La Vallée des Marchands – le deck-building minimaliste aux animaux anthropomorphes
Dans la bande dessinée franco-belge, on a tendance à beaucoup valoriser la notion d’auteur complet, non seulement parce qu’il est quand même classe de savoir réaliser toutes les étapes de l’élaboration d’un album soi-même, mais aussi et surtout parce que cela assure le respect idéal de la vision de l’artiste. S’il en est aussi peu question dans le jeu de société, c’est que l’on n’imagine même pas être capable de deux tâches aussi ambitieuses que le développement d’un système mécanique et l’intégralité de son illustration. Il paraît que Henri Kermarrec (Penny Papers, Peanut Club) dessine un peu, mais pas ses propres jeux il me semble. Il en existe probablement d’autres, passés sous mon radar, mais le seul exemple que je connaisse est celui de Sami Laakso, auteur et éditeur finlandais, fondateur de Snowdale Design, la maison avec laquelle il a publié l’excellent Dawn of Peacemakers et La Vallée des Marchands/Dale of Merchants, récemment localisé par Bragelonne (Culte, Cthulhu – L’Avènement, Magnum Opus).
Laakso place La Vallée des Marchands dans le même univers que Dawn of Peacemakers, avec les animaux anthropomorphes qui en sont l’emblème. Une idée singulière parce qu’elle est souvent associée à un thème enfantin quand ses créations sont au contraire assez ambitieuses : La Vallée des Marchands n’est ainsi pas moins qu’un jeu de deck-building compétitif pour deux à quatre marchands, pas mal pour un jeu à 21 euros 50 revendiquant des parties d’une demi-heure ! Que voilà une oeuvre paradoxale et intrigante !
Laakso y a ajouté une Vallée des Marchands 2 (23 euros), jouable en extension ou indépendamment et une mini-extension Les Castors communs méthodiques (5 euros), également localisées par Bragelonne, ainsi que la monumentale Collection (43 euros) qui n’existe pour l’heure qu’en anglais, et à l’occasion du test de laquelle j’avais donné notre « Golden VG » à l’ensemble de la série – un prix que nous voulons rare et qui n’avait alors été décerné qu’à Roll Player et Mystic Vale !
Il sera question ici du fonctionnement général de La Vallée des Marchands, avec les espèces animales anthropomorphes présentes dans La Vallée des Marchands 1, 2, plus les castors communs méthodiques, c’est-à-dire l’ensemble du contenu existant à ce jour en français !
Les étals de Dale
Dans la ville de Dale, la compétition annuelle de marchandage permettra à son vainqueur d’entrer dans la prestigieuse guilde des marchands. Aux joueurs de construire le meilleur étal en commerçant avec les différentes espèces locales.
Triomphera ainsi le premier joueur à construire un étal de huit piles de marchandises dans l’ordre croissant, la première valant 1, la deuxième valant 2, et ainsi de suite jusqu’à la huitième, et chaque pile ne devant contenir les cartes que d’une peuplade/couleur.
Sachant qu’en début de partie, les joueurs ne possèdent que des cartes de valeur 1, dont un certain nombre de camelotes (qui ne peuvent pas être utilisées dans l’étal), et que les cartes de La Vallée des Marchands valent au maximum 5, de sorte qu’il faudra parfois en empiler pour arriver au total demandé.
Si deux joueurs pratiquent La Vallée des Marchands, on prend les 15 cartes de trois peuplades, à trois, on prend celles de quatre peuplades, à quatre, de cinq. Ils constituent des decks de dix cartes identiques, constituées d’une carte de valeur 1 de chacune des peuplades choisies, et d’autant de camelotes que nécessaire pour atteindre les dix cartes (donc sept camelotes à deux, six à trois, cinq à quatre).
Les cartes 2 à 5 de toutes les peuplades sont mélangées et forment la pioche du marché, dont les cinq premières cartes sont révélées sur le plateau du marché. La carte la plus à droite du plateau coûte autant que sa valeur, la suivante coûte 1 de plus, la suivante 2 de plus, la suivante 3 de plus et la dernière 4 de plus.
Enfin chacun pioche cinq cartes de son deck.
Le meilleur deck pour le meilleur marchand
Pendant son tour, on ne réalise qu’une des quatre actions possibles.
Soit on achète une carte du marché en défaussant des cartes de sa main dont la valeur totale atteint la valeur de la carte désirée. Cette dernière est directement placée dans sa main.
Soit on joue une carte de sa main pour son pouvoir avant de la défausser.
Soit on pose des cartes devant soi pour constituer une pile de l’étal.
Soit on défausse simplement autant de cartes de sa main qu’on le souhaite.
Et une fois l’action réalisée, on complète sa main jusqu’à atteindre cinq cartes. Si le joueur actif avait acheté une carte du marché, on le reconstitue : on décale les cartes restantes vers la droite et on en replace une nouvelle sur l’emplacement le plus à gauche.
S’il n’y a plus de cartes dans le deck, on mélange la défausse afin de pouvoir continuer à piocher. Ainsi les cartes ne sont pas perdues, quelqu’usage qu’on en fasse, et l’obtention rapide de cartes intéressantes pour leur pouvoir ou leur valeur peut très vite faire la différence.
Il est ainsi crucial de penser constamment à l’optimisation de son deck : acquérir trop de « petites » cartes peut ralentir la pioche des « grosses », tandis que l’on peut se débarrasser définitivement de cartes « encombrantes » grâce à certains pouvoirs ou en les utilisant dans les étals, qui ont ainsi la double-fonction de nous approcher de la victoire et de « nettoyer » notre deck, une idée particulièrement habile !
On retrouve donc bien un système de deck-building (ma mécanique préférée), où les joueurs possèdent au début le même deck de cartes faibles qu’ils amélioreront au fur et à mesure de la partie par l’addition de cartes plus puissantes, voire en se débarrassant de celles qui ne sont plus au niveau, pour des piles qui correspondent toujours davantage à une certaine conception tactique, à la personnalité du joueur ou aux opportunités qui se sont offertes à lui au cours de la partie.
Notons enfin la possibilité de jouer en équipes de deux, avec les paquets de quatre peuplades. Les équipiers partagent le même étal et doivent atteindre une dixième pile pour remporter immédiatement la partie. L’élément le plus intéressant est probablement la possibilité d’ajouter ses cartes quand son allié construit une pile, au risque d’avoir moins de cartes dans la main quand on pourra enfin jouer, puisqu’on ne repioche qu’à la fin de son tour.
À la lecture de ces quelques règles, on imagine bien un jeu nerveux, sans percevoir son véritable intérêt, celui qui fait que j’avais tant envie de vous présenter La Vallée des Marchands. L’élément qui fait toute la différence, c’est la variété des peuples.
13 espèces, d’innombrables manières de jouer ?
Chacune des deux boîtes de La Vallée des marchands comprend six peuples, et chacun de ses peuples a sa propre manière de jouer. Ce qui est original, c’est que les joueurs ne choisissent pas initialement d’incarner un peuple et donc une mécanique, mais se spécialisent au fur et à mesure selon l’intérêt des cartes du marché qu’ils rencontrent, ou selon la stratégie des autres.
Les écureuils volants amasseurs facilitent la création des étals, en offrant la possibilité d’utiliser les cartes camelote et différentes peuplades dans une même pile.
Les ratons nordiques chapardeurs ajoutent beaucoup d’interactivité à la partie ou d’actions malicieuses : interversion de la main et de la défausse, vol d’une carte aléatoire de la main d’un joueur et remplacement par une carte de son choix, vol de la première carte de la défausse d’un adversaire…
Les ocelots chanceux utilisent un dé et le hasard pour augmenter la valeur de leurs cartes, remplacer une carte de leur défausse par une carte aléatoire du marché…
Les aras écarlates brusques permettent de mieux gérer sa main de cartes.
Les pandas géants négociants utilisent le marché, pour le renouveler ou en acquérir les cartes plus simplement.
Les caméléons ténébreux adaptables copient les cartes, un effet naturellement un peu plus complexe exigeant un peu plus d’expérience de La Vallée des Marchands – on appréciera d’ailleurs que le récapitulatif des espèces présent au dos de la boîte spécifie cette difficulté.
Les paresseux à gorge claire méticuleux envisagent la partie sur le moyen terme, en s’autorisant la pioche d’une carte supplémentaire au tour suivant, en ajoutant 1 à la valeur de toutes ses cartes au tour suivant, en piochant toute sa défausse avec la possibilité au prochain tour d’en défausser une…
Les crocodiles nains intimidants agressent les autres joueurs en les faisant défausser, en piochant la première carte de chaque deck pour les replacer comme on le souhaite, en interdisant à ses adversaires la pioche de plus d’une carte pendant leur prochain tour…
Les ornithorynques expérimentateurs favorisent la maîtrise de la main, aidant leur propriétaire à trouver les cartes qu’il souhaite.
Les putois marbrés téméraires prennent des risques, en pariant sur des cartes inconnues ou en lançant le dé.
Les fennecs amicaux font des cadeaux intéressés à l’ensemble des joueurs. Il faudra savoir les jouer au moment où cela sera le plus en notre faveur et le moins en la leur.
Les harfangs des neiges observateurs ont essentiellement des capacités passives, attendant patiemment qu’un adversaire accomplisse une action pour soudain dévoiler qu’ils avaient tout prévu et l’avantage que cela leur procure.
La mini-extension Les Castors communs méthodiques comporte un plateau miniature, modeste rappel au cas où, bien inspirés, vous souhaiteriez prendre La Vallée des Marchands en voyage sans vous encombrer du plateau, des cartes Camelote supplémentaires avec une nouvelle illustration, et l’espèce éponyme. Elle permet de poser des cartes devant soi en attendant d’en remplir soi-même la condition pour en appliquer l’effet. On notera que cette application n’est pas obligatoire, de sorte que l’on peut les laisser ainsi volontairement en dehors de son deck jusqu’à en avoir besoin lors d’un combo dévastateur.
Comme on le voit, les différentes peuplades sont extrêmement différentes les unes des autres, de sorte que le choix initial de celles avec lesquelles on jouera aura des répercussions fondamentales sur le déroulement de la partie, sur les possibilités de chacun, avec la possibilité d’exclure les animaux plus techniques, trop chaotiques, trop agressifs… et ainsi de la tailler en fonction des attentes de chacun. Il m’arrive par exemple fréquemment de pratiquer La Vallée des Marchands avec un public criant à l’injustice aussitôt qu’on lui subtilise une carte, de sorte qu’il suffit d’écarter les espèces les plus interactives, quand d’autres au contraire seront particulièrement sensibles à la chafouinerie.
Et comme on s’en doute, les associations de peuplades, et des différentes cartes de chaque peuplade, ouvrent d’innombrables combos, d’autant qu’entre celles qui permettent de rejouer aussitôt, les capacités passives, toutes celles qui altèrent les règles de base, les parties de La Vallée des Marchands offrent une rejouabilité et une variété tactique à laquelle on pouvait légitimement ne pas s’attendre de la part d’un petit jeu de cartes animalier !
La Vallée des Marchands, malice, capitalisme et combos
La Vallée des Marchands est un jeu d’autant plus impressionnant qu’il n’a l’air de rien. Alors qu’on s’attendrait à un petit jeu de cartes malin de plus, on découvre très vite que sous ses dehors mignons se dissimule un deck-building redoutablement varié, modulable, combinatoire… et même assez finement thématisé, entre les pouvoirs des différentes espèces animales et des règles se faisant un malin plaisir d’expliquer les mécaniques du jeu par une logique capitaliste imparable.
La possibilité de mêler les six espèces des deux expandalones ainsi que l’extension Les Castors communs méthodiques, fait que l’on n’a même plus besoin de l’espoir de voir un jour arriver en français les nombreuses nouveautés de l’imposant Dale of Merchants Collection pour que le titre s’avère passionnément rejouable, et finement adaptable à la manière dont on souhaite pratiquer sa partie, de façon plus ou moins chafouine, directe ou organisée. La Vallée des Marchands n’est ainsi pas seulement visuellement charmant, il est fascinant dans la richesse de son minimalisme, et constitue une proposition ludique assez incontournable.