Dictature des Dieux #2 : Superman adversaire de la démocratie ?
Bienvenue dans ce troisième article de Dictature des Dieux, la chronique de Cleek dédiée aux comics de super-héros, et plus précisément aux implications politiques de l’existence des super-héros dans leur univers fictif, et par conséquent à la réflexion sur notre monde ainsi proposée. Avant le hors-série sur les enjeux de Batman v Superman, le premier article, consacré à l’aventure Superman à la Maison Blanche, expliquait le principe de la chronique en montrant à quel point les choses n’allaient pas de soi : dans cette histoire de 1958, Superman devenait président des États-Unis (dans les rêves de Jimmy Olsen) mais ne profitait pas de l’alliance inespérée de sa fonction et de ses pouvoirs, préférant serrer la main à tous les citoyens que de restaurer la paix sociale ou de résoudre le problème de la faim dans le monde.
Entre le public-cible enfantin, la censure du Comics Code, et tout simplement le fait que les comics n’étaient pas perçus par leurs auteurs comme un médium assez sérieux pour livrer une réflexion ambitieuse, un tel sujet était condamné à s’avérer décevant, et il est d’autant plus surprenant que les histoires similaires se soient multipliées. Pour mieux préparer le terrain à l’article consacré à Superman : Red Son, nous allons vous proposer ici l’analyse rapide de deux aventures moins connues de deux époques très différentes dans l’histoire du comics : Superman : King of Earth et Superman : King of the World (oui oui, quand même !).
[divider]Superman : King of Earth[/divider]
Scénarisé par Leo Dorfman et dessiné par le célèbre Curt Swan, Superman : King of Earth est paru dans Action Comics 311 et Action Comics 312, entre avril et mai 1964, c’est-à-dire en plein règne de la Comics Code Authority, qui empêchait les comics d’aborder des sujets trop sensibles, et six ans après Superman à la Maison Blanche. Il ne s’agit cependant pas ici d’un monde parallèle, d’un rêve ou d’une hallucination, Superman devient réellement roi de la Terre, enfin réellement…
Au commencement de l’histoire, Superman s’expose à une pierre de kryptonite rouge sur laquelle il faisait des expériences. La kryptonite rouge est l’une des multiples kryptonites créées pendant l’Âge d’argent pour varier les faiblesses de Superman, et en l’occurrence, par une belle commodité scénaristique, il s’agit de la pierre qui n’a jamais deux fois le même effet ! En l’occurrence, Kal-El se divise en deux êtres, un méchant Superman et un gentil Clark Kent.
Comme il avait assisté peu auparavant au couronnement d’un roi, cette image s’était gravée dans son inconscient, et elle définit désormais le nouveau Superman, qui s’empresse de se rendre aux Nations Unies, où il calme rapidement l’ovation que l’on fait au protecteur de la Terre en demandant qu’en récompense pour ses nombreux services, les nations lui décernent le titre de Roi de la Terre. D’abord réticents, les membres présents cèdent à la menace, et Superman va bâtir son palais dans une carrière de marbre, multipliant les statues à son effigie, avant de profiter de son trône.
Clark Kent forme alors une groupe de résistance, composé de…Lois Lane, Perry White et Jimmy Olsen, et s’aperçoit qu’il va peiner avec cette équipe, sans le soutien de ses pouvoirs ou de ses super-amis, le renversement du Roi Superman va être malaisé… Il s’infiltre alors dans le palais, revêtu du costume invulnérable aux balles de Superman, mais est blessé de façon critique par deux policiers qui doutaient qu’il soit réellement leur nouveau Roi. Recueilli à Atlantis, il demande à être transformé en être de métal, de plomb plus précisément, ce qui lui permet de placer de la kryptonite verte dans sa poitrine, et de la révéler à proximité de Superman pour l’affaiblir.
La conclusion propose deux retournements de situation étonnants : tout d’abord, Superman révèle qu’il n’a jamais été méchant, et qu’il n’a déployé une telle puissance que pour effrayer une force belligérante extra-terrestre qui s’apprêtait à envahir la Terre. Ensuite, les effets de la kryptonite rouge se dissipent, et les deux êtres n’en font à nouveau plus qu’un, sans que la transformation métallique ait la moindre conséquence. La population de la planète accepte la version des faits de Superman et tout finit pour le mieux.
La première remarque à nous faire, et qui n’étonnera guère, du fait de la nationalité des auteurs, de l’époque, et de l’état de l’industrie du comics, est que Superman : King of Earth est un éloge évident et simpliste de la démocratie. Les membres des Nations Unies sont tous opposés au couronnement de Superman, et ne cèdent qu’à la force, les amis de Clark Kent partagent tous ses idées sans débat, bref à aucun moment on ne suggère que Superman puisse recevoir le moindre soutien, tandis que le super-héros se fait immédiatement plus royaliste que le roi, les statues, symboles gravés partout, le palais de marbre bâti dans un style très rectiligne, la trône et la couronne mêlant caricature du culte de la personnalité fasciste et caricature de l’image renvoyée par les monarchies.
On pourrait naturellement arguer que la multiplication de symboles exubérants de son pouvoir est justifiée par la visibilité qu’il cherche à lui donner pour effrayer les extra-terrestres, mais il faut aussi admettre le ridicule de ce retournement, qui rappelle la frilosité des auteurs de Superman à l’idée d’en faire un personnage mauvais, leur peur de casser son image si vendeuse. Que la dictature de Superman soit feinte n’empêche d’ailleurs pas le comics de jouer sur une représentation négative d’un tel pouvoir, quelle que soit sa justification. Après tout, Superman n’étant que l’objet de l’histoire, la narration ne suit que Clark Kent dans sa résistance héroïque, l’homme allant jusqu’à sacrifier son intégrité physique pour prouver sa supériorité sur le super-héros, et par là le triomphe nécessaire du Bien défendu par des hommes valeureux sur le Mal.
L’action des policiers est alors seule source de surprise : par-delà l’incohérence qui voit Superman engager des policiers pour sa défense, il est curieux que ceux-ci le défendent si ardemment, sans même remettre en cause sa dictature soudaine, comme s’ils n’étaient que les esclaves du régime, quel qu’il soit, et qu’importe qu’il soit démocratique un jour et monarchique le lendemain. La critique d’une police aveugle au vrai bien, et servante fidèle de la Loi contre l’Esprit, aurait pu être puissante ; il ne s’agit évidemment ici que d’une maladresse des auteurs, qui devaient créer un affrontement au cours duquel Clark Kent serait blessé, et ne pouvaient pas l’opposer à Superman parce que celui-ci ne pouvait infliger une telle violence sans casser son image auprès des lecteurs.
Une autre idée, vaguement esquissée et probablement à peine consciente pour les auteurs, est plus fascinante encore : voyant Superman prendre le pouvoir, Clark Kent songe immédiatement qu’il réalise ce qu’il a vu quelques jours plus tôt, au cours d’un couronnement dont l’image aurait affecté son subconscient. À un moment donc où Superman et Clark Kent ne faisaient encore qu’un, on émet l’hypothèse que le héros boy-scout ait pu, au plus profond de son être, désirer un pouvoir similaire, et c’est lui, et même plus précisément son pendant « gentil » qui l’avoue. Cette tentation enfouie au plus profond de lui par un être qui refuse de se laisser envahir par l’égoïsme pourrait donner lieu à des aventures passionnantes, comme peut-être Superman : King of the World ?
[divider]Superman : King of the World[/divider]
Scénarisé par Kark Kesel et dessiné par Doug Braithwaite, donc deux relatifs inconnus, Superman : King of the World possède un avantage que n’avaient pas Superman à la Maison Blanche et Superman : King of Earth : il a été publié en 1999, soit treize ans après la révolution qu’a constitué l’année 1986 dans l’industrie du comics super-héroïque, qui a disloqué le Comics Code en introduisant une imagerie et des thèmes d’une maturité et d’une complexité sans équivalent avec ce que l’on pouvait trouver dans les aventures publiées antérieurement.
Et Superman : King of the World commence de la manière la plus prometteuse, avec un journaliste qui narre des événements récents, commençant par dire :
Tout commença quand Superman mit en place un plan pour endiguer tous les actes criminels et les guerres du monde… Une action dont certains disent qu’elle aurait pu le conduire, à partir des meilleurs intentions, vers une dictature globale.
Or cette piste est la plus stimulante que puisse proposer le personnage de Superman, personnage qu’il n’est pas intéressant de rendre mauvais parce que tous les lecteurs savent qu’il n’est pas mauvais, et que cela ne reviendrait qu’à trahir l’esprit du personnage. Alors qu’il est autrement plus pertinent et plus complexe d’imaginer que Superman s’octroie plus de pouvoir politique parce que ce serait la seule solution pour aider l’humanité de manière plus efficace, et que sa bonté et son altruisme soient les seuls moteurs d’une tyrannie évidemment incapable de rester rose.
Et il faut le dire, cela est amené avec une relative habileté, quand Superman affronte le puissant Dominus, et sort du champ de ruines produit par le combat à l’admiration éperdue du public et des médias, dont le narrateur s’exclame
Il ne semblait y avoir aucun doute : s’il existait, parmi les Olympiens, un Dieu de la Vérité et de la Justice, ce Dieu serait Superman.
Une telle admiration retranscrit assurément assez bien le ressenti qui serait le nôtre devant ces images, la médiocrité du dessin n’empêchant pas son efficacité à souligner l’impression de puissance qui se dégage du personnage. Or ce même Dieu de la Vérité et de la Justice annonce aussitôt que son adversaire s’est échappé, et que seule une « coopération globale » de toutes les forces gouvernementales et super-héroïques pourra permettre de traquer celui qui est sans doute l’ennemi le plus puissant jamais combattu. Naturellement l’expression est bien choisie, et l’argumentaire, même concis, fonctionne, Superman demandant par avance d’excuser les nécessaires mais temporaires intrusions dans les vies privées, et soulignant avec force la menace pour toute l’humanité que représente Dominus en liberté.
Ces intrusions, qui sont autant de restrictions aux libertés fondamentales et en particulier à la vie privée, permettent très vite d’obtenir des informations sur des actes criminels qui ne sont pas liés à Dominus, et donc d’endiguer presque tout à fait la criminalité au niveau planétaire. Pour centraliser ces recherches, les super-héros bâtissent une « Tour de Lumière » où siègent quelques-uns des principaux héros, et à la tête des opérations, le héros le plus puissant de la planète, Superman naturellement. La grandiloquence de cette tour est maladroite, parce que le lecteur comprend d’emblée qu’il y a un problème. Ou du moins cela confirme-t-il ses craintes, parce que le lecteur ne peut pas croire que Superman propose des mesures liberticides, même dans un projet parfaitement cohérent et apparemment bienveillant – ce qui prouve malheureusement que les auteurs de comics n’ont en général pas su envisager assez naturellement ce cas de figure.
Et le lecteur a évidemment raison : on découvre vite, d’une part que Dominus était en fait retenu captif sous la tour par un Superman qui prolongeait ainsi assez habilement sa mainmise, d’autre part – parce qu’il fallait une conclusion bien-pensante à l’histoire – que Superman était en fait Dominus et Dominus Superman, le super-vilain ayant le pouvoir d’altérer la réalité et donc les formes, ce à quoi le lecteur s’attendait, ne serait-ce que parce que Superman se comportait très durement avec ses coéquipiers.
Toute l’histoire est disponible ici en anglais, si vous souhaitez en connaître les détails. Comme vous le supposez, après un affrontement interminable et incohérent, Superman finit par vaincre Dominus, et annonce humblement qu’il va tout faire pour regagner la confiance du peuple.
Cette conclusion n’est pas du tout satisfaisante. Elle pourrait expliquer de manière assez intéressante la méfiance du peuple pour son héros dans des aventures futures, mais elle était prometteuse parce qu’elle annonçait que, pour vaincre le Mal, Superman n’avait pas d’autre solution que de prendre le pouvoir, et qu’en plus il y parvenait, la criminalité ayant presque disparu. Autrement dit, sans s’accaparer de fonction explicite (il ne se fait jamais appeler « Roi » ou quoi que ce soit d’approchant), et en surveillant seulement mieux la Terre avec l’accord et l’aide des gouvernements et de tous les héros, il était parvenu à restaurer ordre et paix.
Mais comment Superman fait-il ordinairement le Bien ? Grâce à sa super-ouïe et sa vision à travers les murs, qui dans certaines aventures lui permettent de percevoir un danger à l’autre bout de la planète, il repère les criminels où qu’ils soient et les met hors d’état de nuire. Pour les trouver, il doit donc les chercher, et regarder ou écouter tout ce qui l’entoure, ses pouvoirs n’incluant pas le tri automatique des informations qu’il perçoit. Autrement dit, il est dans sa nature de nier l’intimité d’autrui pour le protéger. Cela étant admis, ce que Dominus fait dans Superman : King of the World n’est différent de ce que fait Superman habituellement que parce qu’il reçoit de surcroît le soutien unanime des nations et des héros, tous ligués contre un ennemi commun, les procédés étant les mêmes qu’à l’habitude, sans qu’aucune dérive abusive et violente ne soit suggérée à l’égard des citoyens, et les résultats tout à fait probants.
Superman : King of the World a donc quelque chose d’extraordinaire, au pire sens du terme : il fait parfaitement l’apologie d’une protection au détriment des libertés fondamentales, que l’on peine même à qualifier de fasciste tant cette protection est valorisée par le dessin et l’écriture, et, n’assumant pas cette apologie, il prétend y renoncer en expliquant que ces actions bénéfiques n’ont pas été menées par l’altruiste Superman mais par le maléfique Dominus. Pour amusant que soit ce retournement du point de vue dramatique, il est d’une pauvreté hallucinante en terme d’enjeux, absolument rien n’étant résolu, comme si les auteurs s’étaient aperçus au milieu du comics de ce qu’ils faisaient, et avaient soudain décidé de tout achever en bataille générale, là où il aurait été plus fin de montrer finement ce que le pouvoir de Dominus avait de malsain, et de profondément différent d’un pouvoir similaire que Superman aurait exercé. À cette condition seule, Superman : King of the World aurait été le brillant éloge de la démocratie qu’il prétend être, avec son habile décomposition des étapes par lesquelles un état républicain devient fasciste, ou la percutante apologie d’une certaine autorité, plutôt qu’une histoire qui ne comprend pas où elle va dont les auteurs ne savent pas ce qu’ils font.