Taverna – concurrence, fourberie et bières au monde de l’heroic fantasy
Avec Taverna, c’est la troisième fois dans cette chronique que j’ai l’occasion de présenter un jeu édité par Geek Attitude Games. Mais contrairement au très compact Pocket Ops et à l’assez compact Not alone, le jeu que nous testons aujourd’hui est présenté dans une bonne grosse boîte. Développé par Karl Marcelle et très joliment illustré par Jonathan « Cian » Hartert, Taverna est paradoxalement le plus « léger » des trois : vous y incarnez en effet un tavernier qui, pendant la Sainte-Averne, la fête nationale du Royaume d’Averna, doit contenter tous ses clients afin qu’ils n’aillent pas voir la concurrence, tout en satisfaisant aux exigences de la Cour Royale. Il s’agira donc de maintenir votre réputation… ce qui ne veut pas dire qu’il faudra rester honnête d’ailleurs !
Disponible pour 36 euros, Taverna oppose deux à cinq joueurs dans des festivités d’une heure à une heure et demie pour le titre de meilleur tavernier du Royaume !
Le métier d’un tavernier ? Servir de la bière, non ?
Pour être tavernier, il faut au moins posséder une taverne. Ainsi, au début de la partie, chaque joueur achète deux titres de propriété dans deux des cinq tavernes du plateau. Vous voilà l’heureux propriétaire de deux tavernes, ou co-propriétaire, puisque vous pouvez logiquement partager leur propriété avec d’autres joueurs.
Le cœur de Taverna, c’est assez logiquement le service des clients. Ainsi, à chaque tour, vous choisissez l’une des quatre cartes clients de la piste des clients disponibles et vous placez une tuile client du peuple correspondant à une table libre d’une taverne de votre choix. Comment cela, de votre choix ? Si vous êtes tavernier, vous envoyez les clients dans votre taverne, ce n’est pas si compliqué, si ? Sauf que certaines tavernes sont plus intéressantes que d’autres, et que cet intérêt varie en fonction de nombreux facteurs au cours de la partie…
Quand vous asseyez un client dans une taverne, son propriétaire gagne 3 sous (à deux-trois joueurs) ou 2 sous (à quatre-cinq joueurs). Vous allez ainsi naturellement privilégier vos tavernes afin de gagner plus d’argent, mais il faudra faire très attention au nombre limité des places, de sorte qu’il peut parfois être plus intéressant d’envoyer un client chez un concurrent afin garder des tables libres pour les meilleurs clients. Ces meilleurs clients, ce sont ceux dont la table correspond au peuple. Ainsi, il vaut mieux installer un orc à une table rouge ou un elfe à une table verte : s’ils se sentent à leur aise, il se répandront en louanges sur votre service, et vous gagnerez un point de popularité auprès du peuple correspondant.
Or les tavernes sont « tribales ». Chacune favorise un peuple en particulier, à l’exception de la taverne des quatre peuples. C’est-à-dire qu’avec vos deux tavernes initiales, vous peinerez à satisfaire tous les clients chez vous, et qu’il pourra être plus intéressant, selon les circonstances, de les asseoir malgré tout à des tables ne leur correspondant pas pour gagner de l’or, ou de les envoyer chez des concurrents, mais à des tables à leur convenance, pour gagner en réputation. Taverna apparaît donc à ce stade comme un sympathique jeu de placement, à la limite du jeu abstrait. Et c’est là qu’interviennent toutes les autres mécaniques…
Chaque client est unique
Tous les clients appartiennent donc à l’un des quatre peuples : elfe (vert), orc (rouge), nain (orange) ou humain (bleu). Mais chaque client possède aussi un métier ou un talent, en tout cas une personnalité propre : certains sont portés vers la magie, d’autres préfèrent la ripaille, certains ne viennent boire que pour comploter, d’autres viennent charmer (le jeu dit « influencer ») les autres convives. Et justement, chaque taverne a une ambiance distincte, et encourage la magie, le tempérament artistique, ou la fête. Bien sûr, il n’existe pas d’auberges à comploteurs : ceux-ci ont la particularité de pouvoir éloigner un client pour s’asseoir à sa place, vous faisant gagner en popularité dans le peuple ainsi chassé. Si un client fêtard est assis dans une auberge festive (peu importe sa couleur), vous recevez davantage d’argent. La mage vous permettra de piocher une carte sort dans une auberge favorisant la magie, l’influence permet au charmeur de séduire un notable présent dans une autre auberge.
Ces notables sont au nombre de quatre, et vont de taverne en taverne poursuivre une quête mystérieuse – ou simplement chercher de l’argent. À chaque tour, le joueur peut activer le notable de la taverne dans laquelle il a assis un client, puis le déplacer vers une autre taverne. Contre un joli pactole, l’ambassadrice vous fait gagner en popularité auprès des peuples de votre choix, la princesse vous remet des faveurs royales, le gob’trotter permet d’ajouter des jetons guilde (magie, bière, lyre) dans la taverne dans laquelle il se rend, donc de diversifier les talents qu’elle peut satisfaire, le notaire vend les titres de propriété des auberges… y compris les titres déjà possédés par d’autres joueurs (ce qui vous coûte assez cher en pots-de-vin).
On peut alors avoir l’impression que les notables sont au centre du gameplay de Taverna, mais leurs services ne sont intéressants que pour optimiser votre gestion des tavernes, et l’argent pour vous les acheter ne peut venir que de la satisfaction des clients. Autrement dit, tout est entremêlé dans Taverna, et tout est crucial. Et encore, on n’a parlé ni des conditions de victoire, ni des bonus et malus…
Faveurs royales et sorts : devenez le… tavernier le plus redoutable du Royaume
La princesse, on l’a dit, vend des faveurs royales. À usage unique, celles-ci octroient des bonus aussi variés que l’ajout d’un jeton de guilde sur une auberge, d’un symbole guilde sur un client que vous venez de jouer (ce qui vous permettrait éventuellement de bénéficier de deux bonus à la fois), de lancer un deuxième sort, de déplacer un client, de gagner un niveau de réputation auprès d’un peuple… Au moment de leur achat, vous les choisissez parmi les cinq faveurs royales dévoilées au centre du plateau, autour du château, puis les remplacez par les faveurs restantes, s’il y en a encore.
Au début de la partie, chaque joueur pioche trois cartes sort. Le seul moyen d’en acquérir de nouvelles, c’est de jouer un mage dans une taverne favorable à la magie, ou de gagner en popularité auprès des elfes. Vous ne pouvez jouer qu’un sort pendant votre tour, et qu’un sort pendant le tour de chacun de vos adversaires (si le sort le permet), en payant un coût compris entre 1 et 3 sous. Leur effet est généralement bien plus technique que celui des faveurs royales : vous pourrez obliger un adversaire à choisir une autre carte client que celle qu’il voulait asseoir, payer tous vos prochains sorts moins cher, gagner deux pièces d’or par taverne favorisant la beuverie en votre possession, copier le dernier sort joué ou contrecarrer le sort d’un adversaire, mélanger toutes les cartes sort dans la main des autres joueurs et les redistribuer aléatoirement…
Mais à trop user de sorts, on s’expose à commettre une erreur fatidique : au lieu d’un sort, un joueur peut ainsi piocher la Malédiction, qu’il doit immédiatement placer devant lui. Il ne peut s’en débarrasser qu’en lançant un sort, ce qui déplace la malédiction sur son voisin, et ainsi de suite jusqu’à la fin de la partie, où le joueur maudit perd trois points de victoire…
Faveurs royales et sorts ne peuvent donc être simplement ignorés, et pourtant leur acquisition résulte d’un choix qui se fait au détriment des autres guildes ou des autres notables. Une trop grande spécialisation risquera ainsi de vous faire passer à côté d’avantages déterminants, tandis qu’à contenter tout le monde, vous n’aurez pas le petit plus qui fera de vous le tavernier incontournable d’Averna… Si au moins vous aviez le temps de développer ce que vous imaginez devenir le plus grand complexe alcoolique du Royaume, mais il vous faut impérativement tout miser sur la Sainte-Averne, et celle-ci ne dure pas éternellement…
Tout est dans le score
Taverna est un jeu de placement, d’optimisation et d’opportunisme, mais aussi un jeu de course : vous n’aurez que huit tours (à deux joueurs) ou six (de trois à cinq joueurs) pour écraser vos concurrents sous le torrent de bière de votre mépris, soit le placement de seulement six ou huit clients…
Et c’est curieusement là que commence la deuxième phase du jeu.
Pendant toute la partie, les joueurs ont pu gagner des points de victoire de diverses manières : en achetant des titres de propriété, en plaçant des jetons de guilde sur les tavernes, en gagnant en popularité auprès des orcs, et grâce à certaines cartes sort. Il est cependant difficile de dépasser les vingt points, alors que la piste de score en comporte soixante. Dans la quasi-totalité des jeux, on arrêterait tout, on regarderait combien chacun a d’or et de titres de propriété, on ajouterait les points à leur score respectif, et ce serait plié. Mais Taverna n’est pas comme la quasi-totalité des jeux.
On commence par échanger toutes les cartes sort contre autant de sous, et tous les jetons privilège (obtenus en remplissant une taverne, en étant populaire auprès des humains et grâce à deux cartes sort) directement en points de victoire.
Au début de la partie, la première carte client dévoilée indiquait quel était le peuple « élu » (le peuple favori de la Couronne). À la fin, le joueur se trouvant le plus haut sur l’échelle du peuple élu choisit donc l’un des cinq décomptes royaux : le Roy lui octroie cinq points de victoire, ainsi qu’un point de popularité auprès de chaque peuple ; la Reine lui rapporte un nombre de points proportionnel au nombre de faveurs royales que le joueur possède, utilisées ou non ; l’Argentier rapporte un nombre de points proportionnel au nombre de sous possédé ; l’Archiduc au nombre de titres de propriété, et l’Archimage au nombre de sorts lancés depuis le début de la partie. Puis c’est au deuxième joueur de choisir un décompte différent, et ainsi de suite. En cas d’égalité des joueurs sur l’échelle de popularité auprès du peuple élu, on compare leur ascension auprès du peuple suivant.
Petite variante à deux joueurs, le premier joueur choisissait le peuple du Roy, et le deuxième le peuple de la Reine. Au moment du décompte royal, le joueur le plus apprécié par le peuple royal commençait à choisir son décompte puis l’autre. Ensuite, le joueur le plus apprécié par le peuple réginal choisit un deuxième décompte, suivi par l’autre joueur.
Dans tous les cas, il faudra regarder de très près la stratégie des autres joueurs au cours de la partie afin d’essayer d’en déduire quel décompte ils ont le projet de choisir, naturellement opter soi-même pour un décompte favorable à sa propre stratégie, et enfin s’assurer qu’on y aura bien accès. Après tout, un autre joueur qui n’aurait pas de réel avantage à choisir un décompte plutôt qu’un autre pourrait précisément opter pour celui qui nous intéressait. Toujours le même problème passionnant : il faut se spécialiser pour optimiser le décompte, mais il faut aussi s’élever auprès du peuple élu, et ne pas trop négliger les autres approches au cas où un adversaire nous prendrait de court…
D’autant qu’après le décompte royal a lieu le décompte populaire. Beaucoup plus simplement, les joueurs reçoivent ou perdent des points relativement à leur popularité auprès de chacun des quatre peuples. Un peuple qu’on n’aura pas du tout favorisé nous retirera trois points de victoire, et au premier niveau de popularité un seul. Il faudra atteindre le troisième niveau de popularité pour gagner un pauvre point, le septième en assurant enfin dix. Mais tout miser sur un peuple pour obtenir les dix points peut faire perdre neuf points à cause du rejet des autres…
Tavernier, le métier le plus tactique du monde
Savez-vous combien de pages font les règles à proprement parler ? Environ quatre, ce qui est non seulement assez peu en soi, mais surtout très étonnamment peu en comparaison avec la peur que Taverna peut engendrer quand on le déballe pour la première fois, et dans la mesure où sa quantité de jetons, tuiles et cartes différentes donnent une féroce impression de complexité. Et ces règles sont illustrées, longuement exemplifiées, revenant sur tout ce qui pourrait paraître ambigu, parfaitement claires. Même plus besoin après leur lecture de déchiffrer le plateau qui paraissait si hermétique de premier abord, il est soudain si limpide que vous n’aurez sans doute même plus à vous référer au livret que pour des points de détail – et encore.
Quelque part, cela m’a fait songer à Imaginarium, cette impression première d’une difficulté insurmontable, puis l’admiration pour les concepteurs qui ont su manifester tant de clarté, dans le livret de règles puis sur le plateau. Comme dans Imaginarium, les tours sont assez courts et offrent pourtant un éventail de possibilités très étendu, et si la course est assez linéaire, les rouages en sont d’une singulière finesse. Comme Imaginarium enfin, Taverna est un jeu qu’il est difficile de ne aimer et de ne pas recommander : tactique, abordable, beau, et surtout extrêmement agréable dans la perversité stratégique des parties à deux joueurs ou l’apparent chaos des parties à cinq. Convaincu par Pocket Ops et par Not Alone, conquis par Taverna, je n’ai plus qu’une seule hâte, tester la prochaine production des trop rares Geek Attitude Games !