Yokai – un Memory japonisant particulièrement casse-tête
Le Memory est a priori un jeu au concept assez limité : on pose des cartes face cachée de façon à former un carré de trois par trois ou quatre par quatre, et on tente d’en retrouver les paires en ne retournant que deux cartes à chaque fois. Bien sûr on peut faire des carrés plus grands, des motifs plus semblables, s’imposer une limite de temps, mais cela ne revient jamais qu’à booster artificiellement la difficulté sans l’enrichir mécaniquement. Paradoxalement peut-être, cela me rend d’autant plus curieux quand des éditeurs s’y attaquent, parce que je me doute qu’il leur faudra trouver des petits twists, avoir quelques intuitions permettant de justifier l’existence et l’intérêt de leur production. Panic Island y parvenait assez bien avec ses gages, son système hiérarchique plutôt que répétitif, sa composante évolutive.
Et voici que quelques mois plus tard Bankiiiz (Mû, Banquet royal) publie le Yokai de Julien Griffon et Christine Alcouffe (Pharaon, Paper Tales), un jeu coopératif pour deux à quatre pacificateurs d’esprits de huit ans et plus et des parties d’une vingtaine de minutes, également vendu dans un format presque pocket à 11 euros. huit ans et plus ? C’est que, dans Yokai, on ne fait pas que travailler gentiment la mémoire des enfants, mais on affronte des casse-têtes bien dignes des esprits frappeurs japonais…
Réunir les Yokai
Une partie de Yokai ressemble d’abord à un Memory classique. On dispose de seize cartes, quatre représentant (très joliment) des kitsune, quatre des kappa, quatre des rokurokubi et quatre des oni. On les mélange et on les dispose aléatoirement face cachée en carré de quatre par quatre.
Première nouveauté, on crée alors une pile de cartes Indice, en mélangeant une quantité variable de cartes représentant une couleur, deux couleurs ou trois couleurs selon le nombre de joueurs, par exemple deux cartes d’une couleur, quatre de deux couleurs et trois de trois couleurs à trois joueurs.
Ces indices sont là pour compenser malicieusement l’interdiction formelle de communiquer de quelque façon que ce soit pendant la partie.
On joue alors dans le sens des aiguilles d’une montre, en commençant par celui qui craint le plus les fantômes.
Lors de son tour, un joueur doit réaliser trois actions.
D’abord prendre deux cartes Yokai (éventuellement une carte puis l’autre), les regarder sans montrer leur face aux autres joueurs, puis les remettre à leur place.
Ensuite déplacer une carte Yokai, y compris une carte différente des deux que l’on viendrait de regarder, vers n’importe quel emplacement vide adjacent orthogonalement à une autre carte, et à condition que cela ne sépare pas l’ensemble des cartes en plusieurs groupes mais qu’il y ait toujours une adjacence. Cela implique que l’on n’est pas restreint au fatidique quatre par quatre, mais que l’on peut représenter des formes autrement moins rigoureuses.
Puis il faut (toujours obligatoirement) piocher la première carte Indice de la pile et la dévoiler ou placer l’une des cartes Indice dévoilées sur l’une des cartes Yokai. Une carte Yokai ainsi couverte ne pourra plus être déplacée ou regardée, mais les autres joueurs pourront avoir une meilleure idée de la couleur représentée sur sa face cachée. Comme on l’imagine, les cartes Indice idéales sont celles qui ne représentent qu’une seule couleur, puisqu’on peut alors poser une carte monochrome rouge sur une carte Yokai rouge (un kitsune) et ainsi la révéler aux autres sans la montrer.
C’est que la partie s’achève quand un joueur déclare que les Yokai sont apaisés (ce qui remplace son tour) ou quand il n’y a plus de cartes Indice ni révélées ni dans la pile (ce qui peut arriver plus vite qu’on ne le voudrait). On retourne alors toutes les cartes, et on remporte la partie si les Yokai sont en effet apaisés, c’est-à-dire si on les a regroupés, de sorte que chaque Yokai soit orthogonalement en contact avec au moins un autre Yokai de la même couleur/espèce.
On voit la subtilité du jeu, et l’obstacle que représente l’interdiction de communiquer. Une carte Indice ne devrait ainsi être posée qu’en s’assurant que les joueurs ont commencé à créer une zone pour une couleur et peuvent comprendre l’indice donné. Un indice tricolore peut certes être posé pour immobiliser une carte et donc montrer aux autres que l’on sait ce que l’on fait, mais il est essentiel qu’ils perçoivent le sens de notre action, et ne risquent pas d’entourer le Yokai d’une autre couleur. Si l’indice monochrome paraît sûr, il ne s’agit pas non plus de l’immobiliser dans une zone en se disant qu’on a bien joué, que grâce à nous tout le monde sait où il se trouve… alors que les autres joueurs avaient peut-être commencé à élaborer plus loin une zone pour cette espèce, sans avoir le temps de déplacer tous les Yokais déjà « à leur place » pour les placer à côté de leur congénère figé…
À la mémoire de l’emplacement des cartes Yokai ajoute ainsi la prise en compte de leurs déplacements, la tentative de comprendre les indices que donnent les autres, une réflexion sur les indices que l’on pose soi-même, et la difficulté de créer un puzzle avec des objets que l’on ne voit pas en coopération avec des joueurs auxquels on ne peut rien partager.
Vous pouvez donc déjà être fiers d’avoir apaisé les Yokai… mais il s’agit ensuite de calculer son score ! Chaque indice placé sur une carte portant effectivement l’une de ses couleurs rapporte 1 point, tandis qu’un indice mal placé (ou posé uniquement pour fixer une carte) en enlève 1. Un indice dévoilé mais pas posé en enlève 2 tandis qu’un indice non dévoilé en rapporte 5, afin de décourager les joueurs de tout dévoiler pour se simplifier la partie avant de commencer à les utiliser. Selon le nombre de joueurs, le score peut être honorable, glorieux ou légendaire.
Les Yokai ne tiennent pas en place
Vous avez donc déjà dans votre poche une création offrant une très bonne rejouabilité et un défi autrement plus intense qu’un simple Memory, jouant de surcroît sur le charme si populaire en ce moment de la communication non-verbale (Magic Maze, The Mind…).
Cela ne suffit cependant pus aujourd’hui qu’aux jeux pour enfants et aux jeux d’apéritif, tandis que les exigences de modularité, de rejouabilité, de variété, sont bien plus fortes pour toute production ayant un peu plus d’ambition, même dans ce format et ce genre.
Or les auteurs ont bien perçu qu’il leur faudrait ajouter quelque chose pour que l’expérience proposée soit réellement satisfaisante par rapport à ces standards élevés, et ils proposent de nombreuses manières d’augmenter la difficulté.
S’il est possible de faciliter une partie en prenant plus de cartes Indice monochromes (tout en respectant le nombre de cartes donné par les règles), on peut aussi la complexifier en augmentant la proportion de cartes Indices à trois couleurs.
Surtout, les règles présentées jusqu’ici sont seulement considérées comme un « niveau 1 ».
Au niveau 2, le premier joueur seul regarde une carte Affinité au hasard, sur laquelle sont représentées deux familles qui devront obligatoirement être adjacentes dans la disposition finale, sans aucune possibilité évidemment de communiquer cette nouvelle règle aux autres joueurs. Plus pervers encore, on peut imaginer de donner une carte Affinité différente à plusieurs joueurs. Elles seront toujours compatibles, mais parfois beaucoup plus difficilement que d’autres, de sorte qu’il pourra s’avérer judicieux, surtout en jouant nombreux, de demander à une personne extérieure à la table de jeu de distribuer des affinités qui paraîtraient plus réalistement compatibles qu’une combinaison aléatoire.
Au niveau 3, on applique les règles du niveau 1 et on n’est plus autorisé qu’à interagir avec la première carte de la pile d’indices. Si elle est révélée, il faut donc obligatoirement la jouer, sans possibilité d’en dévoiler une autre.
Au niveau 4… on ne regarde simplement plus les indices. Quand il faudrait la dévoiler, on la pose simplement face cachée à côté de la pile, et pour la jouer, on en recouvre un Yokai. Les indices n’ont alors plus d’autre fonction que d’immobiliser les esprits, sans donner aucune indication sur leur identité. Tout « indice » posé rapportera 1 point, comme s’il était « bien placé ».
Au niveau 5, on ajoute aux règles du niveau 1 une carte objectif qui indique à l’ensemble des joueurs quelle forme finale doit prendre l’ensemble des cartes Yokai, très frustrant… et donc très amusant !
Les règles s’achèvent sur un « parcours », quinze cases à cocher si l’on est parvenu à vaincre avec un score honorable/glorieux/légendaire le niveau 1/2/3/4/5.
En ne pratiquant que Yokai dix fois par soir pendant des mois, il se pourrait que l’on réussisse les cinq niveaux avec un score légendaire. Le jeu nous féliciterait-il enfin pour nous laisser en paix comme on aura apaisé des milliers d’esprits malicieux ? Bien sûr que non, il ne nous restera plus qu’à écouter la suggestion de combiner les différents niveaux. Inutile de dire que j’en suis encore très loin !
Yokai, les esprits frappeurs activent les méninges !
Sous ses airs de très joli Memory japonisant, Yokai s’avère un redoutable casse-tête. Expérience coopérative silencieuse, il n’exige pas seulement de retrouver des cartes similaires, mais de les regrouper sans autre manière de partager sa stratégie que de vagues cartes Indice, lesquelles ajoutent une surcouche tactique plutôt qu’elles n’aident directement le groupe. Au contraire d’un Panic Island qui se servait du Memory pour une expérience chaotique, assumant complètement sa volonté de créer une ambiance survoltée, sans pourtant se départir d’une part de cérébral, Yokai se pratique dans le silence des grands contemplatifs, calmes et silencieux à l’extérieur mais brûlants et tourbillonnants à l’intérieur.
Surtout quand, à l’exigence des règles de base, on ajoute la possibilité de marquer des points, et donc une compétition pour se dépasser soi-même, puis des variantes dont certaines s’apparentent à des extensions, injectant si finement leur difficulté improbable que les premières parties semblent récréatives en comparaison. Yokai est ainsi un excellent casse-tête pour deux comme pour trois ou quatre, d’une richesse étonnante, dont on achève invariablement les parties avec plaisir, la fierté de la victoire ou l’amusement d’un chaos inattendu.
Merci pour cet article !
C’est la première fois que je lis une description du jeu aussi détaillée.
Juste un petit détail : au niveau 2+, quelle que soit la combinaison de cartes Affinité, il sera toujours possible (quoique potentiellement très difficile) d’atteindre tous les objectifs. Inutile, donc, de faire appel à un « vérificateur ».
Merci pour ce commentaire, pour cette correction… et pour ce jeu bien sûr !
Je ne sais pas pourquoi je m’étais persuadé en jouant que les cartes pourraient s’avérer incompatibles à partir d’un certain nombre, j’avais tort bien sûr et c’est corrigé, bien désolé de ne pas m’être montré plus vigilant !