Res Arcana : en route vers l’As d’or du meilleur jeu expert de 2020 ?
Il y a trois jours, le jury de l’As d’or annonçait les nominés pour l’une des plus importantes récompenses annuelles pour un jeu de société, au moins la plus importante en France. Parmi les trois catégories (Enfant, « Jeu de l’année » – en fait Familial, « Expert »), la sélection des quatre jeux dits experts était indéniablement la plus satisfaisante, celle qui a fait couler le moins d’encre tant ses titres avaient déjà été adoubés par la communauté des joueurs. Au passionnant mais complexe jeu asymétrique Root et au monstrueux Gloomhaven (meilleur jeu de tous les temps sur l’agrégateur BoardGameGeek) s’ajoutaient deux jeux plus accessibles, Res Arcana et It’s a Wonderful World. Deux œuvres auxquelles j’ai beaucoup joué et dont j’avais l’intention de parler prochainement…qu’il paraît évidemment nécessaire d’avancer dans mon planning des tests vu l’actualité !
Res Arcana, c’est le jeu du mythique Tom Lehmann (Race for the Galaxy, Roll for the Galaxy, Pandémie : État d’urgence, New Frontiers) qui a lancé l’éditeur Sand Castle Games… et reste d’ailleurs à ce jour sa seule sortie. Superbement illustré par Julien Delval (When I Dream, Les Aventuriers du Rail : Londres et New York, Mémoire 44), il s’adresse à deux à quatre mages (idéalement deux) de 12 ans et plus pour des parties d’environ 45 minutes. Vendu 32 euros, son succès triomphal lui a déjà valu une extension, Lux et Tenebrae, cette fois pour deux à cinq mages et vendu 16 euros. Aussi présenterons le jeu de base puis l’extension !
Ce jeu de cartes minimaliste est-il digne d’un prix aussi prestigieux face à de tels concurrents ? Essayons de comprendre pourquoi il a été nominé… et ce qui le rend à ce point fascinant !
Préparatifs magiques
Peu de jeux trahissent leur originalité dès leur mise en place comme Res Arcana.
On étale d’abord sur la table les 8 tuiles Objet magique, toujours les mêmes de partie en partie, à côté du charmant pentacle en plastique qui sert de rangement et de séparateur pour les cinq types d’essences (Mort, en noir, Sérénité, en bleu, Vie, en vert, Vigueur, en rouge, Or, en jaune) et les jetons x5.
Non loin, les 5 grandes tuiles Lieu de puissance, aléatoirement sur leur face lunaire ou solaire (les lunaires étant plus techniques). Le fait que les objets magiques et lieux soient imprimés sur des tuiles cartonnées au lieu des cartes qui auraient pu les accueillir leur confère un indéniable charme matériel tout en rappelant leur pérennité.
Non loin encore, la pile de 10 cartes Monument, dont deux sont dévoilées. Si cela assure une certaine rejouabilité, on remarquera que, pour l’instant, les éléments sont tous volontairement peu nombreux et variés : il s’agit de donner aux joueurs une base, un quasi-invariant, des règles en somme auxquelles ils sauront qu’ils peuvent se fier quoi que le sort leur réserve ensuite.
Chaque joueur prend une ressource de chaque type, et l’un d’entre eux reçoit la tuile Premier joueur.
C’est alors que cela devient tout à fait intéressant : chacun reçoit 2 des 10 cartes Mage et 8 des 40 cartes Artefact, ce qui n’est pas distribué étant rangé dans la boîte. Il regarde attentivement l’ensemble de son jeu afin de pouvoir déjà déterminer quelles tactiques seront les plus intéressantes par la suite, quelles cartes pourront être combinées entre elles, quels lieux de puissance ou objets magiques il faut convoiter pour l’optimiser. L’un des mages est défaussé, les artefacts mélangés face cachée, et trois cartes seulement en sont piochées.
L’intérêt de la manœuvre est évident : vous avez si peu de cartes (et n’en piocherez pas d’autres !) qu’il est aisé de les assimiler très vite ; et en prendre connaissance avant de constituer votre deck vous assure de ne pas prendre de décisions que par rapport aux trois cartes de votre main, mais de vous fonder aussi sur la probabilité de piocher les autres, avec plusieurs manières au cours de la partie de faire tourner le deck plus vite. On a du mal à croire au début que l’on puisse se contenter de huit cartes, et pourtant…
Cette phase généralement banale est si cruciale ici que Tom Lehmann recommande le draft. On prendra ainsi quatre cartes, on en choisira une et on fera passer le reste à son adversaire dans le sens horaire, puis on répétera le processus jusqu’à ce que tout le monde ait quatre cartes. Puis on prendra chacun quatre nouvelles cartes et on recommencera, jusqu’à en avoir tous huit. Cela ne change pas fondamentalement l’expérience du jeu, d’autant que l’on ne pioche toujours pas plus de cartes qu’on n’en utilisera, mais ce n’est pas l’objectif. Il s’agit seulement de réduire un peu la part du hasard pour augmenter celle du choix et de l’adaptation afin de se sentir un peu plus maître de son destin.
Le manuel de règles propose aussi un draft pour deux s’inspirant du Rochester draft de Magic : après une partie pratiquée normalement, on étale les 16 cartes des joueurs au centre de la table. Le perdant, qui devient (ou reste) premier joueur en prend une, son adversaire en prend deux, puis chacun en prend deux jusqu’à épuisement des cartes. On conserve bien entendu son mage, mais on propose une forme de contrôle à l’avantage du perdant, d’autant plus passionnante qu’on a déjà vu toutes les cartes et plusieurs combinaisons, que l’on souhaite donc évidemment reproduire ou enrichir.
Une fois les decks et mains constituées, en commençant par le dernier joueur et dans le sens anti-horaire (donc en finissant par le premier joueur), chacun prend un objet magique de son choix. Naturellement, il s’agit aussi de le sélectionner en fonction de sa main. Tous les objets sont avantageux, mais certains peuvent selon les circonstances paraître plus ou moins prioritaires, et c’est assurément une habile manière de « pénaliser » le premier joueur sans l’accabler ou favoriser artificiellement les suivants.
La partie peut alors commencer, quand on commence à être fasciné par la petitesse de son deck et brûlant du désir de combiner au mieux ses quelques cartes. Comme on le constate, la mise en place n’est un peu longue que parce qu’on y commence déjà pleinement à jouer, à prendre connaissance du monde dans lequel on va faire évoluer ses mages et de ses options, en effectuant ses premiers choix !
Combat de mages et de dragons
Une manche de Res Arcana se pratique en trois phases.
Pendant la première, les joueurs collectent simultanément les essences produites par leur mage et par leurs éventuelles cartes posées devant eux (aucune, au premier tour). Ils peuvent également récupérer les essences posées sur leurs cartes (on verra plus tard comment).
Pendant la deuxième phase, les joueurs réalisent une seule action dans le sens des aiguilles d’une montre.
Il peut s’agir de poser un artefact de sa main après avoir payé son coût en essences.
Il peut s’agir de payer le coût d’un lieu de puissance ou d’un monument et de le poser devant soi. Tous les monuments coûtant 4 or, on peut acquérir l’une des deux face révélée ou le premier de la pile face cachée.
Il peut s’agir d’utiliser le pouvoir d’une de ses cartes.
Parmi les artefacts, le Tréant demande par exemple à être engagé pour gagner autant de vigueur qu’un adversaire a de morts. L’Oeuf de dragon peut être détruit pour poser une carte Artefact de type Dragon pour quatre essences de moins que son coût habituel. La Coupe de feu doit être engagée en plus de défausser une essence de vigueur pour dégager une carte de son choix. Le Dragon de Terre peut être engagé pour faire perdre deux essences de vie à chaque adversaire, à moins qu’ils ne dépassent de l’or. S’ils ne possèdent pas suffisamment d’essence de vie, ils doivent défausser deux essences par essence de vie non payée. Heureusement, de nombreux effets permettent de se prémunir contre ce désagrément…
Parmi les monuments, le Mausolée, on peut défausser une essence de son choix pour poser une essence de mort sur une carte quelconque. La bibliothèque peut être engagée pour piocher une carte…
Parmi les lieux de puissance, le Manoir de Corail (qui vaut déjà 3 PV) peut être engagé pour un contrôle de victoire immédiat (si un joueur possède au moins 10 PV, celui qui en possède le plus remporte la partie), ou il peut être engagé en cas d’attaque pour l’ignorer. Les Catacombes de la Mort, qui produit une essence de mort à chaque phase de collecte, propose de dépenser 5 essences de mort pour en poser une sur cette carte, ou d’être engagé pour poser une essence de mort sur cette carte, et vaut 1 PV par essence de mort ainsi présente sur elle.
Parmi les mages, la Druidesse peut être engagée pour dégager une carte Artefact de type créature. Le Duelliste peut être engagé, en plus de défausser une essence de mort, pour poser dessus une unité d’or (qui pourra donc être récupérée à la prochaine phase de collecte. La Sorcière peut être engagée, en plus de défausser deux ressources, pour dégager la carte de son choix…
Il peut s’agir de défausser un artefact pour récupérer une unité d’or ou deux essences de son choix.
Il peut enfin s’agir de passer. Le premier joueur à passer à chaque manche récupère la tuile Premier joueur, qui vaut de surcroît 1 PV, et tout joueur ayant passé est désormais à l’abri des pertes de vie.
L’inconvénient étant que, pendant ce temps, les autres joueurs continuent de réaliser des actions dans le sens des aiguilles d’une montre jusqu’à ce que tout le monde ait passé. Si un joueur est le dernier en jeu, il peut ainsi réaliser librement autant d’actions qu’il le peut. Chaque joueur qui passe défausse en outre aussitôt son objet magique pour en récupérer un nouveau. Enfin il pioche une nouvelle carte, et si son deck est vide, mélange sa défausse pour en faire un nouveau.
Si un joueur a plus de 10 PV, celui qui en possède le plus remporte la partie. En cas d’égalité, la victoire va à celui qui a le plus d’essences dans sa réserve, l’or comptant double. Sinon, on commence la manche suivante.
Soyons francs, à la fin de la première manche, très vite achevée, on se dit qu’une partie de Res Arcana en durera au moins quinze au rythme où l’on va, avec le peu de cartes auxquelles on a accès… Et puis on se rend compte que l’on est en pleine construction de moteur : même quand aucun combo n’apparaît immédiatement comme un combo, on se surprend à être beaucoup plus efficace à chaque nouvelle manche, à produire davantage, à réaliser toujours plus d’actions et toujours plus impressionnantes !
Cela participe pleinement de la forte impression que produit Res Arcana. On craint tant d’être limité qu’il y a quelque chose de magique à voir toutes ses cartes, pourtant si différentes, s’équilibrer aussi parfaitement. Même une carte n’ayant pas vraiment de fonction par rapport aux autres (comme un artefact réduisant le coût d’un dragon quand on ne possède pas de dragon) pourra toujours être défaussée pour obtenir des ressources nécessaires au fonctionnement du reste. Quand on songe au nombre presque infini de combinaisons possibles, un tel équilibre est proprement fascinant.
Il faut dire que les parties sont aussi très courtes : comme vous vous en doutez, obtenir 10 PV est très rapide à partir du moment où vous avez un moteur commençant à être fonctionnel. Il faut bien avoir à l’esprit à quel point Res Arcana est un jeu de course pour ne pas trop se laisser obnubiler par la soif de puissance et rester capable de cerner le moment où l’on pourrait arriver aux 10 points fatidiques avant les autres, les prenant réellement de court.
Lux et Tenebrae, une extension rayonnant d’obscurité
Marquée d’un sceau « extension 1 » prouvant que d’autres sont envisagées, Lux et Tenebrae propose d’abord l’accueil d’un cinquième joueur.
Si je préférais Res Arcana en impressionnant jeu de duel, parce que les tours s’enchaînent plus vite et que l’on prête pleinement attention à ce que font les autres, il faut dire que l’addition de mages en accroît la tension. Les parties sont bien entendu toujours plus longues, mais pas nécessairement plus fastidieuses, étant donné la concision des tours. Il va de soi que l’on commencera idéalement à le pratiquer à deux, pour augmenter le nombre de joueurs au fur et à mesure que l’on saisit les subtilités de Res Arcana (ce qui arrive assez vite) et que l’on se sent de plus en plus capable de gérer davantage d’adversaires.
Évidemment, elle arrive avec de nouveaux monuments (quatre), de nouveaux mages (quatre), de nouveaux lieux de puissance (deux recto-verso, donc quatre) et de nouveaux artefacts (douze).
Parmi les lieux de pouvoir, la très coûteuse Forteresse de cristal ne demande que d’être engagée pour un contrôle de victoire immédiat et vaut 5 PV plus 1 par lot de deux artefacts. Le Temple des abysses peut être engagé en défaussant deux essences de vie pour désengager les démons de tous les joueurs, il peut demander d’engager un démon pour poser une essence de sérénité sur le lieu, ou de défausser deux essences de sérénité et deux essences de mort pour poser une essence de sérénité sur le lieu. Comme on s’en doute, il vaut 1 PV par essences de sérénité posée sur le Temple.
Parmi les mages, la Démoniste peut être engagée en défaussant une essence de vie pour récupérer une carte de la défausse, ou simplement engagée pour dégager un démon. Le Barde peut être engagé en défaussant un démon, un dragon ou une créature pour récupérer deux unités d’or, ou simplement engagé pour recevoir une essence.
Parmi les monuments, l’Atelier démoniaque rapporte une essence de vigueur ou de mort pendant la phase de collecte, et peut être engagé en défaussant de l’or pour dégager une carte de son choix. La Cathédrale impie peut être engagée en même temps qu’un démon pour rapporter 1 PV temporaire dans le cadre d’un contrôle de victoire, en plus de valoir déjà 2 PV et de rapporter une essence de mort à chaque phase de collecte.
Comme vous le voyez, beaucoup de cartes se réfèrent aux « démons », un nouveau type d’artefacts ayant huit représentants. L’Épée démoniaque peut être engagée pour rapporter autant d’essences de vigueur que de démons d’un rival, et permet d’ignorer tous les pouvoirs de démons. L’homonculus réduit le prix des démons de deux ressources et peut être engagé pour poser deux ressources sur la carte. L’ombre planaire permet de collecter une essence de sérénité à chaque phase de collecte, peut être engagé en défaussant une essence de sérénité pour piocher deux cartes et en défausser une, et engagé en défaussant une essence de vie pour récupérer trois essences de sérénité….
Il ne faudrait cependant pas que ces additions ajoutent trop de nouveauté aux parties au détriment de leur tension. Aussi Res Arcana – Lux et Tenebrae ajoute-t-il un tableau permettant de moduler le nombre de monuments et lieux de puissance en fonction du nombre de joueurs. J’y ajouterais juste une préférence personnelle : les règles suggèrent de faire une pile face cachée des monuments avec un tirage aléatoire des cartes, je conseillerais de montrer toutes les cartes piochées aux joueurs avant de les empiler, afin que l’on retrouve la sensation du jeu de base d’espérer des cartes en particulier, ce qui est naturellement impossible ou bien moins intéressant quand une partie en est simplement retirée de la partie.
Une dernière nouveauté concerne les 8 tuiles Parchemin posées sur la table. En utilisant le nouvel objet magique Inscription on récupère le parchemin de son choix et on le conserve jusqu’à ce qu’on décide de l’utiliser, auquel cas on le replace avec les autres pour le rendre à nouveau accessible au prochain joueur utilisant Inscription.
Ces parchemins permettent de piocher et dégager des cartes, gagner des ressources et ignorer des attaques… Il s’agit ainsi d’ouvrir de nouvelles opportunités quand un joueur se sentirait lésé par les autres dans le choix des objets magiques. Ne les utilisez naturellement pas pour votre première partie, et pas nécessairement à deux ou trois joueurs, où cela débloque des situations qui ne sont pas bloquées et ajoute des actions quand l’intérêt est justement de les limiter.
Notez que tous les éléments de l’extension peuvent être placés dans la boîte de base de Res Arcana… qui proposait déjà des emplacements dédiés pour les parchemins. Un autre trou dans son remarquable thermoformage pourrait accueillir des dés…
Res Arcana, des choses à découvrir !
Outre sa rafraîchissante fluidité, Res Arcana a ceci de commun avec It’s a Wonderful World (l’un de ses trois concurrents pour le prix de l’As d’or expert) qu’à première vue, on n’y croit pas trop, parce qu’il affiche une étonnante ambition au minimalisme. Les mêmes tuiles et cartes sur la table à chaque partie, des decks personnels constitués de huit cartes à peine et qui ne s’enrichiront jamais, une première manche où l’on n’a l’impression de ne rien faire quand les règles promettent que la partie sera réglée en quatre ou six manches à peine…
Et puis quelque chose du miracle alchimique se produit : on mélange quelques essences aléatoires avec quelques ingrédients de base récurrents, on s’attend à une bouillie chaotique, on se retrouve avec de l’or. On imagine difficilement combien il a fallu de tests pour arriver à ce prodige d’équilibrage, où l’on peut donner à chacun huit cartes aléatoires sur quarante, donc créer un nombre de combinaisons possibles presque infini, et pourtant lui assurer qu’il aura toujours quelque chose à faire, et même permettre une construction de moteur remarquablement puissant, où la plupart des cartes se complètent comme si elles avaient été pensées pour se retrouver ensemble, un peu à la manière d’un Keyforge.
Pas étonnant que l’extension Lux et Tenebrae peaufine le jeu de base par d’habiles petites touches plutôt que d’ajouter le contenu massif que l’on aurait pu attendre, et qui aurait aisément déséquilibré le jeu, fait exploser l’alambic…
Il fallait sans doute un ancien économiste et programmeur pour parvenir à d’aussi impeccables équations, mais il fallait un autre mage pour relever la potion, et Julien Delval, que l’on savait compétent, prouve soudain un exceptionnel talent dans un autre mélange alchimique, celui des légendes, contes, mythes, réalités antiques et même classiques littéraires (on reconnaît du Seigneur des Anneaux, Lovecraft, Narnia, Requiem…) pour un jeu graphiquement merveilleux et superbement édité.
Un digne compétiteur pour une récompense aussi prestigieuse, et qui évidemment n’est pas resté arcanus bien longtemps !
Pour bien conclure, une passionnante vidéo de Paul Dean, Anna Lapinsh, Jonathan Ying, Tom Lehmann et Andrew Fischer à la GDC !