Istanbul : enfin la Big Box d’un grand jeu de livraison et de placement !
Ces temps-ci, l’important éditeur Matagot, responsable de jeux aussi variés que Kemet, Root, L’Île au Trésor, Cairn, Boomerang, Parks ou Scythe, semble accentuer la dimension patrimoniale de sa ligne éditoriale, en publiant le culte Orléans avec ses extensions et sa variante Stories, la quatrième édition de Talisman avec toutes ses extensions, en redéveloppant Giants pour en faire Rapa Nui ou en localisant Istanbul dans sa Big Box, c’est-à-dire avec ses deux extensions Moka & Bakchich et Missives & Sceaux comprises dans la même boîte que le jeu de base. De quoi assurer un prix doux (53 euros au lieu de 80 environ) et une très grande … à condition que le jeu plaise.
Or le jeu du célèbre Rüdiger Dorn (Goa, Karuba, Montana, Rune Stones, Las Vegas, Luxor), illustré de façon académique mais un peu désuète par Andreas Resch (Gugong, Mombasa, Great Western Trail, Lorenzo), semble bien avoir trouvé son public depuis sa première édition par Pegasus Spiele en 2014 : 116ème meilleur jeu de tous les temps d’après l’agrégateur de référence Board Game Geek (ce qui est excellent) avec une note de 7,6, Istanbul grimpait même dans sa Big Box au score impressionnant de 8,1/10.
Aussi étais-je bien sûr très curieux de vous présenter Istanbul Big Box, qui s’adresse à 2 à 6 marchands turcs de 10 ans et plus pour des parties d’environ une heure, en commençant par le jeu de base puis en évoquant ses deux extensions.
Le marché aux mille merveilles (et aux 16 actions)
Le marché d’Istanbul est constitué de 16 tuiles Quartiers en grille de 4 par 4. Assez grandes, elles offrent une fois bien disposées un assez joli panorama aux joueurs, aéré et coloré même pendant la partie. Les règles suggèrent deux dispositions, mais il est également possible de les placer aléatoirement, en respectant une ou deux consignes, en particulier la présence de la fontaine parmi les 4 tuiles centrales. C’est en effet là que chacun place initialement sa pile de 4 pions Assistant surmontés de leur pion Marchand.
Le joueur actif commence par déplacer orthogonalement son marchand (avec la pile d’assistants qu’il recouvre) d’un ou deux quartiers. S’il arrive dans un quartier où se trouvait déjà l’un des assistants de la même couleur, il le replace dans la pile (l’assistant a accompli sa tâche et se remet à disposition de son maître pour la suivante), sinon on laisse l’un de nos assistants sur cette case (afin qu’il y accomplisse sa tâche pendant que l’on visite le reste du marché).
Il est donc possible que l’on ne puisse pas avancer (si le marchand n’a plus aucun assistant avec lui et ne peut s’arrêter que sur une case sans assistant à récupérer) ou qu’on ne le veuille pas. Dans ce cas, le tour prend immédiatement fin et c’est au joueur suivant de déplacer son marchand.
Cette idée des assistants est bien sûr assez superbe parce qu’elle contraint à revenir dans des lieux déjà traversés, et donc à la fois à anticiper quels quartiers il peut être intéressant de traverser deux fois en quelques tours et à trahir aux autres quels déplacements on pourra ou voudra probablement réaliser.
S’il arrive sur une case occupée par des marchands adverses, il doit leur payer 2 livres chacun, sous peine de mettre fin immédiatement à son tour. On appréciera bien sûr cette liberté de se déplacer sans payer : même si perdre un tour est assez punitif, cela permet malgré tout de progresser vers une case précise, de poser ou de récupérer un assistant, donnant une plus grande sensation de choix. À 2 joueurs, 3 marchands neutres sont dispersés dans le marché afin d’accroître le risque, sinon inexistant, de subir cette dépense.
Mettre fin à son tour, cela signifie ne pas réaliser l’action du quartier d’arrivée, alors même qu’il s’agit bien sûr de toute la richesse d’Istanbul, chaque tuile ayant un effet distinct. Un peu à la Talisman, on peut d’abord s’y perdre, mais au moins tout est dans le même sens, et surtout synthétisé par des pictos au lieu d’être textuel, de sorte que quelques tours seront suffisants pour commencer à assimiler ce qui se trouve où et permet quoi.
Surtout, certains quartiers donnent accès aux rubis :
- au Palais du Sultan, on livre les marchandises représentées sur une piste pour prendre un rubis, libérant ainsi une autre case de la piste, donc un coût supplémentaire pour le rubis suivant.
- chez le Marchand de Gemmes, on paye la plus grande quantité de livres visibles sur une piste pour en prendre un rubis, libérant ainsi une autre case de la piste au coût plus élevé.
- à la Petite et à la Grande Mosquée, on prend une tuile Mosquée dont on remplit les conditions et qui octroie un bonus permanent, comme un cinquième assistant. Chaque Mosquée propose deux tuiles différentes, et aussitôt que l’on a pris la deuxième tuile de l’une on gagne un rubis.
Enfin, si l’on rencontre sur sa case d’arrivée :
- un membre d’une famille adverse, on le renvoie en prison en gagnant 1 carte Bonus ou 3 livres.
- le Gouverneur, on peut défausser 2 livres ou 1 carte Bonus afin de prendre 1 carte Bonus. Puis on lance les deux dés, dont le résultat indique où se rend le Gouverneur.
- le Contrebandier, on peut dépenser une marchandise ou 2 livres afin de gagner une marchandise de notre choix. Puis on lance les deux dés, dont le résultat indique où se rend le Contrebandier.
Il va de soi que la plupart de ces rencontres n’ont lieu qu’occasionnellement, de sorte que le tour se résumera le plus souvent à déplacer son marchand, prendre ou laisser un assistant, et réaliser l’action du quartier avant de laisser la main au joueur suivant.
La partie s’achève quand un joueur a obtenu 5 rubis (ou 6 à deux joueurs) et que l’on a fini le tour de table. Celui qui possède le plus de rubis la remporte, et l’égalité est tranchée par les livres, puis les marchandises, puis les cartes Bonus. Vous vous en doutez, les égalités ne sont pas si rares que cela, et on sera donc bien inspiré de surveiller assez vite où chacun en est avec ses livres pour déterminer s’il est ou non prudent d’en dépenser beaucoup.
Une variante formidable de simplicité propose de remplacer l’assistant au bas de notre pile par un assistant d’une couleur « neutre », donc de la même couleur pour tous les joueurs, mais qui ne serait celle de personne. En arrivant sur une case où se trouve un assistant neutre, on peut le placer sous notre pile, ce qui signifie que l’on peut prendre l’assistant neutre des autres, et que l’on redoute donc plus que jamais les déplacements des autres !
Pour ajouter encore un peu d’interactivité, une autre variante introduit la caravane : à chaque fois que l’on réalise l’action du Caravansérail (prendre deux cartes Bonus, en défausser une), on devient le Guide de Caravane, avec le droit de ne pas défausser de carte Bonus les prochaines fois que l’on reviendra au Caravansérail. Il va de soi que nos adversaires auront tout intérêt à s’y rendre pour devenir Guide à leur tour, ne serait-ce que pour nous empêcher d’abuser des cartes Bonus. Moins brillant, mais tout à fait appréciable.
Istanbul : Moka & Bakchich
Istanbul : Moka et Bakchich ajoute principalement quatre nouveaux quartiers, que l’on ajoute aux autres sans en remplacer, pour un marché de 5 tuiles par 4. Bien sûr cela oblige déjà l’air de rien à considérablement repenser ses déplacements, puisque un marché aussi légèrement allongé accroît la distance entre les quartiers des extrémités et rend leur jonction bien plus coûteuse.
Le Torréfacteur permet de dépenser cartes, livres et marchandises pour obtenir du café.
La Corporation de café octroie 1 café et permet de piocher deux cartes Guilde puis d’en défausser une. Ces nouvelles cartes peuvent être jouées au début d’un tour et remplacent notre déplacement et l’action du lieu pour un effet extrêmement puissant, notamment pour accomplir l’action d’un lieu à distance et ainsi compenser l’allongement du plateau de jeu, mais auquel recourir avec parcimonie : extension gratuite de la charrette, pioche de 3 cartes Bonus, gain de marchandises ou vente à un taux particulièrement élevé, récupération d’une tuile de Mosquée, paiement de livres ou ressources pour obtenir un rubis à un prix intéressant, réalisation de l’action du Salon de thé avec le double des revenus…
- poser une barrière entre deux lieux, qu’on sera seul à pouvoir traverser, en plus d’effectuer immédiatement l’action d’un de ces lieux.
- prendre une tuile Taverne, qui permettra jusqu’à la fin de la partie d’avancer d’autant de cases qu’on le veut en ligne droite, de ne pas payer le gouverneur, le contrebandier et le marchand de café.
- prendre un rubis de l’un des trois lieux en procurant, ce qui coûte de surcroît les ressources indiquées sur une tuile Bakchich.
La Maison du café est enfin un nouveau lieu fournissant des rubis, où l’on doit payer la quantité de café égale au plus grand nombre non recouvert sur la piste où se trouvent les rubis, dont l’achat augmente donc le coût du suivant.
Parmi les nouveautés d’Istanbul : Moka & Bakchich, il faut également compter le Marchand de café, nouvelle rencontre ambulante qui donne 1 café contre 2 livres ou une marchandise, 9 cartes Bonus en deux exemplaires, et l’achèvement systématique de la partie avec 6 rubis, logique puisqu’il est désormais plus aisé de les récupérer.
L’extension Istanbul : Moka et Bakchich est une addition passionnante au jeu de base. Elle apporte exactement ce qu’il faut en contenu supplémentaire (nouvelles tuiles Bonus, nouveaux quartiers, nouvelle ressource, nouvelle rencontre) et en nouveautés mécaniques (prolongement du terrain avec des cartes compensant la distance, nouvelle manière d’obtenir des rubis) afin de le renouveler en l’alourdissant à peine.
Istanbul : Missives & Sceaux
Istanbul : Missives & Sceaux s’accompagne bien sûr aussi de 4 nouveaux quartiers, ajoutées aux 20 du jeu de base afin de former de même un rectangle de 4 cases par 5… voire un carré de 5 cases par 5 en cumulant les deux extensions, au moyen d’un cinquième quartier additionnel !
L’Ambassade permet de prendre 2 missives, dont le recto représente un sceau et une valeur. Si l’on est présent sur la case dont le nombre est représenté sur la missive, cette dernière est livrée, et on la retourne sur la face présentant deux sceaux. En défaussant un total de 3 sceaux à la fin de son tour… on a droit à un nouveau tour de jeu.
On peut aussi dépenser 6 sceaux à la Société secrète afin de prendre un rubis du Palais du Sultan ou du Marchand de gemmes (ou de la Maison du café en cumulant les extensions), et obtenir 3/2/1/0 livres si l’on est le premier/deuxième/troisième/quatrième et suivants à réaliser cette action.
Il fallait bien, comme dans l’extension Moka & Bakchich, offrir des solutions pour ne pas prolonger le jeu malgré l’allongement du terrain, et le fait de rejouer ou d’avoir accès aux rubis grâce à un nouveau quartier remplit très bien cette fonction. On appréciera d’ailleurs la latitude laissée au joueur, qui peut défausser des missives non livrées (mais ne représentant qu’un sceau) ou livrées (deux sceaux), de sorte qu’une missive représentant un quartier à l’autre bout du plateau et ne nous intéressant pas ne sera jamais subi.
À la Salle des Ventes, on reçoit une marchandise et on met aux enchères 2 cartes Bonus, en misant déjà une livre. Dans le sens horaire, chacun peut alors miser davantage ou passer. Quand le tour du joueur actif revient, il peut surenchérir une ultime fois ou passer. Celui qui a misé le plus récupère alors les 2 cartes Bonus et donne le montant de son enchère à la réserve s’il est le joueur actif, au joueur actif sinon. Toujours une jolie manière de donner l’avantage au joueur actif, pour s’assurer qu’aucun lieu ne risque d’être une perte de tour, tout en donnant aux adversaires l’occasion de le taquiner voire d’y gagner quelque chose.
Enfin, les Catacombes sont le 25ème lieu, destiné à combler le trou que laisseraient les 24 autres quartiers disposés en carré – ce que les règles pourraient un peu mieux expliciter. On y prend une marchandise ou du café, et l’on peut déplacer son marchand ou son compagnon sur le lieu de notre choix, évidemment bienvenu pour accélérer encore un peu plus le mouvement dans la configuration où les parties pourraient être les plus longues !
Un compagnon ? Il s’agit d’un pion personnel qu’un joueur récupère en réalisant pour la première fois l’action de la Fontaine. Dès lors, il pourra le déplacer à la place du marchand, et seulement d’un quartier à la fois, pour réaliser une action située dans une direction différente de celle visée par le marchand, et sans la complication représentée par les assistants.
Enfin, on peut rencontrer un coursier au cours de sa visite du bazar d’Istanbul : contre 2 livres ou 1 missive, il nous donnera une missive, puis se déplacera conformément au résultat des dés – vous connaissez la chanson. Je trouve d’ailleurs assez judicieuse cette idée d’ajouter des rencontres fonctionnant de la même manière, parce qu’elles s’intègrent très naturellement au système de jeu tout en y ajoutant une petite nouveauté.
Istanbul: Big Box pour big game ?
Istanbul est un jeu de déplacement sur un grand plateau modulaire dont chacune des 16 cases/tuiles représente un lieu d’Istanbul et donc une action différente. Une telle idée peut promettre autant en rejouabilité qu’en complexité, mais si la première est évidente, la seconde n’est pas si vraie : bien entendu, il faudra quelques tours pour commencer à assimiler les spécificités des quartiers et optimiser ses déplacements, mais la clarté des pictogrammes, et surtout la grande cohérence desdits quartiers entre eux favorise nettement l’appréhension du système de jeu et le développement de tactiques adaptées à la disposition de l’ensemble.
Istanbul repose sur une grande idée : on n’y déplace pas un pion mais une pile d’assistants surplombés par le marchand, et à chaque arrêt sur une case, on y pose un assistant ou on en récupère un. Arriver sur une case sans assistant sous sa pile ou dans le quartier interdit simplement d’en réaliser l’action. La planification n’en est que plus passionnante, puisque cela implique de devoir revenir sur des cases déjà traversées, et assez vite, tout en trahissant à ses adversaires ce que l’on pourrait envisager pour les prochains tours, et donc leur permettre de nous gêner…
Cet excellent jeu familial + est désormais disponible en français dans sa Big Box, qui comporte deux extensions, Moka & Bakchich et Missives & Sceaux, pour un prix aussi intéressant (55 euros au lieu de 80 en acquérant les trois boîtes séparément) que les extensions elles-mêmes.
Je ne saurais même pas dire laquelle je préfère, l’une ajoutant notamment une ressource, l’autre des petits objectifs personnels, et toutes deux caractérisées par une nouvelle rencontre, de nouvelles tuiles et types de tuiles, une nouvelle possibilité de gagner des rubis, en somme de nouvelles manières d’envisager l’ensemble du jeu, et pas seulement les quatre ou cinq nouveaux quartiers. Sans compter la possibilité de les cumuler, pour un plateau de 25 cases et des parties qui ne seront pas nécessairement plus longues, mais extrêmement riches.
Un grand jeu, très remarqué en Allemagne et aux États-Unis, injustement passé sous le radar en France, alors qu’il a tout d’un classique – y compris le design un peu austère, bon…