeu de cette taille, s’achève par la révélation de la première carte du deck des envahisseurs, qui indique le type de zone qu’ils vont d’abord explorer – forcément, les envahisseurs ont toujours l’initiative face à des populations qui ne pouvaient s’attendre à leur arrivée. Si la carte représente par exemple l’eau, on va ajouter une figurine d’explorateur sur chaque territoire humide contenant une ville ou un village, adjacent à la mer, ou adjacent à un territoire comportant une ville ou un village.
Croître, envahir, terrifier, exterminer
Un tour de jeu se déroule en cinq phases, au cours de chacune desquelles les esprits jouent simultanément, en discutant de leurs actions avec leurs alliés.
La première est celle des esprits, chacun réalisant trois actions dans un ordre immuable. D’abord, la croissance consiste à choisir parmi les trois capacités spécifiques à l’esprit (souvent ajouter une Présence, gagner une nouvelle carte de Pouvoir, gagner de l’énergie, jouer une carte supplémentaire ce tour, récupérer dans sa main les cartes de la défausse, ajouter une Présence, soit pour se développer, soit sur un territoire où on était déjà présent pour débloquer d’autres pouvoirs).
Ensuite, le gain d’énergie. Sur un plateau d’esprit, deux pistes sont couvertes par les jetons Présence, et à chaque fois que l’on peut jouer une Présence sur l’île, on y prend le jeton le plus à gauche de la piste de son choix. L’une des pistes indique combien on gagne d’énergie par tour, et donc plus on dévoile de cases au cours du jeu, plus on récupère d’énergie pendant cette phase.
L’autre piste montre combien on peut jouer de cartes par tour (et plus on dévoile de cases, plus on peut en jouer). Justement, la troisième action consiste à jouer des cartes de pouvoir. On en applique pas tout de suite l’effet, mais on en paie immédiatement le prix en énergie, de même qu’on en collecte immédiatement l’éventuel gain d’énergie.
La deuxième phase est celle où les pouvoirs rapides seront résolus, qu’ils apparaissent sur les cartes pouvoir jouées, ou directement sur les plateaux de certains esprits. Les joueurs choisissent l’ordre dans lequel activer les pouvoirs si celui-ci a de l’importance. Une carte pouvoir précise ainsi, outre sa vitesse, une cible (territoire, Dahan, envahisseur, bâtiment) et une portée (distance maximale qui peut séparer la cible d’une Présence). Les pouvoirs peuvent blesser, détruire et retirer des ennemis et de la corruption, ajouter à la défense d’un territoire, ou rassembler et pousser, c’est-à-dire prendre le type de figurine indiqué des territoires adjacents pour les réunir sur le territoire ciblé, ou au contraire répartir librement les figurines du territoire ciblé dans les territoires adjacents, ce qui peut souvent s’avérer fondamental.
La carte souffle de vapeur n’a par exemple pas de portée et cible « n’importe quel territoire », ce qui signifie qu’elle s’applique à un territoire quel que soit son type, à condition que s’y trouve une Présence. En l’occurrence, cette carte détruit 1 envahisseur à moins que l’esprit possède trois éléments de terre, ce qui lui permet à la place de détruire un bâtiment. En effet, chaque carte pouvoir octroie des éléments, soleil, lune, feu, air, eau, terre, plante, animal, qui disparaissent à la fin du tour. Ces éléments peuvent renforcer des cartes, comme on vient de le voir, ou nourrir les esprits pour qu’ils déploient eux-mêmes leurs pouvoirs. Et plus l’esprit accumule d’éléments, plus son pouvoir est redoutable. Une carte pouvoir peut même n’être utilisée que pour les éléments qu’elle donne, en ignorant son effet.
Surpris de rencontrer une résistance, les envahisseurs peuvent d’abord être effrayés : suite à certains pouvoirs, et à chaque fois qu’un village ou une ville est détruite, on déplace des jetons peur de la réserve vers l’emplacement pour la peur générée. Et quand tous les jetons peur s’y trouvent, on les remet dans la réserve, et on pioche une carte peur pour la placer face cachée sur une pile Cartes peur récupérées. Au début de leur tour, les envahisseurs appliquent les effets de toutes les cartes peur ainsi gagnées, ce qui leur fait par exemple retirer des troupes. Chaque carte Peur a trois niveaux. Au début, on applique à chaque tour le premier niveau. Une fois que trois cartes ont été récupérées, et qu’on a dévoilé la carte intercalaire marquant la Peur de niveau 2, on applique le deuxième niveau des cartes Peur, et on procède de même pour le troisième niveau.
La riposte sera terrible. Au début de la partie, vous vous en souvenez, on avait dévoilé une carte Envahisseur indiquant quel territoire les colons exploraient. À la fin de chaque tour des envahisseurs, on décale la carte Envahisseur vers la gauche, vers la case action suivante (Construction, puis Destruction, puis la défausse). Durant la phase d’action, on applique donc d’abord l’effet de la carte la plus à gauche (et donc au premier tour il n’y a pas de carte en construction ou destruction).
Pendant la phase de destruction, les envahisseurs attaquent les territoires représentés par la carte dans l’espace Destruction, et les Dahans qui les occupent. Un explorateur inflige 1 dégât, un village 2, une ville 3. Il suffit de deux dégâts pour que le territoire soit corrompu (les esprits ont donc intérêt à utiliser des pouvoirs pour le défendre), et si le territoire était déjà corrompu, il l’est davantage, et un territoire limitrophe, au choix des joueurs, est gangrené en plus. Et si le corruption atteint un territoire où se trouvait une Présence, celle-ci est détruite. Tous les 2 dégâts, un Dahan présent est tué. Si des Dahans survivent à l’assaut, ils contre-attaquent en infligeant 2 dégâts par Dahan : un explorateur n’a qu’un point de vie, un village 2, une ville 3. Astucieusement, les figurines de villes sont ainsi faites qu’en les basculant sur un côté, on y voie deux maisons (il leur reste 2 points de vie), et sur un autre côté, une seule (il leur reste 1 point de vie). À la fin du tour, toutes les blessures sont soignées.
Après la destruction, la construction. Dans tous les territoires du type indiqué dans l’emplacement d’action et occupés par au moins une incarnation des envahisseurs, on ajoute un village. Et s’il y avait plus de villages que de villes, une ville. Comme on peut l’imaginer, les envahisseurs se développement ainsi très vite, exploration et construction se favorisant l’une l’autre pour un étalement qui doit être efficacement stoppé par les esprits sous peine d’être vite submergés.
Et après la construction, l’exploration, qu’on a déjà décrite. Les actions réalisées, on décale toutes les cartes vers la gauche : le territoire attaqué est défaussé, le territoire où les envahisseurs ont construit sera attaqué au prochain tour, le territoire exploré subira la construction, et une nouvelle carte est dévoilée pour la future exploration. Les esprits savent ainsi à quoi s’en tenir et où frapper ou se protéger.
Après la phase des envahisseurs, on applique les pouvoirs lents, selon la même logique que les pouvoirs rapides.
Arrive enfin la conclusion du tour. Les esprits défaussent les cartes Pouvoir jouées ce tour-ci, les éléments et dégâts disparaissent, et une nouvelle année peut commencer.
La partie peut s’achever de plusieurs manières – et assez régulièrement par une défaite, quand l’île a été si corrompue qu’il ne reste plus de jetons corruption sur le plateau des envahisseurs (sachant qu’en retirant une corruption de l’île, on la replace seulement sur le plateau), quand l’un des esprits n’a plus aucune présence sur l’île, ou quand on ne peut plus piocher de carte Envahisseur, donc que les esprits n’ont pas su être assez rapides.
La victoire peut heureusement être arrachée également de plusieurs manières, toutes exigeant la destruction des envahisseurs. Mais au premier niveau de peur, il faut vraiment se débarrasser des explorateurs, villes et villages, au deuxième seulement des villes et villages, et au troisième des villes. Et si, sans se débarrasser de toutes les villes, on est parvenu à faire suffisamment peut aux envahisseurs pour qu’ils piochent leurs trois dernières cartes Peur, on gagne immédiatement.
C’est trop facile !
Au cas où Spirit Island vous paraîtrait trop difficile, vous pouvez accorder à vos esprits une croissance initiale dès la fin de la mise en place, sauter la première exploration des envahisseurs, voire les deux à la fois.
Mais au bout de quelques parties, que vous parveniez à remporter la victoire ou non, vous souhaiterez pimenter le jeu. Commencez alors par abandonner les aménagements pour débutants, en vous autorisant les esprits les plus complexes – comme dans Aeon’s End, ils sont loin d’être moins puissants, mais exigent une meilleure compréhension des mécaniques, et il y en a huit, sans encore prendre en compte les extensions ! Au lieu de suivre une carte d’aide pour savoir quelle carte Pouvoir ajouter à votre main au moment d’une croissance, piochez quatre cartes du deck de Pouvoirs majeurs ou de Pouvoirs mineurs, gardez-en une et défaussez les trois autres (l’obtention d’un Pouvoir majeur exigeant par ailleurs la perte définitive d’un autre pouvoir). Et vous pouvez choisir une carte Corruption. Celle-ci commence sur la face « île saine », avec seulement deux jetons Corruption par joueur. Quand toutes les corruptions ont été placées sur l’île, on retourne la carte sur la face Île corrompue. Elle contient alors cinq corruptions par joueurs, et un effet négatif s’appliquant au début de chaque phase d’invasion, par exemple « Chaque esprit détruit l’une de ses présences ».
Enfin, pourquoi ne pas retourner le plateau ? Sur son verso, il est plus thématisé, les territoires sont un peu plus difficiles à distinguer et surtout plus petits, donc plus nombreux, et initialement occupés par plus d’envahisseurs. Vous avez avec tout cela de quoi renforcer considérablement la difficulté du jeu. Et si vous voulez aller encore plus loin, non seulement diversifier et complexifier l’expérience de jeu, mais aussi l’approfondir en la modifiant, c’est possible.
Pour commencer, vous avez quatre scénarios (et davantage en extension), Blitz, l’Insurrection des Dahan, Défense du cœur de l’île et les Rituels de terreur. Chacun possède son niveau de difficulté, et précise pour quels esprits et contre quels adversaires (si vous cumulez adversaires et scénario) le scénario peut s’avérer plus ou moins facile. Et chacun altère ensuite les règles à sa façon. Dans Blitz, on place déjà un jeton corruption de plus par joueur sur le plateau des envahisseurs, puis ceux-ci explorent, construisent et explorent à nouveau avant la partie. Tous les pouvoirs sont désormais rapides et coûtent un point d’énergie en moins (et les pouvoirs gratuits rapportent un point d’énergie), mais chaque exploration ajoute un explorateur supplémentaire par plateau d’île, et quand l’île est corrompue, on place un marqueur corruption de moins par joueur sur le plateau. Et il s’agit d’un scénario que le jeu n’estime pas plus difficile que les règles standard !
Enfin, il est possible d’affronter des pays adverses, le Royaume de Prusse, le Royaume d’Angleterre et le Royaume de Suède. Chacun propose six niveaux de difficulté et un effet d’escalade, qui s’applique à chaque tour si une tour figure sur la carte d’exploration, et ajoute villes et villages. Selon le niveau de difficulté choisi, le nombre de cartes Peur peut varier (ce qui prolonge la partie en rendant la victoire plus lointaine).
Prenons l’exemple du Royaume de Suède, dont le pouvoir d’escalade est de remplacer un Dahan par un village dans chaque territoire où il y a au moins autant d’explorateurs que de Dahans après l’exploration. Au niveau 1 (9 cartes Peur), il faut ajouter une corruption de plus à un territoire si lors de la Destruction, les envahisseurs infligent au moins six dégâts. Au niveau 2 (10 cartes Peur), on place une ville sur chaque territoire numéroté 4 de chaque plateau de l’île. Au niveau 3 (10), les villages infligent trois dégâts, les villes cinq. Et ainsi de suite. Sachant qu’au niveau 3, vous appliquez également les effets des niveaux 1 et 2, et qu’au niveau 6, vous ajoutez pas moins de six nouvelles règles (sept si on compte la règle basique de la Suède) défavorables aux esprits ! De quoi jouer encore, encore et encore – et perdre beaucoup.
Et si vous jouez effectivement encore et encore, vous pourrez prendre plaisir à calculer votre score, à partir du tableau des difficultés en fin de livret de règles, score qui prend en compte le résultat de la partie que vous ayez gagné ou perdu, ce qui donne de l’intérêt même aux défaites.
Un voyage inoubliable
L’idée de Spirit Island serait venue à R. Eric Reuss en constatant dans un autre jeu qu’une action « coloniser » n’était pas du tout envisagée du point de vue de son impact sur les populations locales, seulement comme une extension positive. Peu agréablement surpris par la quantité de jeux faisant, l’air de rien, l’apologie de la colonisation ou du capitalisme, il a ainsi eu l’idée de ce jeu original où l’on ne lutterait pas tant à la place des colonisés que pour la nature, hostile non aux hommes en soi mais aux forces de destruction, doublant son anti-colonialisme d’un message écologique. Pour cela, il s’agissait déjà d’impliquer le joueur dans l’univers créé, avec des backgrounds des esprits, des fiches pédagogiques sur les différents Royaumes, deux pages entière de lore, et surtout avec le fantastique travail d’illustration d’une équipe nombreuse, dont TricTrac ne retient que Jason Behnke, alors que le livret lui associe Loic Belliau, Kat G. Birmelin, Cari Corene, Lucas Durham, Rocky Hammer, Sydni Kruger, Nolan N. Nasser, Jorge Ramos, Moro Rogers, Graham Stermberg, Shane Tyree, Joshua Wright. Comme leurs noms n’apparaissent qu’au bas de la dernière page des règles, les citer ici est la moindre des choses. Seuls les jetons Présence sont un peu tristounets, mais largement compensés par l’abondance de figurines pour les explorateurs, villages et villes ! (oui, cela trahit le KickStarter)
Il s’agissait donc de proposer une expérience politique et immersive aux joueurs, tout en répondant à l’exigence de l’auteur d’un jeu profondément tactique au gameplay fort, plutôt qu’une « simple » expérience narrative. Et il est indéniable qu’il y est merveilleusement parvenu, Spirit Island étant parsemé d’idées lumineuses, la puissance croissante des esprits et leur individualité, l’invasion et sa visualisation, l’absence de toute ressource durable, les deux vitesses des pouvoirs… Même dans une configuration identique, chaque partie est différente de la précédente et de la suivante, et pourtant, l’auteur multiplie les variations, complexifications et approfondissements, pour l’une des expériences ludo-narratives les plus inépuisables que je connaisse, et l’une des expériences coopératives asymétriques les plus équilibrées, faisant le mieux la part belle à la communication.
Et surtout… Spirit Island n’est pas si difficile. Il y a des jeux dont j’ai renoncé à décrire l’ensemble des règles, parce que je n’ai pas l’ambition de concurrencer un livret plus illustré, plus synthétique et plus clair, seulement de donner une bonne vision des subtilités du jeu et, quand l’occasion s’en présente, de légers décorticages. Or Spirit Island est extraordinairement clair compte tenu de sa richesse, ses mécaniques tout à fait accessibles, ses pictogrammes évidents et très peu nombreux, grâce à sa bonne conception, et au fait que, persuadé de réaliser un jeu difficile, l’auteur ait multiplié les aides, récapitulatifs, sommaire, glossaire, pour l’une des règles les plus exemplairement pédagogiques que je connaisse. Un jeu simplement bluffant à tous points de vue, mon plus gros coup de cœur depuis Betrayal Legacy au moins.
Clairement un excellent jeu, mais il ne faut vraiment pas avoir peur de se casser la tête et passer du temps à réfléchir et à se coordonner avec les autres !
Tout à fait oui, c’est aussi ce que j’aime même si cela étire fatalement la durée des parties, la sensation de réellement coopérer en réfléchissant collectivement et constamment aux enjeux de chaque décision. Dans un genre beaucoup plus abordable, L’Expédition perdue propose quelque chose de similaire, et c’est le genre de sensations que je me réjouis de retrouver dans des œuvres ludiques à l’ambition si diverse, cette impression de vraiment surmonter une épreuve ensemble !