Karmaka – du bousier à l’illumination, karma et jeu de société
Avant les très amusants Peanut Club et La Petite Mort, Lumberjacks Studio s’était principalement signalé dans le monde ludique en localisant le Karmaka de Hemisphere Games. Il faut dire que le jeu d’Eddy Boxerman et Dave Burke a de quoi susciter la curiosité par son thème original, l’échelle karmique et la succession des réincarnations et des bonnes œuvres pour arriver à l’illumination. Et soyons francs, il suffit de voir les dessins de Marco Bucci et Lane Brown pour être d’emblée conquis par Karmaka. Mais ne nous laissons pas séduire par le thème et la beauté visuelle, explorons plus profondément ce petit jeu pour deux à quatre bousiers (particulièrement convaincant à deux-trois), accessible dès dix ans et disponible pour 21 euros 90.
Au commencement était le bousier
L’une des forces de Karmaka est sa simplicité. Malgré un thème qui pourrait laisser craindre une multitude de mécaniques et un amoncellement de matériel, Karmaka ne consiste pratiquement qu’en Anneaux Karmiques, disposés à côté des joueurs, en une Échelle karmique qui sert de piste de jeu et où les joueurs se placent d’abord sur le bousier, et de cartes toutes mélangées pour former la Source.
Chaque joueur puise dans la Source quatre cartes pour constituer sa main, puis deux cartes face cachée pour la Pile personnelle, et le plus malchanceux commence à jouer.
Le chemin des âmes
Un tour commence par la pioche d’une carte de sa Pile, à moins qu’elle ne soit vide, ce qui arrive donc dès le troisième tour, puis de moins en moins vite.
Puis on joue une carte ou on passe (à condition qu’il reste au moins une carte dans sa Pile). Une carte peut être jouée comme une Oeuvre, sur la pile d’œuvres (vide au début de la partie), auquel cas on ne prend en compte que le nombre de points figurant sur la carte (entre 1 et 3).
Elle peut être jouée pour son pouvoir (le texte figurant sur la carte). « Lendemain » permet par exemple de puiser une carte à la Source puis de jouer une autre carte, « Vengeance » de défausser l’Oeuvre exposée d’un rival (celle figurant en haut de sa pile d’œuvres), « Vol » de prendre cette Oeuvre exposée dans sa main… Mais cela a un coût karmique : après vous être attiré un avantage, vous devez offrir la carte à votre rival, qui peut la refuser (on la place dans la Fosse) ou la prendre (il la met sur sa pile Vie Future). Si la carte ne concerne que son lanceur, il doit la proposer au joueur à sa gauche, puis successivement aux autres joueurs. Par ailleurs, on ne peut jouer à quatre de cartes que contre ses deux voisins, la vie est affaire de proximité.
Elle peut enfin être jouée pour préparer l’avenir, face cachée sur la pile Vie Future.
Quand un joueur n’a plus de carte ni dans sa pile ni dans sa main, et qu’il ne peut donc pas jouer, il meurt. Il marque alors les points de ses œuvres, plus précisément additionne les points des cartes de la couleur la plus rentable, les autres couleurs ne vaudront rien, et les cartes Mosaïque rapporteront des points quelle que soit la couleur déterminée. S’il a pu accumuler quatre points, il peut se réincarner en serpent, cinq points, en loup, six points en singe, une progression à la fois. Avec sept points, il atteint la Transcendance et remporte la partie. Si en revanche il ne peut pas progresser sur l’échelle karmique, il reçoit un Anneau karmique, qu’il pourra dépenser lors d’une prochaine mort pour gagner un point supplémentaire.
Après la réincarnation, dans le même corps ou dans un corps « supérieur », le joueur défausse ses Œuvres dans la Fosse. Sa nouvelle main est composée des cartes de la pile Vie Future. S’il a moins de six cartes en main, il peut puiser des cartes à la Source pour les placer dans sa pile, jusqu’à atteindre un total de 6 en additionnant celles de la Pile et de la main. Il est aisément possible d’avoir une vie future, et donc une main, de bien plus de six cartes, ce qui peut être une stratégie pour être certain d’avoir assez de points et de quoi se défendre, au risque que cette main trop grande (et donc une vie trop riche) retarde trop sa mort, et que pendant ce temps ses adversaires, à la vie plus modeste, se réincarnent plusieurs fois. Il est à vrai dire assez passionnant que le calcul du nombre de cartes de la main (souvent un simple avantage) soit à ce point tactique dans Karmaka !
Le processus de réincarnation exigeant temps et investissement, il occupe tout un tour pendant lequel on ne pioche ni ne joue.
Le karma, une affaire de capitaliste
À ce stade, vous devriez être favorablement curieux de la subtilité de ce que l’on peut faire avec une vingtaine de cartes différentes, soit une soixantaine de cartes en tout. La force de Karmaka vient naturellement de deux idées mécaniques intriquées. Le coût karmique de chaque carte, dont le pouvoir avantageux peut se retourner contre nous, selon le sain adage « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent » (l’éthique de réciprocité), et qu’on ne peut éviter qu’en jouant la carte pour ses points ; la Vie future que l’on prépare en renonçant aux Œuvres dans cette vie, donc en faisant le choix d’investir dans l’avenir plutôt que de rester focalisé sur le présent.
Ces mécaniques somme toutes fort simples ont le mérite de coller admirablement bien au thème du karma, en convertissant frontalement le poids des actions, leurs répercussions morales, la force de la méditation pour faire progresser son âme, en contraintes ludiques, que les joueurs doivent constamment avoir à l’esprit pour réussir leur ascension… avant les autres. Être incertain des conséquences de chaque carte que l’on joue alors même que l’effet en est limpide est étonnant, comme il est rare de se projeter dans l’hypothétique calcul des avantages et inconvénients futurs de chaque action.
Si l’on peut d’abord être tenté de jouer toutes ses cartes d’une couleur comme Œuvres, toutes les cartes d’une autre couleur pour la Vie Future, et toutes les cartes de la troisième pour leurs pouvoirs, cette stratégie payante dans un premier temps exigera de nombreuses modulations par la suite. Il est par exemple indispensable de jouer de temps à autre une carte de la « mauvaise couleur » sur sa pile d’œuvres, afin que les nombreuses cartes permettant aux adversaires de la voler ou de la détruire n’aient pas trop d’impact sur le score final. Du coup, il peut même être plus sûr de ne pas compter sur une seule couleur, et de semer l’incertitude dans l’esprit de ses adversaires quant aux couleurs sur lesquelles on compte le plus.
Par ailleurs, en jouant de cette manière, on se condamne à jouer très différemment dans chaque vie, en ne piochant par exemple à sa réincarnation qu’une main de cartes vertes après n’avoir joué pour leur pouvoir que les cartes rouges. Il serait dès lors impossible d’être offensif, et les adversaires pourraient progresser sans se soucier de la menace inexistante que l’on représente. Dans les faits, les stratégies initiales sont ainsi souvent chamboulées par les besoins du moment : renouveler son jeu en puisant dans la Source peut s’avérer selon les circonstances aussi indispensable que de détruire une carte ou de préparer sa vie future. On se spécialise sans se limiter, on calcule tout en se laissant une marge de manœuvre, et c’est bien pour cela qu’il est si difficile d’optimiser son score et sa vie future et de dépasser les cinq points !
Et c’est bien sûr pire encore en jouant par équipe ou en « grand méchant loup ».
À deux contre deux, il suffit qu’un joueur atteigne la Transcendance pour faire gagner son équipe, l’attention au jeu des adversaires est donc redoublée… ainsi que l’attention au jeu de son allié, à la Vie Future duquel on peut contribuer en y posant des cartes ou en jouant des cartes le favorisant, qu’il a ensuite le droit de conserver !
À deux contre un, Karmaka est un peu moins intéressant. Ce n’est pas une question d’équilibre : le joueur seul est naturellement en difficulté, mais commence comme Loup contre les deux bousiers, et peut généreusement fournir sa Vie Future avec les cartes que ses deux adversaires joueront contre lui. Mais l’asymétrie avec les mêmes cartes et mécaniques m’a toujours un peu moins intéressé : c’est bien sûr strictement personnel, et ce mode est très loin d’être déplaisant, on y joue simplement avec agressivité, sans l’attention morale aux détails d’une partie où chacun doit vivre sa vie.
Karmaka : un jeu de société pour augmenter votre karma ?
Karmaka est un jeu étonnant de simplicité et de profondeur tactique/thématique. Même s’il reste au fond très individualiste – et n’en demandons pas trop, il est normal de pousser les joueurs à gagner dans un jeu de société – la modération des désirs pour en éviter les conséquences funestes, le repos dans une vie pour progresser dans les suivantes, fonctionnent parfaitement mécaniquement. Et ce jeu sur l’élévation de l’âme est bien sûr d’autant plus efficace qu’il flatte l’œil avec les plus beaux graphismes que j’aie vus depuis Imaginarium et Les Montagnes hallucinées. Entre romantisme et impressionnisme, les cartes adoptent des couleurs globalement légères et des contours vagues, comme si les illustrations elles-mêmes aspiraient à élever l’âme. Un superbe travail matériel pour une très jolie réflexion mécanique.