Crazy Theory – quand les théories du complot deviennent un jeu

Connaissez-vous Fabcaro ? Si ce n’est pas le cas, c’est un tort, tant l’auteur de bandes dessinées humoristiques s’est distingué ces dernières années par des albums tous plus absurdes, plus « britanniques », plus hilarants les uns que les autres. Notamment le multi-primé Zaï zaï zaï zaï, et les déjà classiques Et si l’amour c’était d’aimer et Moins qu’hier (plus que demain). Or Zaï zaï zaï zaï commençait justement avec un auteur de bande dessinée (on soupçonne l’autobiographie) oubliant sa carte de fidélité au moment de passer la caisse d’un supermarché. S’ensuit la fuite lamentable du criminel, évidemment traqué par la police, sujet de tous les médias, objet de toutes les interrogations sur les motifs poussant un individu a priori relativement équilibré à commettre une action pareille…

L’un des personnages évoque alors au détour d’un sketch l’explication suivante : « Carte de fidélité > fidélité > adultère > terre > râteau > Torah > Juifs ». Ce propos de comptoir inspira à Christian Rubiella et Fabrice Andrivon leur Crazy Theory chez Le Droit de perdre (Buzzer FuckerTaggleComment j’ai adopté un gnou). S’adressant à trois à six chercheurs de vérité de 14 ans et plus (parce qu’il faut tout de même posséder un certain recul) et pour des parties d’une petite demi-heure,  ce party game peut être acquis pour 20 euros.

Alors que je suis habituellement peu sensible aux party games (ce n’est pas pour rien que d’autres rédacteurs ont eu le loisir d’apprécier King Size, Les Gens qui ou Je n’ai jamais), j’étais tout de même curieux de cette idée d’associer des mots pour leur trouver ce sens dans l’arbitraire qui caractérise les théories du complot, et de cette promesse de retrouver du Fabcaro sous une autre forme. Avais-je raison dans ma folle confiance… ou aurais-je dû me méfier ?

Crazy Theory

La naissance de la crazy theory

Pour commencer une partie de Crazy Theory, chaque joueur récupère un petit paravent (dont l’intérieur est blanc, un peu tristounet), un crayon (non fourni) et de petites feuilles de papier (non fournies).

Le joueur le plus « innocent » glisse la carte Puissants (qui représente d’un côté un reptilien de l’autre le triangle Illuminati) dans l’étui, fait tourner ce dernier sous la table puis le pose dessus, sans que personne sache donc sur quelle face.

On désigne alors le premier Grand Architecte, qui place devant son paravent autant de jetons d’influence que de joueurs.

Ce Grand Architecte pose au-dessus de l’étui l’une des 60 cartes Complot, par exemple « Le livreur peut passer chez vous iniquement le mercredi 12, entre 7 h 33 et 23 h 12, pile le jour où vous êtes en déplacement… Ben voyons… Vous n’allez pas avaler ça ? » ou « Ce jeu a été conçu en l’an de grâce 2018. Or, 2 + 0 + 1 + 8 = 11. Et 1 + 1 = 2. C’est le nombre exact de testicules de Kennedy. Cqfd. ».

Il prend ensuite l’une des 60 cartes Complice, portant chacune deux groupes nominaux (ce qui permet de revendiquer 120 complices dans le matériel), qu’il glisse sous l’étui de façon à cacher l’un des mots. Choisira-t-il « Une flûte à bec » ou « Lady Diana » ? « Un tube d’aspirine » ou « Maya l’abeille » ?

Enfin il sélectionne deux des 59 cartes Coupable, pourquoi pas « Mon ex et sa puissance magique », « les perfides enseignes de fast food » ou « la loge discrète des sourds-muets ».

 

Crazy Theory

Vous remarquerez que je n’ai pas du tout dit comment le Grand Architecte choisit ces cartes. C’est parce que je n’en sais rien, les règles n’en parlent simplement pas. Pioche-t-il uniquement les cartes requises ? En pioche-t-il le double pour faire une sélection et s’amuser à être créatif ? A-t-il accès à toutes les cartes ? On suppose que la première option est la bonne, pour renforcer l’arbitraire des théories et tout de même lui laisser l’initiative des complices, mais c’est curieux…

Puisque chacun sera Grand Architecte une fois, on peut aussi imaginer de réunir au début de la partie autant de cartes Complot que de joueurs, et donc le double de complices et de coupables. Au tour du Grand Architecte, il choisira donc parmi les cartes disponibles, et « comme par hasard » le dernier devra faire avec le reste, de quoi renforcer son sentiment que quelque chose d’obscur se trame tout en amusant la galerie sur les cartes improbables transmises au suivant.

L’autre remarque qu’il convient de faire, c’est que ces cartes ne sont pas illustrées. Autrement dit, si l’on ne compte pas la couverture (d’ailleurs pas particulièrement engageante), Fabcaro a livré huit dessins originaux, la voiture de Kennedy et Cléopâtre sur l’étui, la même tête de reptilien que sur la couverture mais sans les yeux rouges sur la carte Puissants, les jetons d’influence et le paravent, les mêmes mains tirant les ficelles que sur la couverture pour les paravents, et le dos des cartes Complot, Complice et Coupable (une grande matriochka rassurante portant sur son ventre la planète dans un caddie, cette matriochka ouverte d’où sort une petite matriochka aux yeux rouges et portant sur le ventre deux mains serrées, la petite matriochka avec un masque).

Si l’idée des matriochkas est très satisfaisante pour représenter le thème du jeu… c’est tout de même bien peu pour un Crazy Theory s’affirmant « illustré par Fabcaro », et ne livrant donc qu’une poignée de dessins pas particulièrement réussis, comme une manière d’intégrer l’auteur (donc de le payer) sans trop lui en demander pour le remercier d’avoir donné l’idée du jeu.

Ce n’est pas très grave bien sûr puisqu’il s’agit d’un pur jeu d’ambiance qui aurait très bien pu ne pas être du tout illustré, mais quand on aime Fabcaro (que mon directeur de thèse et une collègue avaient même invité à une journée d’études sur la musique en bande dessinée), on peut attacher de l’importance à voir son nom associé à un jeu, et s’attendre à un peu plus qu’à cet habillage ne lui rendant même pas si bien service (par-delà la publicité pour « le jeu de l’auteur de Zaï zaï zaï zaï). Pourquoi ne même pas avoir un petit gag à l’intérieur des paravents, au moins la planche d’où est tirée l’histoire à l’origine du jeu ou un sketch original similaire ?

Oublions donc Fabcaro, et amusons-nous donc des textes, qui sont bien le vrai cœur de Crazy Theory. En voyant le jeu déconseillé en-dessous de 14 ans, je m’attendais à du politiquement incorrect, à de l’humour noir, ou à des thèmes un peu sérieux tournés en dérision, alors qu’en fait, la quasi-totalité présente simplement un complot absurde, dont on sent qu’il n’a pas été conçu par Fabcaro parce qu’il peine à se rattacher à de vraies questions débiles du quotidien et cherche la fantaisie plutôt que le corrosif. Heureusement, les complots n’ont pas à être drôles en soi (même s’il aurait été agréable qu’ils le soient), ce sont les associations d’idées qui les rendront amusants et l’ambiance de la soirée qui rendra plus indulgent, puis plus hilare, même face à ce qui paraissait plat à première vue !

 

Crazy Theory

Le meilleur complot absurde est celui qui est le plus logique

C’est qu’une fois ces cartes posées, il s’agit en effet de leur trouver une logique.

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Sur sa feuille, bien caché derrière son paravent, chacun (y compris le Grand Architecte) note ainsi l’un des deux mots en gras de la carte complot (soulignés dans les exemples plus haut), « mercredi » ou « déplacement », « testicules » ou « Kennedy ».

Ce mot doit le mener à un autre (« mercredi » > « semaine », « Kennedy » > « États-Unis »). Puis cet autre mot doit mener à un autre, jusqu’à ce qu’une liste ait été établie. Les auteurs conseillent de ne pas trop réfléchir, en cas de manque d’imagination, de simplement inscrire le premier mot nous passant par la tête jusqu’à ce qu’il paraisse naturel d’ajouter un des mots imposés.

C’est qu’il n’y a aucune contrainte de longueur, la liste doit simplement contenir (dans l’ordre de son choix) les deux complices et aboutir à l’un des deux coupables.

Dans le sens des aiguilles d’une montre, en commençant par le joueur à gauche du Grand Architecte, chacun commence à exposer sa liste. Il ne doit pas expliquer pourquoi il a réalisé ces associations, Crazy Theory se veut justement accessible parce que l’association vaut pour soi et ne s’encombre pas de discours, de bluff, de tchatche, qui dénaturerait son sens premier. Juste donner les mots. (Après quelques parties et verres, avec un public expansif, une variante oratoire à la Detective Club peut cependant tout à fait être envisagée)

C’est au Grand Architecte de conclure.

Tous les joueurs ayant trouvé le même coupable que le Grand Architecte reçoivent l’un des jetons posés devant lui, peu importe leur raisonnement : seule la censure officielle impose une vérité unique, vous savez bien que le plus important est de trouver le vrai responsable, et qu’il y a mille manières logiques d’y parvenir… Le Grand Architecte conserve les jetons restants… ce qui signifie qu’il a plutôt intérêt à être tordu pour en conserver le plus possible, mais peu importe.

En effet, chacun (y compris le Grand Architecte) prend ensuite un jeton dans la boîte et le donne au joueur dont il a préféré l’association d’idées. Ce n’est pas seulement une manière amusante de récompenser les listes absurdes, c’est mécaniquement habile pour inciter le Grand Architecte à dresser une liste plausible pour gagner des points supplémentaires, et pour que les joueurs fassent des listes aussi élégantes que possible, justement d’autant plus drôles qu’elles possèdent une irrésistible logique.

Puis le joueur suivant devient Grand Architecte.

Crazy Theory

Quand tout le monde a été Grand Architecte une fois, deux fois à trois joueurs, plus quelques fois supplémentaires si certains tiennent à l’être une fois de plus (comme à Detective Club, cela arrivera souvent), on tourne secrètement ses jetons sur la face de son choix (reptilien ou Illuminati).

On dévoile alors la face de la carte Puissants. Le complotiste possédant le plus de jetons représentant le véritable Puissant, celui qui tire vraiment les ficelles, remporte la partie, les autres en sont réduits à pleurer leur manque de clairvoyance dans l’ultime théorie. Évidemment, c’est n’importe quoi, du pur arbitraire. La plupart tourneront sans doute la moitié de leurs jetons d’un côté et l’autre sur la face opposée, tandis que ceux qui n’ont rien à perdre, qui possèdent de toute façon moins de jetons parce qu’ils ont moins convaincu, tenteront le tout pour le tout en misant uniquement sur un Puissant.

Rien ne permettra à quiconque de connaître la vérité avant qu’elle soit dévoilé, et on se frustrerait de ce hasard s’il n’était pas là précisément pour nous rappeler qu’on est dans du jeu d’ambiance, même dans un jeu d’ambiance faisant commerce d’absurdités. Voudriez-vous vraiment gagner « sérieusement » parce que vous avez élaboré les meilleurs complots ? Cette conclusion me paraît démonstrativement ingénieuse, et à ce stade de la soirée, il faudrait être bien rabat-joie pour ne pas y être sensible !

 

Crazy Theory

Les comploteurs rendent la vie des complotistes difficiles…

Crazy Theory inclut trois variantes.

La première consiste à donner une limite de temps dès que tous les joueurs sauf un ont achevé leur liste, par exemple en tapant collectivement du poing sur la table pour marteler un décompte entre 20 et 0. Un peu de pression aidera peut-être les idées les plus absurdes à sortir, l’explication ad hoc semblant souvent la meilleure à un vrai complotiste !

La deuxième implique de laisser le Grand Architecte ne pose qu’une carte Complice sur la table, puis en donnera secrètement une autre à chaque joueur afin de personnaliser partiellement leurs explications. Une fois que les bases sont posées et les joueurs dans l’ambiance, introduire cette nouvelle règle suscitera des sursauts d’imagination et de rires !

Enfin, certains complices sont assortis d’un astérisque, qui indique qu’ils ont un pouvoir. On peut alors se reporter à une page sur le site du Droit de perdre qui l’explique. Au moment de choisir les complices, le Grand Architecte peut décider d’appliquer ces pouvoirs si cela l’arrange ou l’amuse. On ne dévoilera pas tout pour vous laisser la surprise, mais Jean-Luc Mélenchon redistribue équitablement les jetons des joueurs, Joey Starr vous impose de bousculer votre voisin pour lui prendre sa place, le Gilet jaune accorde immédiatement la victoire (et le droit de faire un bras d’honneur aux autres) au joueur avec le plus bas salaire, le Testament de Johnny dépouille tous les joueurs de deux jetons, sauf votre femme qui en gagne trois… Curieusement, il semble manquer un mot dans ce descriptif, Sex-toy, pourtant bien suivi d’un astérisque sur sa carte.

 

Crazy Theory, jeu Illuminati, reptilien ou juste absurde ?

Je ne suis pas particulièrement porté sur le party game, mais du fait de ma formation littéraire et de mon grand intérêt pour le jeu de société, je suis naturellement toujours curieux des « jeux de mots », la capacité rhétorique à défendre sa position, la variété de son vocabulaire, le décodage de propositions, le lien entre images oniriques et lexique, les associations d’idées… Crazy Theory m’attirait donc d’autant plus que je suis parfaitement sensible à un « esprit Fabcaro », au travail sur le nonsense qu’il a particulièrement mûri dans Zaï zaï zaï zaï, Et si l’amour c’était d’aimer et Moins qu’hier (plus que demain), et qui le rapproche d’un Ibn al Rabin ou du meilleur de Geluck. Seulement, si l’on excepte quelques illustrations douteuses et l’idée originale du principe ayant inspiré le jeu, l‘artiste habille davantage Crazy Theory (et encore…) qu’il ne le nourrit, de sorte que ce n’est certainement parce que son nom est sur la boîte qu’il faudrait acquérir le jeu.

Plutôt que le party game malin que l’on aurait ainsi pu attendre, Crazy Theory se prête plutôt (et pour le coup idéalement) à l’apéritif, à un moment où toute sévérité laisse place au désir de s’amuser, où l’on rit plus aisément de la petite société autour de la table et de celle dans laquelle on vit, bref où l’on est dans un état de béate indulgence, ouverte à l’absurdité. On pourra alors jubiler de ses associations verbales si absurdes et pourtant si logiques, de l’inventivité risible des autres complotistes, de l’accessibilité si plaisante d’un titre décomplexé fait entièrement par plaisir et pour le plaisir, et dont on n’attend qu’une extension plus osée, plus « humour noir » pour profiter mieux encore du concept.