Sherlock Holmes : Détective conseil – le jeu qui permet de rivaliser d’ingéniosité avec le détective
Parce que de plus en plus de jeux de société adhèrent aux thématiques geek, voire s’inspirent de mécaniques de jeux vidéo (après en avoir favorisé l’émergence), et parce que plusieurs d’entre vous les pratiquez assurément avec autant de passion que nous, il semblait essentiel de vous en présenter enfin quelques-uns !
Or grâce à l’activité de la Société Sherlock Holmes, grâce aux films de Guy Ritchie et grâce à la série avec Benedict Cumberbatch, le célèbre détective britannique est redevenu l’objet d’une fascination geek, remettant en lumière les jeux qui lui étaient consacrés et incitant les développeurs à en proposer de toujours plus variés.
Parmi les nombreux jeux de société estampillés « Sherlock Holmes », la série Détective conseil appartient indubitablement aux plus populaires (excellentes notes, sortie de nombreuses extensions, aventures créées par les fans…), malgré son exigence d’un amour de la lecture et sa rejouabilité apparemment impossible. Il faut dire que ces jeux sont édités par Space Cowboys, le studio derrière Splendor et les très remarqués Unlock (dont nous reparlerons bientôt) et T.I.M.E. Stories, qui a donc plus d’une fois manifesté un savoir-faire impressionnant.
Pour cet article, nous nous intéresserons donc à la boîte Sherlock Holmes : Détective Conseil – Jack l’éventreur & Aventures à West End, sortie en septembre 2016, et qui n’est ni une extension ni un remake de la boîte de base, puisqu’elle propose dix aventures inédites ainsi que les accessoires indispensables à l’enquête.
Et plutôt que d’en parler de manière extérieure et surplombante, lisons plutôt le témoignage du membre des « francs-tireurs de Baker Street » que vous serez invités à incarner au cours de vos enquêtes.
Les qualités du parfait détective
Si l’on m’avait dit un jour que j’aurais l’honneur de faire partie des Irregulars de Baker Street, le groupe que notre aigle blanc, Wiggins, a créé pour venir en aide à Sherlock Holmes en enquêtant dans les quartiers populaires, je n’aurais pas pu le croire : il n’est pas donné à tout le monde, surtout quand on n’est qu’un gamin des rues, abandonné par père et mère et destiné aux pires galères d’être recueilli par un homme aussi ingénieux et sioux que Wiggins, dont l’habileté ouvre toutes les portes, et d’être soutenu – bien casqué même ! – par celui qui est le plus grand détective du monde. Bien éduqué par notre kébir, je suis même capable de vous bonnir mon pédigrée – mais il ne faut pas m’en vouloir si quelques mots d’argot parsèment mon histoire, les habitudes ont la vie dure !
Si l’on m’avait dit en revanche que donner la main à Sherlock Holmes dans ses enquêtes impliquait autant de paperasse, je n’aurais pas été moins dubitatif. Il faut qu’il soit d’emblée clair pour toute personne souhaitant enquêter avec nous qu’il va falloir lire, lire beaucoup, ne faire pratiquement que cela, des trois pages de compte-rendu servant à nous introduire l’enquête, aux témoignages des témoins et suspects… Du coup il faut être patient quand on se lance dans l’aventure avec des compaings lisant moins vite, ou qu’ils le soient quand c’est eux qui sont plus habitués à l’imprimé, et quand c’est moi qui, un peu fatigué par une journée de taf, doit m’y prendre à deux fois pour relire chacune des très nombreuses phrases, dont je ne peux laisser échapper un mot au risque de louper la jackpot…
Enquêter pour Sherlock Holmes ne serait donc pas différent d’un de ces Livres dont vous êtes le héros ? Pas si vite ! D’une part cela exige une gymnastique mentale supérieure : on ne nous donne jamais le choix explicite des paragraphes auxquels nous reporter, et on est souvent face à un choix immense de lieux à draguer.
D’autre part, on a toujours notre panoplie sur nous – et une panoplie qui sert ! La carte de Londres bien sûr, qui permet tant de mesurer les distances pour vérifier l’alibi d’un pékin que de draguer les alentours du lieu du meurtre, dans le cas où un témoin aurait entendu quelque chose, même si personne ne formule clairement cette possibilité ; un annuaire de Londres, avec toutes les adresses de ses habitants pour les retrouver quand on nous donne leur nom sans savoir où ils habitent, comportant une section très pratique d’adresse des lieux utiles (hôpitaux, tavernes, société de transport, ambassades, joailliers, armuriers…) ; une liste des contacts chez lesquels nous renseigner dès que nous en ressentons le besoin et en fonction de leurs spécialités (ce bon vieux Lestrade pour les enquêtes en cours, Mycroft pour les affaires politiques, un fouille-m… pardon, un gratte-papier pour les potins, Sir Jasper Meeks, le plus grand charognard de Londres, pour les cadavres, la patron du pub Raven and Rats pour les rumeurs courant parmi les malfrats… et même Sherlock Holmes pour nous remettre sur la bonne voie !) ; et enfin tous les journaux parus au jour de l’enquête (incluant donc les journaux ayant servi aux enquêtes antérieures), véritable mine d’or d’informations à la mords-moi le pif au premier abord, et avec lesquelles on tissera au fur et à mesure de l’enquête des liens les transformant en indices de premier ordre ou créant des enquêtes secondaires d’un véritable intérêt.
C’est cet attirail qui nous donne une véritable impression de liberté, et donc de mener notre propre enquête : au lieu de suivre une piste évidente, clairement indiquée par un témoin ou la police, rien ne nous empêche d’aller directement vérifier les registres d’état civil ou la librairie. Il faut ainsi toujours peser toutes nos actions et bien réfléchir, aussi court que paraisse notre délai pour résoudre l’enquête. Le flair peut nous mener directement à des éléments déterminants, tandis qu’une mauvaise intuition nous fera perdre de vue la carotte…
Battre Sherlock Holmes : un bel exercice périlleux
Une grande partie de la difficulté vient du fait qu’en enquêtant parallèlement à Sherlock Holmes, nous sommes plus souvent en compétition avec lui que nous ne l’aidons. Et que quitte à faire la course avec le détective, autant tout faire pour le battre, pas vrai ?
Se le manger, c’est résoudre l’enquête plus vite que lui, ou faire le biz tout en menant rondement une enquête secondaire que dans son efficacité légendaire le patron aura pu négliger. Le problème étant qu’on ne sait jamais à l’avance combien de temps il lui faudra pour trouver la réponse, et qu’en partant sur l’idée qu’il lui faudra environ visiter dix lieux, donc en nous octroyant la même latitude, on peut s’apercevoir qu’en fin de compte il est arrivé à de meilleures conclusions en 5, et que tous nos efforts pour être plus rapides ont été vains. Bref, on n’avale pas Sherlock Holmes comme un verre d’eau sucrée…
Sachant que personne ne nous dira jamais pendant l’enquête « Chapeau, c’est moi qu’ai mangé le lard, vous m’avez pigé » : c’est à nous de décider quand nous pensons avoir assez ratissé pour révéler deux séries de questions (l’une sur l’affaire principale, l’autre sur des éléments sur lesquels nous avons pu tomber sans lien direct avec le crime). Et ces questions se révèlent souvent assez tintin, en exigeant parfois des déductions pour le moins alambiquées (supposer que de deux témoins contradictoires, l’un s’est trompé, sans en avoir la preuve ; ou qu’une femme dont on ne sait rien sinon qu’elle a un caractère plus ferme que son suspect de mari est en fait plus coupable que lui)…
Je n’aurais pas été loin de crier parfois à la vacherie, si je n’avais pas eu la liberté d’associer des gus à mon enquête. Discuter de nos déductions les plus tarabiscotées, clarifier des choses (attendez, qui est George et qui est William ?), se rendre compte que certains ont été frappés par des détails que nous n’avions même pas jugé nécessaire de noter sur notre feuille d’enquête, est extrêmement gratifiant, même si on ne découvre pas tous les éléments de l’enquête et qu’on accepte souvent l’idée de suivre beaucoup plus de pistes que Sherlock Holmes… Au moins aura-t-on trouvé la réponse seuls !
Rien ne crève en effet mieux le cœur que de se fixer une limite pour le battre, cinq à dix pistes généralement, d’être si loin du compte qu’on lance une hypothèse branlante, et de se dire que si le détective la démone en une phrase l’enquête est perdue, et que maintenant que Sherlock Holmes nous a donné précisément la solution, on a simplement tout gâché à vouloir aller trop vite. Évidemment, ce sentiment est largement compensé par la gloire dont on se sent auréolé si on le vainc à son propre jeu, mais c’est un risque. Surtout si, encore une fois, on se fixe une limite exigeante de dix lieux à visiter, on arrive à une solution qui se tient à peu près, pour se rendre compte qu’il a suffi de cinq pistes à Sherlock Holmes… Autant il est stimulant d’enquêter sans connaître les questions que l’on se posera à la fin, autant ne pas savoir à quelle vitesse le détective va résoudre l’affaire peut être source d’amertume dès lors qu’on le sous-estime.
Il me semble donc important de ne pas s’associer à de trop nombreux zigs : si au-delà de quatre, il sera difficile de prendre en compte les intuitions de chacun, cela dépendra évidemment de leur tempérament, et il n’est pas impossible qu’une joyeuse équipée de huit personnes puisse créer une ambiance extrêmement plaisante – et rien n’est plus important que le plaisir, même quand on enquête sur une série de meurtres sordides. Autre possibilité, celle de constituer deux équipes rivales, ne se communiquant pas d’informations, donc idéalement séparées l’une de l’autre, et se fixant par exemple la contrainte d’un même nombre de pistes. Chercher à vaincre ses amis à défaut de chercher à vaincre Sherlock Holmes, voilà qui peut être un objectif tout à fait excitant si on arrive à trouver un dispositif empêchant chaque enquêteur ou groupe d’entendre les déductions de son/ses rival/rivaux.
À quoi il faut ajouter qu’une fois que j’eus mené ces dix enquêtes, j’avais déjà commencé à oublier des détails de la première, et qu’en laissant faire un peu le travail du temps ou en trouvant par ailleurs d’autres affaires à résoudre, j’aurais pu les mener à nouveau sans prendre un mauvais pied, surtout en changeant de configuration (œuvrer avec deux enquêteurs après avoir enquêté seul, me mettre en concurrence avec des amis…).
L’enquête ultime : démasquer Jack l’Éventreur
Parmi les dix enquêtes que j’ai eu l’immense honneur de mener avec les francs-tireurs de Baker Street, quatre étaient liées et constituaient une campagne à part entière, exigeant d’être résolues de manière indépendante certes, mais dans l’ordre : l’affaire du démon de Whitechapel.
Des brumes du quartier le plus malfamé de Londres des cris d’horreur se font entendre entre deux cris de plaisir : quelqu’un assassine nos chères gourgandines. C’est malheureusement monnaie courante, surtout ici, mais les méthodes particulièrement « scientifiques », le soin tout diabolique avec lequel celui que les journaux appellent Jack l’Éventreur charcute ses victimes, attire les curieux et attise les passions, surtout quand les soupçons commencent à entourer l’entourage de notre Altesse Victoria.
L’objectif des trois premières enquêtes n’est ainsi pas très clair. Il faut amasser le plus d’informations possibles sur les cannées et les circonstances de l’abattage, mais la conscience que l’on n’arrêtera pas si vite l’assassin rend malaisé de déterminer quand on y met fin. Néanmoins, la multiplicité des personnages, et surtout des lascars qui ont l’air d’en avoir deux, l’incapacité des bobbys, l’atmosphère de fin du monde d’un quartier ne demandant qu’à s’effondrer, la possibilité de rencontrer l’as des pandores, le fameux inspecteur Abberline, les toubibs et les macs épaississant le mystère, créent une formidable ambiance qui réjouira tous les amateurs de l’affaire, d’autant qu’on dispose d’une carte spécifique au quartier !
Il n’est pas douteux que l’on se précipitera avec d’autant plus de plaisir sur toutes les fictions très documentées inspirées de ces crimes odieux pour n’en admirer que davantage les rouages subtils [l’interrogé vivant aux dernières lueurs du XIXème siècle, il ne peut évidemment faire référence au téléfilm Jack l’Éventreur avec Michael Caine ou au roman graphique From Hell d’Alan Moore, qui offriront assurément aux lecteurs contemporains les compléments qu’ils peuvent souhaiter].
Trop connaître l’affaire par les déblatérations des journaleux et des écrivassiers peut avoir cet avantage mais aussi constituer un inconvénient, parce que trop nourri par ces hypothèses on peut vite avoir tendance à les appliquer sans réfléchir, et donc sans que les faits ne concordent (comment ça, un marin portugais avec dix coups de trop dans le pif aurait pu être Jack l’Éventreur ??). Un peu de distance avec les baratins la fiction peut donc être nécessaire pour apprécier au mieux le furetage.
Si un jour l’opportunité était donnée à mes lecteurs de revivre mes expériences de franc-tireur de Baker Street, je serais donc bien loin de vouloir les en détourner : l’obligation d’être distancié face aux témoignages dont on nous assomme, le scrupule avec lequel on débusque puis fait une montagne de chaque détail, l’excitation de résoudre des crimes dans le contexte documenté de l’Albion de notre bonne reine Victoria, sont autant de joies que je revivrais bien moi-même, et qui feraient un bath jeu !