Hidden Roles : les traîtres s’invitent dans le Magic Maze !
Il y a quelques mois, on vous parlait de l’excellent Magic Maze de Kasper Lapp, illustré par Gyom et édité par Sit Down! (Bad Bones, Gravity Superstar, Penny Papers…), finaliste au prix de jeu de l’année à Cannes et Essen dans deux des plus importantes compétitions socioludiques mondiales. C’est qu’il apportait une expérience novatrice de coopération non-verbale et en temps réel pour manipuler quatre archétypes de l’heroic fantasy tentant de dérober des articles dans un magasin puis de s’en enfuir une fois l’alarme enclenchée. L’une des ses particularités, outre son indéniable fraîcheur, était de se décliner dans une large gamme de difficultés et de modes, et c’est l’aspect sur lequel avait insisté la première extension, Maximum Security. Or après une extension plutôt additive, on espère ordinairement une extension apportant un petit twist, une manière différente d’envisager le jeu de base. Or c’est précisément l’objectif de Hidden Roles.
Pour 13 euros 50, Hidden Roles transforme soudain un cambriolage coopératif en opération plus nébuleuse, potentiellement semi-coopérative voire compétitive, avec des rôles cachés imposant des objectifs individuels voire la trahison de vos « coéquipiers » ! Comme on s’en doute, il faut alors pratiquer Magic Maze à 3 à 8 joueurs (difficile d’être semi-coopératif à deux), pour des parties durant une quinzaine de minutes, pas davantage.
Individualisme et interactivité
Si vous vous souvenez de Magic Maze (si ce n’est pas le cas, allez lire l’article pour comprendre ce que je vais dire), vous n’avez pu manquer ses prétentions étonnamment didactiques, avec un apprentissage des règles très progressif d’une partie à l’autre. On ne s’étonnera alors pas que Hidden Roles réitère cette démarche louable, en répartissant ses additions en cinq niveaux.
Naturellement, il vaut mieux ajouter l’extension à un niveau de Magic Maze que vous parvenez à réaliser, inutile de complexifier déjà ce qui représente encore un défi pour vous. Et les cartes de Hidden Roles utilisent un habile système d’intercalaire, avec cinq lettres écrites en bordure des cartes, correspondant aux cinq niveaux de l’extension. Ainsi suffit-il, pour chaque niveau, de prendre les cartes marquées de la lettre correspondante et de les mélanger, sans regarder ce qui apparaît sur les cartes, pour se ménager la surprise au cours des premières parties. Puis une carte est distribuée à chaque joueur, qui est le seul à pouvoir en prendre connaissance.
Au niveau 1, il n’existe que deux cartes différentes, les Héros (certes cambrioleurs mais héros quand même), réalisant normalement l’objectif coopératif, en autant d’exemplaires que de joueurs moins un, et le Traître (ne remportant la victoire qu’en cas de défaite des héros). Celui-ci doit naturellement agir sans se faire remarquer, et ainsi tenter subtilement d’éloigner les pions de leur mission ou leur faire perdre du temps.
À tout moment, on peut prendre la nouvelle carte Je t’ai à l’œil et la poser devant un autre joueur en guise d’avertissement, ce qui devrait l’amener à modifier sa conduite s’il était effectivement un traître, et attirer l’attention de la table. Si l’on se trouve dans un moment de discussion, on peut émettre des arguments à son encontre et il peut se défendre.
Dans tous les cas, une accusation formelle se fait en pointant un joueur du doigt et en s’écriant « Traître ! » (même si l’on n’avait pas le droit de parler). En prenant garde au temps qui continue de s’écouler, tous les autres joueurs (en dehors de l’accusateur et de l’accusé) doivent en cinq secondes lever ou baisser le pouce. Il faut l’accord de tous les joueurs pour valider l’accusation et permettre de retourner la carte de l’accusé.
S’il s’agissait d’un traître, il est éliminé, donne sa tuile Action au voisin sur sa gauche, et l’accusateur a le droit de retourner le sablier s’il le souhaite. S’il s’agissait d’un héros, le traître gagne.
Au niveau 2, on inclut toutes les cartes marquées d’un B, c’est-à-dire les huit héros et les trois traîtres. Il est donc tout à fait possible qu’il n’y ait aucun traître parmi les joueurs, comme il peut y en avoir trois… On s’en doute, plus nombreux on joue, plus il faudra se méfier de ses voisins !
Il est désormais possible d’accuser plusieurs joueurs d’être des traîtres. Forcément, il suffisait sinon à un traître d’invalider une accusation pour sauver un congénère ! Si un seul des accusés était un héros, la partie est cependant perdue, et on préférera souvent limiter les accusations, en espérant qu’un traître votera contre un autre traître en ignorant son identité, et en le prenant donc pour un héros, ou pour dissimuler sa triste fonction.
Il est également possible que tous les joueurs sauf un soient des traîtres. En ce cas, il peut prendre le risque que les traîtres s’ignorent les uns les autres et votent les uns contre les autres, mais s’il est sûr de lui, il vaut mieux qu’il déclare rentrer bredouille. Tout le monde retourne alors sa carte, et si le héros était effectivement le seul héros, il remporte la partie : le traître n’est pas parvenu à le dénoncer, et le héros a assaini son équipe.
Qu’advient-il alors quand un traître est dénoncé et que d’autres continuent (peut-être) de jouer ? Il ne perd pas la partie et espère la victoire de ses hypothétiques alliés. S’il ne peut toujours pas regarder les cartes des autres joueurs, il peut désormais les narguer oralement pendant les phases silencieuses, sans gestes et en se taisant pendant les phases de discussion : il est un fantôme.
Au niveau 3, on mélange les cartes marquées d’un C, c’est-à-dire les trois traîtres (qui portent les quatre premières lettre de l’alphabet), et les dix cartes portant C, D et E. Certaines portent cependant des conditions (seulement à trois et quatre joueurs, seulement à quatre et plus…) et doivent logiquement être défaussées et remplacées si les conditions ne sont pas remplies, puisque ces cartes ne sont alors pas jouables de façon équilibrée.
Ces dix nouvelles cartes correspondent à des règles particulières et à des objectifs, qu’il est strictement interdit de divulguer de quelque manière que ce soit. Même pendant les phases de discussion, même pour accuser ou défendre, on n’évoque pas ce contenu. Ce qui est d’autant plus gênant qu’il peut clairement vous faire passer pour un traître. L’Agent mal réveillé interdit par exemple de déplacer les héros si l’on n’a pas le pion « Fais quelque chose ! » devant soi, et il interdit de prendre ce pion soi-même. Inutile de dire que si les autres ignorent l’existence de cette carte, ils ne comprendront pas pourquoi vous ne jouez pas. Par ailleurs, si un traître décide de se faire passer pour un agent mal réveillé, il pourra aisément tromper son monde.
Les cartes Mission ne permettent de remporter la victoire que si les héros gagnent et que l’objectif en est rempli. Il peut arriver qu’il ne soit plus possible de le remplir, auquel cas on est obligé de déclarer sa défaite et de quitter le jeu. Par exemple Mme Place à la Beauté exige que la magicienne s’enfuie après le barbare. Si elle s’enfuit alors que le barbare est encore dans le magasin, la partie est perdue pour le joueur. Si tous les joueurs sauf un sont éliminés, ce dernier décide si les héros sont sortis ou non.
Bref, n’hésitez pas à trier les cartes en fonction de ce que la table peut accepter, Magic Maze trouvant tout de même un avantage dans ses parties de 15 minutes, permettant donc que certaines soient déséquilibrées ou tordues pour plus d’amusement !
Au niveau 4, on ajoute aux traîtres et à ces dix cartes quinze nouvelles identités. Certaines règles sont assez amusantes, comme Mme Joue mieux que ça, qui ne peut déplacer les personnages que si le pion Fais quelque chose se trouve devant le joueur à sa gauche, et qui peut (heureusement) l’y poser elle-même.
Ce niveau ajoute surtout les « cartes variables », c’est-à-dire qu’on y commence en héros ou traître, et qu’une condition peut nous faire basculer de l’autre côté. Un héros accusé d’être un traître, mais dont l’accusation ne serait pas validée, pourrait être susceptible et retourner sa veste. D’autres peuvent le faire plus volontairement, comme la Juge qui devient traîtresse si quelqu’un d’autre retourne le sablier. Certaines sont plus tordues, comme l’opportuniste qui devient une héroïne quand la tuile vol est retournée, ce qui implique qu’elle est une traîtresse tant qu’elle espère faire perdre les héros dans la première partie du jeu, et trahit les traîtres quand les héros s’approchent de la victoire.
Au cinquième niveau, on mélange toutes les cartes à l’exception des héros et des traîtres (et des éventuelles cartes dont les conditions ne seraient pas remplies), donc avec 17 cartes marquées du seul E. Je n’aurais de réticences que sur la muette, héroïne qui ne peut jamais parler (logique), même pour rentrer bredouille ou lancer une accusation, bref à laquelle on ôte seulement des mécaniques essentielles sans lui ajouter aucune saveur. Les autres sont bien plus convaincantes, qu’elles apportent de nouvelles identités variables, de nouvelles règles ou de nouveaux objectifs.
Et surtout, l’addition savoureuse du niveau 5 consiste dans l’objectif des traîtres, qui ne doivent donc plus se contenter de faire perdre les héros mais également remplir leur mission secrète. Machiavel doit ainsi éliminer un autre traître en l’accusant, la Cleptomane ne gagne que si la tuile Vol a été retournée, la curieuse Nana du fantôme doit gagner en fantôme, donc en se faisant évidemment accuser comme traître, mais pas trop tôt, afin de pouvoir tout de même aider un peu ses compères à gagner !
Le niveau 5 ajoute une règle, dans laquelle je vois plutôt une variante. En cas de victoire des héros, chaque traître peut encore tenter de deviner la mission d’un ennemi, et s’il y parvient, intervertir leurs cartes. Cela ne fonctionne, nous dit le manuel, qu’avec les missions, pas les règles. Il est alors probablement plus plaisant de n’appliquer cette variante que quand on n’a distribué que des missions, ou éventuellement que les joueurs connaissent parfaitement les cartes possibles. Dans tous les cas, c’est particulièrement intéressant, puisque cela compense la difficulté à remporter la victoire en tant que traître quand on a un objectif secret, et que cela impose même aux traîtres de faire très attention à la manière de jouer des autres, alors qu’ils ont naturellement tendance à l’ignorer habituellement.
Hidden Roles, extension maline d’un jeu malin ?
Que vous aimiez Magic Maze ou non, Hidden Roles est indéniablement une excellente extension, qui en respecte les principes fondamentaux pour leur apporter du piquant, embrassant différemment la dimension coopérative par une multitude de rôles et missions qui créent une intéressante incertitude. On ne sait plus qui est qui, et même un allié probable poursuit peut-être un objectif secret, voire peut se muer soudain en ennemi. Si l’on percevait Magic Maze comme un pur jeu d’ambiance novateur, Hidden Roles ajoute à cette ambiance un inoubliable grain de folie. Il faut dire que les règles envisagent tous les cas de figure pour éviter le non-jeu, ces imprécisions qui laisseraient les joueurs pervertir l’esprit de Magic Maze, en se dévoilant les uns aux autres par exemple. En rappelant sa nature majoritairement non-verbale, elles rappellent même sa différence avec un Loup-Garou ou avec des productions similaires où la tchatche risque de tenir de lieu de gameplay, quand dans Magic Maze, seuls vos actes peuvent vous trahir. Il faut donc redoubler de finesse et de discrétion plutôt que de rhétorique pour parvenir à son objectif sans éveiller l’attention des autres.
Cette attention redoublée au jeu des autres est bien sûr bienvenue dans une oeuvre aussi interactive, puisqu’elle pousse à assainir la dynamique d’équipe en la débarrassant des nuisibles, voire pour s’assurer que tout le monde est dans le bon camp ! Une fois que l’on se sera familiarisé avec la cinquantaine de rôles uniques de la boîte, il ne faudra naturellement pas hésiter à les adapter au type de partie et de plaisir recherché. On se rend en effet vite compte que tout ne marche pas avec tout le monde, et c’est tant mieux. Magic Maze s’est toujours montré comme un jeu qu’il faut s’approprier, et Hidden Roles offre une réappropriation toujours plus poussée pour toujours plus de plaisir.