L’Île au trésor – la plus inoubliable des chasses au trésor
Il me semble qu’il existe trois manières d’adapter une oeuvre littéraire en jeu de société. Soit adapter une oeuvre littéraire conceptuelle, pratiquement plus ludique que narrative, comme Les Montagnes hallucinées ou les enquêtes de Sherlock Holmes. Soit reprendre fidèlement une trame, au risque que le joueur la connaissant n’ait l’impression que de la revivre, en ludifiant la progression (Les Aventuriers du pays d’Oz dans Unlock!, Harry Potter Hogwarts Battle). Soit se focaliser sur un aspect seulement du texte, sélectionner un moment ou une dimension particulièrement propre à être jouée, comme le fait L’Île au trésor de Marc Paquien (Yamataï), illustrée par l’incontournable Vincent Dutrait (Museum, When I Dream, Château Aventure, T.I.M.E. Stories) et éditée par Matagot (Root, Cairn, Charterstone, Scythe, Wingspan, Sagrada, Western Legends, Inis…).
J’avais déjà fait de L’Île au trésor l’un des plus beaux jeux de 2019 tant le travail graphique et matériel est extraordinaire, comme vous en jugerez, ainsi que l’un des meilleurs jeux narratifs sortis cette année ! Même si l’on ne revit pas tous les événements du roman, loin de là, on a grand plaisir à s’y replonger grâce aux extraits présents sur les paravents et dans le manuel de règles, ainsi que grâce aux dessins.
Comme on peut le supposer, cette Île au trésor recentre le roman de Robert Louis Stevenson autour de la course au trésor. Tandis que Long John Silver est enfermé par son équipage parce qu’il refuse de leur avouer l’emplacement du trésor, certains de ses membres partent fouiller l’île. Il s’agit donc d’un jeu compétitif asymétrique, où Long John Silver doit éviter que les pirates ne retrouvent son trésor avant son évasion, et où ces derniers œuvrent chacun pour leur compte.
Vendu 45 euros, il s’adresse à deux à cinq pirates (idéalement trois ou quatre) de dix ans et plus, pour des parties d’une bonne heure. Notez qu’une mini-extension/goodie, La Marque des pirates, est vendue 10 euros et ajoute un chiffon, cinq feutres, une tuile Marque des pirates… et un feutre « invisible » avec sa lampe UV pour noter des sentiers secrets sur la carte et les révéler !
L’Île au trésor
L’Île au trésor appartient à ces jeux dont la longue mise en place laisse faussement accroire leur grande complexité, et pourrait donc s’avérer un peu rebutante si elle n’était pas l’occasion d’admirer un matériel que l’on a très vite envie de manipuler.
À côté du plateau Île, on pose le plateau Calendrier, et derrière le plateau Calendrier, le joueur incarnant Long John Silver prend place. Son rôle est le plus technique, donc on s’assurera de ne pas le confier à un joueur de dix ans n’ayant jamais pratiqué L’Île au trésor. Sur les emplacements dédiés du calendrier il place sa figurine et les deux jetons Information Bluff, et derrière son paravent il prend son feutre noir, sa mini Carte, une mini-règle, les 6 jetons Information, les 11 indices Quartier, le Coffre (très jolie pièce à assembler soi-même très facilement), les 6 jetons Coffre, le jeton Trésor, trois indices de départ et autant d’indices Boussole que de joueurs plus trois.
Cela fait beaucoup d’éléments ? Posez tout sur la table et répartissez-les au fur et à mesure (plutôt que de chercher chaque pièce dans la boîte une à une), vous aurez ainsi tout à disposition et l’impression de « nettoyer » la table au lieu de peiner à tout retrouver et d’une impression d’accumulation de pièces encore incompréhensibles.
Les autres joueurs choisissent un personnage (Jim Hawkins, bien sûr, Olivier Levasseur, Anne Bonny ou Charlotte de Berry), avec sa figurine, son coffre, sa fiche personnage, son pion Ordre de tour et son Paravent, derrière lequel il cache une mini carte et une fiche de notes. Il va de soi que tous ces paravents détaillent les actions du personnage, afin qu’aucun retour aux règles ne soit nécessaire.
On est déjà un peu actif, puisque les personnages disposent chacun d’une capacité particulière, qui donne une relative importance à leur choix, et que l’on peut prendre sa mini carte sur la face quadrillée ou non, selon sa préférence.
Dans le sens contraire aux aiguilles d’une montre, en commençant par le joueur se trouvant à côté de Long John, les joueurs placent leur jeton Ordre de tour sur la première case Tête de mort libre sur le calendrier, juste avant le 1er juin, puis leur figurine sur son emplacement de départ de l’île.
Prenant en compte leur position, Long John Silver doit alors à leur insu dissimuler son trésor en dessinant une croix noire sur sa mini-carte. Naturellement, il ne peut choisir le cercle de position de départ des pirates, les zones interdites (cerclées de rouge), les pointillés formant une frontière entre deux zones du plateau.
L’île est en effet divisée en 11 zones (ou quartiers). Long John mélange les 10 cartes Indice Quartier représentant les quartiers où son trésor ne se trouve pas et en donne secrètement une à chaque joueur : seul lui et le joueur en question en connaissent le contenu. Il peut noter quel joueur a reçu quelle information, tandis que les pirates ont eux tout à fait intérêt à barrer sur leur mini carte la zone où ils savent désormais que le trésor ne se trouve pas, dans une intéressante addition asymétrique ajoutant évidemment à la tension des parties, puisque l’on agira aussi en fonction de ce que les autres savent ou semblent savoir, avec ce que cela peut impliquer de bluff.
À deux joueurs, l’adversaire de Long John prend deux figurines supplémentaires avec leur feutre, à trois joueurs ses deux adversaires prennent chacun une figurine supplémentaire avec son feutre. Cela pourrait apparaître comme un dispositif assez lourd… mais il ne s’agit pas de faire se mouvoir des « intelligences artificielles », seulement d’augmenter ses chances en contrôlant une petite équipe de figurines luttant pour leur victoire commune ! Ainsi ne prend-on aucun élément supplémentaire pour ces nouvelles figurines, pas même de pion Ordre de tour : au tour d’un joueur, il choisit quelle figurine il actionne, même si c’est la même qu’au tour précédent. Ce qui ressemblait à un fardeau pour le principe de faire jouer L’Île au trésor dans des configurations réduites fluidifie en fait le système de jeu !
En rangeant bien le matériel, la mise en place peut ne durer que cinq minutes. Pensez toujours à ne pas mettre chaque type d’élément dans un sachet séparé mais à regrouper autant que possible ce qui de toute manière ira ensemble lors de la prochaine mise en place, et aidez-vous bien du petit compartimentage de la boîte et des éléments les plus volumineux (le compas et la grande boussole notamment) pour favoriser leur discernement, sachant que vous serez déjà bien aidés par la louable différence de taille, de forme, de texture, de dessin, de chacun !
Une quête très tactique
Un tour de L’Île au trésor se déroule en trois phases.
Lors de la première, Long John Silver prend le pion Ordre de tour le plus reculé du calendrier et le pose sur la première case disponible. Au fond, les joueurs pourraient eux-mêmes déplacer leur pion, mais cela permet de faire agir régulièrement Long John (sinon réduit à un rôle de consultant, à la Paranormal Detectives) et surtout cela inspire la sensation qu’il observe ses rivaux et note leurs agissements sur son calendrier dans sa cellule, renforçant le thème.
Sur la plupart des cases du calendrier un événement est représenté. Dès qu’un pion y est posé, l’événement est résolu.
Il peut s’agir de jouer un indice de départ ou un indice Tache noire. Pour cela, Long John pose la carte correspondante de sa main, donne l’indice en question, puis pose face cachée un jeton Information Vérité ou Bluff sur l’indice. Autrement dit, même si la carte lui demande de désigner une figurine et de dire si le trésor est au Sud ou au Nord de sa position, ou si elle se trouve bien à moins de 6 miles du trésor, Long John peut mentir en posant un jeton Bluff (évidemment disponibles en quantité très limitée), et ce sont les joueurs qui, avec leurs actions, pourront retourner les jetons et voir si l’indice est véridique ou incertain. Comme un chat de Schrödinger, tant que le jeton n’est pas connu, l’information n’a aucune validité…
C’est d’autant plus amusant que, dans certains cas, Long John dessine sur le plateau central, par exemple pour tracer au compas un cercle autour de la figurine se trouvant supposément à moins de 6 miles du trésor. La carte est ainsi encombrée de mesures véritables, fausses et incertaines, ajoutant de l’importance à la prise de notes individuelle des joueurs sur leur mini-carte et leur feuille !
Ces indices sont de natures assez variées, mais la plupart demandent de prendre en compte la géométrie pour des mesures impossibles à réaliser au su de tous, comme « Triangle des Bermudes » qui demande de former un triangle avec deux tours noires de l’île et une figurine, triangle dans lequel se trouve le trésor. Il faut ainsi demander parfois aux joueurs de fermer les yeux ou de se retourner le temps de faire des mesures, au risque que cela les fasse sortir du jeu. Raison de plus pour bien choisir son Long John !
Un autre événement du calendrier permet à Long John de récupérer un jeton Information Bluff ; un autre de défausser sa main d’indices de départ pour piocher trois indices Tache noire.
Le 4 juin, un joueur choisit dans laquelle des huit tours noires la figurine de Long John est enfermée. Le 19 juin, elle s’évade et son propriétaire a enfin droit à ses propres tours de jeu pour tenter de récupérer le coffre avant les autres, avec un déplacement à cheval par tour !
La troisième phase consiste à laisser le joueur dont le pion Ordre de tour vient d’être posé réaliser autant d’actions que le nombre d’étoiles sur sa case du calendrier (une jusqu’au 7 juin, puis deux).
Les joueurs ont les mêmes trois actions classiques.
Le déplacement à cheval permet de déplacer sa figurine jusqu’à 6 miles en ligne droite, en traçant le trajet à la règle sur la carte avec son feutre, sans traverser de zones interdites.
La grande recherche permet d’utiliser le grand gabarit de recherche (un cercle), d’en dessiner le contour intérieur autour de sa figurine, et de demander à Long John si le trésor s’y trouve. Si c’est le cas, il gagne la partie. Si ce n’est pas le cas, l’antagoniste peut s’il le souhaite placer dans le petit coffre un jeton Objet (à usage unique) ou un jeton Indication et le lui donner. Certes, il aide un adversaire, mais chaque jeton ainsi donné lui permet de jouer un indice avec une icône coffre quand l’événement l’exige, ces cartes lui étant moins défavorables que les autres. Une subtile question d’équilibre, très astucieuse puisqu’elle l’incite évidemment à ne donner de jetons qu’aux joueurs en retard sur les autres, ne représentant pas réellement de menace pour l’instant, ce qui peut diminuer leur frustration.
Le déplacement à pied et petite recherche consiste en un déplacement jusqu’à 3 miles plus une recherche avec le petit gabarit.
Tous disposent également d’actions spéciales, limitées à une ou deux utilisations, l’interrogatoire (qui permet de regarder un jeton Information), la boussole (qui indique deux directions dans lesquelles le trésor ne se trouve pas) et le grand galop (qui permet de se rendre n’importe où sur le plateau sans dessiner le trajet).
Chaque personne dispose enfin d’objets ou de talents particuliers. À chaque grand déplacement, Levasseur peut ainsi traverser deux fois 6 miles. Il peut également (mais une seule fois par partie) effectuer une grande recherche où il le souhaite sur le plateau. Grâce à sa chienne Fortune, Jim effectue toujours ses grandes recherches avec l’extérieur du grand gabarit, pour des cercles nettement plus grands. Charlotte de Berry peut, une seule fois, demander deux indices Quartier supplémentaires. Anne Bonny envoie une fois par partie son singe King Georges réaliser une petite recherche où elle le souhaite sur le plateau, et elle peut utiliser deux fois l’action Boussole.
Quand le joueur a réalisé son action ou ses deux actions, un nouveau tour commence. Leur enchaînement est ainsi très rapide, et il faudra vraiment optimiser ses actions pour se rapprocher de la victoire tant chaque action inefficace rapproche de la fin de la partie.
En effet, la partie s’achève dès qu’un joueur a récupéré le trésor, qu’il s’agisse de Jim, Anne, Charlotte, Charles ou Long John Silver. Son évasion après seulement 17 jours, et donc une petite poignée d’actions par joueur, donne une dernière chance de se précipiter vers le trésor en cumulant ses déductions et la direction qu’il prend, imposant un sursaut d’astuce.
On constatera en fait que Long John Silver gagne rarement. Il faut dire qu’il serait injuste qu’il remporte la victoire aussi souvent que l’ensemble des autres joueurs, alors que ceux-ci sont également en compétition les uns avec les autres. Mais il est fréquent que ces derniers cherchent le trésor sans trop se soucier des indices que leurs actions donnent à leurs adversaires. On en a si peu que les rendre moins efficaces pour bluffer n’apparaît pas toujours productif, alors même qu’on décuple ainsi le risque de défaite. Pour que Long John récupère « son » trésor, il faudra souvent qu’il ait un peu de chance et se montre vraiment malin… ou que les autres joueurs fassent tout pour ne pas trop s’aider les uns les autres. Encore une fois, c’est une question d’équilibre assez subtil, étonnamment fine pour un jeu de chasse au trésor que l’on pourrait d’abord croire assez primaire.
En somme, L’Île au trésor ressemble beaucoup à un Cluedo, dans l’importance cruciale de faire attention à ce que les autres font et apprennent pendant leurs tours. Ainsi on progresse autant (voire plus) pendant que les autres jouent que pendant que l’on joue soi-même, ce qui est toujours extrêmement appréciable, surtout quand les tours sont aussi fluides ! Avouons seulement qu’à cinq… il se passe trop de choses avant que son tour revienne et on risque de perdre beaucoup en implication dans la partie. C’est pourquoi on profitera pleinement de la fluidité des règles à trois ou quatre, ou même à deux, puisqu’il s’avère étonnamment bon jeu de duel !
L’Île au trésor, trésor de l’île socioludique
L’Île au trésor est un de ces jeux qui confirment un grand éditeur. Parce qu’une chasse au trésor, avec ce que cela peut impliquer de chance, apparaît plutôt comme un thème assez enfantin, au mieux très familial, surtout quand un joueur n’est là que pour guider les autres. Or Matagot y a assez cru pour ajouter le compas, élément ludique génial d’incongruité et de logique thématique, et assumer un plateau central et des mini-cartes que l’on pourrait recouvrir de tracés de couleurs variées, sans même parler de la lampe à UV de la mini-extension La Marque des pirates, pour une expérience follement amusante, immersive, et en fait extrêmement tendue.
On n’admirerait pas autant l’objet si la conception de Marc Paquien n’était pas aussi efficiente. Au lieu de laisser les joueurs batifoler sur l’île, il leur impose un calendrier, à l’issue duquel Long John Silver quitte son rôle de pur informateur pour rejoindre la course, en sachant cette fois pertinemment où son trésor se trouve. À deux comme à cinq, chacun ne bénéficie ainsi que d’une poignée de tours et d’actions (plus les tours de ses adversaires, inestimables sources d’informations) pour se mettre sur la bonne voie, pour des parties ne durant jamais plus de 45 minutes, et exigeant que tous donnent leur meilleur, Long John pour ne pas trop aider ses ennemis avant son évasion, les autres joueurs pour progresser discrètement mais rapidement vers leur objectif.
On rêve alors très vite de nouvelles cartes à explorer, de nouvelles manières de chercher, de nouveaux types d’indices, de nouveaux personnages à incarner, pour prolonger le plaisir immense pris à L’Île au trésor… Et cela tombe merveilleusement bien, Matagot vient d’annoncer l’extension L’Île de la Revanche pour la mi-2020 ! Et quand on sait à quel point Matagot fait attention à ses extensions (Kemet – Seth, Seasons of Inis) , on ne peut que frétiller d’impatience…