Le jeu vidéo peut-il se passer de la notation ?

Souviens-toi du kairos

Dans l’histoire d’un homme, on considère qu’il existe des instants, à la fois bousculement et renversement. Les Grecs anciens parlent de kairos, c’est-à-dire l’occasion opportune, un dieu chevelu qu’il faut saisir à l’instant précis où il passe. Allez, nous avons tous un exemple en tête : cet homme et/ou cette femme à qui nous aurions dû parler lors de cette dernière soirée. L’instant d’un instant nous devions le faire : tout converge et seul le courage, parfois, nous manque. Le kairos est une seconde d’éternité ; l’instant d’après l’occasion s’est égarée. Ne cogitons pas trop, saisissons les cheveux du dieu qui passe ; puis est passé.

En se penchant sur l’histoire des mythes, on considère que le passage d’une littérature orale à un « domaine littéraire » a été cette occasion saisissable, l’instant où l’écriture agrège les récits oralisés et les enferme dans un statisme que Platon regrette ; l’écrit fige ce qui, depuis l’origine de l’humanité, était mouvant et gluant. Nous le savons, la civilisation occidentale a été profondément maçonnée par ces récits mythiques, plus que tout par le voyage de retour d’Ulysse, le nostos ; celui-là même que chacun fait ou fera. L’homme aux mille tours dit, à un instant décisif, qu’il n’est Personne au cyclope Polyphème – il l’était devenu, assurément… personne. En fuyant les monstres, en massacrant les prétendants et, in fine, dans le regard de sa femme, devant le lit en olivier il redevient « fils de Laërte, enfant de Zeus, industrieux Ulysse ». La littérature a franchi un cap et Homère devient l’archégète panhellénique, le fondateur de toutes les sciences.

Donc l’Odyssée devient irréfragablement l’un des plus importants héritages du passé, pourtant traduit et pourtant malmené par les copistes, ce qui nous fait dire que ce que nous lisons n’est pas d’Homère. Homère n’est personne, Homère est un surnom signifiant « le compagnon » au même titre que Minos fut le nom de tous les rois de la belle Crête aux cent villes. Dès lors, le rhapsode raconte les errements du roi d’Ithaque, pas si éloignés des nôtres, balancés que nous sommes sur la barque d’un destin vociférant, comme ces sirènes chantant aux oreilles « d’un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».

 

Shadow of the colossus
Être courtois, c’est important.

 

« La nuit solitaire aux yeux d’aveugle »

Notre medium a certainement déjà connu cet instant notable : basculement et renversement. Son kairos est quelque part dans son histoire, entre l’invention de la 3D et des chamboulements narratifs. Chacun trouvera quelle est cette occasion opportune bousculant le jeu vidéo.

Dès lors, pourquoi le jeu vidéo pourrait-il désormais se passer d’une notation ? D’abord, parce que le dieu chevelu a été saisi, parce que le jeu vidéo a atteint une maturité qui nous empêche de le juger par la notation et de le résumer par une lapidaire et très autoritaire note. La critique a l’avantage d’être plus nuancée, plus poreuse, s’attachant à des ressorts narratifs et artistiques difficilement quantifiables.

Ensuite, il convient de redire ici des affirmations plus anciennes. On appelle les premiers penseurs connus les Présocratiques, simplement parce que ceux-ci vivent avant Socrate. Parmi eux, surnommés les Éléates, certains se détachent : Héraclite, Empédocle, Xénophane et Parménide. D’Empédocle ne retenez que cette belle histoire : il se suicida en se jetant dans l’Etna qui recracha une de ses sandales en plomb. Parménide dit que l’Être est et que le non-Être n’est pas, Héraclite théorise la purification du monde par le feu, soit l’ekpyrosis : l’Univers évolue à la mesure du feu, meurt par lui et renait en lui. Thalès lui préfère l’eau. Moi, le cinquième élément.

 

Le cinquième élément
Le crew des testeurs

 

Dans un texte admirable Parménide évoque la vérité, prenant appui sur ce qu’a déjà dit son maître, Xénophane. Qu’est-ce que la vérité ? Voilà littéralement ce qu’en dit ce dernier : « jamais il n’y eut, jamais il n’y aura un homme possédant la connaissance claire de ce qui touchent aux dieux et de toutes les choses dont je parle à présent. Même si par hasard il se trouvait qu’il dit l’exacte vérité, lui-même ne saurait en prendre conscience car tout n’est qu’opinion ». Bon. La vérité est un parti-pris, une clarté obscure que Popper compare à une cime montagneuse plongée dans les nuages. L’alpiniste en fait l’ascension difficilement et, ayant atteint son but, il regarde autour de lui, la brume recouvre ses yeux et aucun sommet secondaire ne confirme son ascension ; il se trouve sur une cime mais est-ce l’ultime ? Nous ignorons la vérité car nous n’avons aucun critère pour dire le vrai. Pourtant l’alpiniste pense qu’il est au sommet donc il suppose son existence, de la même manière que nous supposons nous aussi que la vérité existe. La question ne doit jamais être : disons-nous la vérité, mais : pouvons-nous entrevoir même que celle-ci existe ? Sachez que nous passons plus souvent notre vie à mentir pour de petites victoires qu’à dire la belle vérité pour de grandes défaites.

Donc, pourquoi ce détour par les Présocratiques ? Parce qu’il n’est jamais bon d’affirmer ce que l’on sait sans un mentor pour nous guider. Si j’annonce sobrement que la vérité n’existe pas j’en appelle à une croyance en moi-même. Or, je ne demande pas qu’on me croie mais qu’on apporte une attention non négligeable à ce que des hommes illustres ont tranché dans une sagacité tenue pour vraie. Et tant mieux si je fais découvrir par une menue histoire un peu de la première des philosophies : celle qui interroge l’être. Il n’y a certainement jamais de plus belles questions que celles sur soi-même, celles qui ne se posent qu’après une attente en demeurant en repos dans une chambre ; celles qui retiennent l’esprit dans une suspension nourrissante et maçonnant nos relations avec tout ce qui est autre.

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Le cinquième élément
« Bonjour, c’est pour une critique. »

 

« La route qui monte et qui descend est une seule et la même »

La notation des jeux vidéo remue ce problème de la vérité. La note : le 10/20 ou les trois étoiles, assimilent une opinion au vrai. À l’heure des youtubeurs et des réseaux sociaux où la démultiplication de la parole tient moins à son intérêt qu’au nombre d’abonnés en capacité de la relayer, on doit se demander où – bon sang – se terre la belle vérité ? A priori dans la presse spécialisée, mais le doute s’est insinué et pollue des médias mis au pilori au nom de la sacro-sainte objectivité. La vérité devient pleinement cette cime ennuagée dont certains profitent allègrement, abusant ad nauseam d’une note et de paragraphes parcourus un peu vite par des lecteurs réfractaires à lire des longs pavés (ce n’est pas votre cas si vous êtes arrivé jusque-là et si c’est mon relecteur, sache que tu as toute mon admiration). La vérité est un pis-aller, cela mérite bien d’être rappelé dans une époque où l’esprit critique décède, haché menu par des déterminismes qui nous font croire qu’un « testeur » est un maître de vérité, cela-même que craignaient déjà les poètes-penseurs grecs.

Si Ulysse ne cède pas aux sirènes d’un récit mensonger c’est bien simplement parce qu’il est attaché au mât du bateau ; le héros de l’Odyssée possède l’intelligence rusée, la métis, c’est-à-dire qu’il sait à la fois que les divinités de la mer veulent le duper et qu’il n’y résistera pas. Peut-être devient-il nécessaire de réadopter une position identique afin de se rappeler que la note, imposée comme vérité immuable, cache l’opinion et l’appréciation ; elle se joue de la subjectivité, règle philosophique élémentaire qui nous enseigne qu’un sujet ne peut pleinement devenir autrui.

Au-delà de la note c’est aussi le terme de « testeur » qui doit être jugé, cela afin de le réserver aux mondes des périphériques et de la quincaillerie informatique. En privilégiant le terme de « critique » on aborde un rivage plus proche de ce qu’est l’être du jeu vidéo : une œuvre artistique et culturelle, une diction du réel et sur lui puisque toute création ne l’est jamais ex nihilo, c’est-à-dire à partir de rien ; les développeurs ont à voir avec un démiurge platonicien, ils sont plus du côté de l’artisan créant à partir d’un matériau que de l’artiste contemplatif ; ce que suppose aussi le terme de fiction qui désigne notamment, mais pas uniquement, l’art de la poterie, la création par la terre. Le créateur, poète ou game designer, doit être mis en rapport avec l’homme en action d’Aristote : il respecte un cahier des charges et participe à une représentation de la fiction. Dès lors, la note oblitère une œuvre issue de l’art, elle-même projection et incarnation de tout ce qui (est) fait l’humain.

Ainsi, se détache ce sentiment que la notation empêche le lecteur de sortir d’un discours de la vérité et se trouvant d’autant plus surpris quand les tests de différentes revues entrent en collision. Les dissonances de l’un deviennent les accordances de l’autre ; dès lors, cela paraît moins surprenant si on accepte que le test se métamorphose en critique, donc que cette dernière se nourrit de l’être d’un homme. Que de banalités rappelées, n’est-ce-pas ? À une époque où la sur-notation, aussi bien sur le tout, mais surtout sur le rien, a été brillamment prophétisée par un épisode de Black Mirror, le jeu vidéo doit marquer sa différence, prouver son effronterie, son hardiesse et son insolence face à la bienséance. Écrire, c’est déjà mentir ; pas besoin d’y accoler la vérité.

 

L'arme fatale
« Bonjour, c’est encore pour une critique. »

 

Et donc Sherlock, 20 c’est la perfection ? Élémentaire.

La note agite un problème systémique, reposé récemment lors de la parution du dernier God of War. Un jeu mérite-t-il la note maximale ? jeuxvideo.com lui a collé un 20/20 et le rédacteur de l’article s’en est justifié : l’œuvre n’est pas parfaite mais elle marque son époque, réinvente un genre et cumule les qualités, obtenant ainsi le droit d’accéder au panthéon du jeu vidéo. Soit. Pourtant il paraît équivoque de considérer en amont l’impact d’une œuvre, in extenso de suggérer que celle-ci dépassera ses qualités premières afin de devenir une référence ; c’est certainement au temps de décider, et au temps de sanctionner ce qui passera à la postérité. Paul Veyne le dit des ouvrages historiques et il faut certainement considérer d’une manière similaire les jeux vidéo.

Enfin, le test mélange écriture et nombre, posant nécessairement la question d’une bonne addition des deux ; la note s’impose plus facilement dans l’esprit du lecteur que des milliers de signes à lire et à interpréter. Le 20/20 suppose intrinsèquement la quintessence, l’immanquable jeu qu’une bonne campagne marketing saura vous rappeler, et vous matraquer, dans des éloges publicitaires. Comment ne pas acheter un jeu qui cumule autant de 10 sur 10 et de cinq étoiles, comment ne pas être curieux de vérifier si cette note est justifiée ? comment ne pas se sentir contraint de tester l’œuvre qui est déjà passée, de son vivant, à la postérité ? Aux grands jeux vidéo, les hommes trop tôt reconnaissants.

Finalement, que reste-t-il à dire ? On peut supposer que rien ne changera, la note existe depuis longtemps et peu de revues sautent le pas et adoptent la posture de critique. Peut-être est-ce un problème de légitimité du medium ? Ou peut-être les raisons m’échappent-elles.

 

 

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