The Killing Joke : une mauvaise blague ?

 

Le Comic Con de San Diego, dont nous vous rappelions ici les annonces marquantes, a récemment prouvé que la Warner avait bien l’intention de déboulonner tous ses rivaux en matière de blockbuster, et particulièrement en reprenant le dessus dans le genre super-héroïque, malgré la réception critique mitigée – c’est le moins qu’on puisse dire – de Batman v SupermanOr ce retour en force, indispensable face à une Maison des idées, chapeautée par Disney, omniprésente dans le calendrier des sorties prochaines et dont la dernière production a été très bien accueillie, n’est pas qu’une projection dans un avenir incertain : la version longue du « pire film de l’histoire du cinéma » changeait déjà radicalement la donne, permettant de mieux apprécier la richesse de ses enjeux (on vous en parlait ici). L’implication dans les séries n’est pas non plus négligeable, mais DC Comics n’oublie pas le secteur du jeu vidéo – la version Telltale de Batman est très très attendue – ni celui de l’animation, avec The Killing Joke.

Le studio de comics s’est taillé une très bonne réputation avec ses films en animation direct-to-DVD, notamment grâce à son exigence. On ne s’attendrait pas a priori à retrouver parmi la trentaine de titres réalisés les adaptations de comics très matures et sombres, à l’instar des Dark Knight de Frank Miller, de What’s so funny about Truth, Justice and the American Way ?, du Flashpoint de Geoff Johns, entre autres. Quand il annonça qu’il adapterait un autre comics mythique, Batman : The Killing Joke d’Alan Moore et Brian Bolland, et qu’il s’agirait de leur première production R-rated (interdite aux moins de 17 ans), tous les amateurs de comics et d’animation adulte furent émoustillés. Que la réalisation en soit confiée à l’habitué Sam Liu et le scénario à un auteur aussi connu que Brian Azzarello (qui avait écrit Lex Luthor : Man of steel par exemple) ne pouvait qu’ajouter à l’immense hype engendrée par le projet.

Le défi est naturellement d’autant plus intéressant que le scénariste du comics, le Britannique Alan Moore, bien que régulièrement adapté parce que ses œuvres puissantes en font le plus célèbre auteur de l’histoire du genre (WatchmenV pour VendettaFrom HellLa Ligue des Gentlemen extraordinaires), a assuré qu’il ne regarderait jamais aucune de ces adaptations, et a manifesté son intégrité face au système hollywoodien qu’il abhorre en demandant à ce que son nom soit retiré de tous leurs génériques.

Le film d’animation The Killing Joke est-il fidèle à ses promesses et à ses fans, et sa sortie en DVD et Blu-ray le 3 août prochain (après une sortie dématérialisée le 26 juillet) va-t-elle contribuer à restaurer la grandeur de DC Comics ?

Une première partie… nécessaire ?

Le comics The Killing Joke ne s’étendait que sur 48 pages : difficile d’en faire un long-métrage sans faire des additions. L’idée a de quoi faire grincer des dents, non tant par un ridicule respect religieux pour le matériau-source que parce que sa concision était justifiée par sa parfaite cohérenceThe Killing Joke fait partie de ces comics pour lesquels le terme de graphic novel est justifié : ils sont faits pour paraître en one-shot et être lus d’une traite pour en apprécier la structure implacable, que des additions risquent de détendre. Le choix de Sam Liu et Azzarello est cependant singulier : leur fidélité à Moore les a empêchés de modifier l’histoire, et donc incités à la faire précéder d’une autre histoire.

The Killing Joke commence ainsi par vingt-huit minutes d’images tout à fait absentes du livre, et racontant la « relation » entre Batgirl (Barbara Gordon, la fille du commissaire) et Batman, tandis qu’ils cherchent à arrêter une petite frappe. Plus d’un tiers du long-métrage est donc inédit, et manque cruellement la cible : l’objectif était évidemment d’impliquer émotionnellement le spectateur pour accroître le choc de la torture que le Joker fera subir à Barbara en l’immobilisant à vie, et le calcul était juste dans la mesure où le personnage de Barbara Gordon n’est pas nécessairement présent dans l’imaginaire et que de nombreux spectateurs auraient pu ne pas ressentir grand chose d’autre qu’une pitié générique. Sauf que The Killing Joke est connu comme l’un des deux ou trois comics explorant le plus définitivement la relation entre Batman et le Joker, dont le nom n’est pas mentionné une seule fois dans ce prologue qui est davantage un filler d’une demi-heure tant il est déconnecté, dramatiquement et thématiquement, de la suite. Je recommanderais tout à fait sérieusement aux spectateurs de sauter simplement cette demi-heure, ils n’y perdront rien, avec le regret sincère que cette première partie n’ait pas simplement porté par exemple sur une enquête antécédente sur le Joker, qui aurait pu judicieusement impliquer Batgirl.

Les auteurs se sentent alors obligés de donner du relief à cette première intrigue, et ce de la pire façon possible : en tentant de faire passer le méchant le plus plat et inconsistant imaginable (un neveu de mafioso qui veut monter son business et se montre très détaché par rapport à la violence) pour un ennemi redoutable, non par une mise en scène le rendant redoutable ou par des actions éclatantes, seulement par les discours tenus par les autres personnages. Comme si entendre Batman dire que Paris Frantz est un homme dangereux comme il n’en a pas rencontré depuis longtemps, ou Batgirl faire remarquer qu’en assassinant son oncle il a tué « le boss le plus important de Gotham » pouvait suffire à le faire jouer en première partie avant le Joker…

Quant à la fascination de Barbara pour Batman, elle est simplement indigne d’une production contemporaine tant elle fait échouer le film au test de Bechdel : elle ne parle que de lui et en des termes qui ne laissent aucun soupçon sur ses sentiments. Suggérer une admiration à la fois filiale et teintée d’érotisme aurait pu paraître judicieux et adulte : Batgirl parvient à coucher avec Batman (!! et évidemment, c’était « fantastique », on saura tout), en se retrouvant dans ses bras après s’être battue avec lui, refusant de laisser tomber une affaire dans laquelle elle était trop impliquée émotionnellement. Ce cliché navrant n’est pas le seul, et il mine le discours pseudo-féministe de la première partie du film (Batman disant à Batgirl qu’elle ne doit pas se laisser objectiver par leur adversaire), d’autant qu’effectivement Batgirl multiplie les maladresses, pleurniche incessamment sur ses amours contrariées de jeune fille pour son « mentor »… et elle est carrément sexualisée dans les dix secondes de gros plan sur ses formes dans une scène de jogging inédite et vide…

 

Ironique, surtout quand la première phrase du film est « Pour commencer, je suppose que vous ne vous attendiez pas à ce que l’histoire commence de cette manière. » En effet.

La première partie n’est pas intéressante par son méchant, ne rend honneur ni à Batman (qui n’assume pas d’avoir eu une relation avec Batgirl ?!), ni à Batgirl, ni à Bullock, ni à nous, et elle n’implique pas le spectateur parce que le Killing Joke de Moore et Bolland ne portait pas sur la relation entre Batman et Batgirl, mais entre Batman et le Joker d’une part, et Jim Gordon et sa fille d’autre part. Azzarello et Liu échouent ici au point de ne pas ajouter de scènes dans la deuxième partie poursuivant le lien entre les deux personnages… Faut-il rappeler que le long-métrage dure une heure douze ? Le refus d’ajouter une seconde intrigue consistante, ou d’assumer la concision de l’adaptation en la vendant simplement comme un moyen-métrage de moins de 45 minutes, peut difficilement être interprété autrement que comme de la paresse ou de la malhonnêteté

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L’adaptation du comics

Mais tout lecteur du comics, donc tout spectateur ayant une idée de ce qui va suivre et ayant poursuivi si loin le visionnage plutôt que de demander un remboursement pour le DVD glissé par erreur dans la jaquette de The Killing Joke, est prêt à oublier (un peu hein, on n’est pas idiots non plus) cette regrettable première partie pour se concentrer sur l’adaptation du comics à proprement parler. D’autant qu’à part un méchant se prenant une balle en pleine tête et la torture d’un autre par Batman, suggérée, pas même montrée, elle était très loin de justifier pour l’instant le classement du film.

Or on se souvient de la balle tirée par le Joker dans le ventre de Barbara, des photos de son corps nu et ensanglanté montrées à un Gordon tenu en laisse dans le tunnel d’un parc d’attractions pour le rendre fou, de la bagarre opposant le clown à l’homme chauve-souris… Rarement violence aura été aussi aseptisée, et vous me croirez sans peine en voyant cette image autrement plus affreuse par son graphisme que par ce qu’elle représente :

On aborde là les principaux problèmes du long-métrage par rapport au comics. Brian Bolland avait adopté un dessin que l’on pourrait rapprocher de l’uncanny valley dans son aspiration à un photo-réalisme perturbant plutôt que crédible. En insistant toujours sur la qualité dessinée de visages pourtant clairement calqués sur des modèles humains il créait un trouble que seule une animation de réelle qualité aurait pu rendre, et le moins que l’on puisse dire c’est que l’animation du film d’animation n’est pas de qualité.

Le parti-pris assez enfantin (on est plus proches de la série de Bruce Timm que du Conte de Noël de Zemeckis) est louable en soi pour conserver une cohérence avec les autres productions de Warner Bros. Animations, et le mélange d’animation en 2D assez traditionnelle avec de la modélisation assez grotesque est excusable tout en surprenant en 2016. Mais le graphisme est paresseux, et ne profite d’aucun souci de rester fidèle à la puissance incroyable du dessin de Bolland. C’est bien simple, tous les jeux de lumière et d’ombre sur les visages ont disparu au profit de textures homogènes sans beauté, sans relief, sans caractère, même sur les visages des protagonistes. Quand on voit que le long-métrage n’a même pas cherché à respecter, dans les flash-backs, le contraste colorimétrique entre les objets rouges et le reste de la vignette entre le noir et blanc et le sépia, préférant aussi tout uniformiser, on regrette que le studio n’ait pas pris un an de plus pour tenter de comprendre l’intérêt du comics.

C’est que, n’en déplaise à Azzarello, il ne suffit pas de respecter à la phrase près le texte de Moore. Mais c’est un plus, qu’il faut savoir assumer jusqu’au bout – c’est à dire sans supprimer la page la plus intéressante du comics, celle où le Joker explique clairement ce qu’il veut faire. Elle n’était pas indispensable parce que son projet était clair par ailleurs – le défilement des images peut cependant faire que l’on attache moins d’importance à la signification profonde des répliques, et deux minutes consacrées à restituer cette page remarquable auraient été la moindre des choses.

Surtout, l’adaptation de The Killing Joke est la preuve la plus éclatante qu’il y a une différence entre une bande-dessinée et un film, que l’on aurait tendance à oublier tant le story-board ressemble à une production du neuvième art. Rappeler que le septième art s’en distingue par le mouvement est une évidence, mais cruciale. Peu de comics sont aussi « cinématographiques » que The Killing Joke : le cadrage change à chaque vignette, on retrouve plusieurs valeurs de plan sur chaque planche, Bolland joue sur les lumières, le hors-champ, et en plus, le comics respecte le gaufrier, c’est-à-dire que la plupart des cases font la même taille, ce qui, ajouté au fait que les dessins dépassant des cases sont rares et que celles-ci sont très espacées les une des autres, semble en faire le story-board parfait.

On ne peut pourtant faire de chaque vignette un plan sans risquer de sur-cuter le film, et toute tentative de lier des cases entre elles par des mouvements de caméra anime ce qui était inanimé, et court donc le risque de faire perdre le dessin en efficacité. Cette tension passionnante, Liu refuse de l’explorer : très peu des trouvailles de Moore et Bolland se retrouvent dans le film, qui encore une fois fait le choix d’être lisse pour correspondre à l’idée que les producteurs se font des désirs du public. Alors que le public aurait, en partie du moins, aimé retrouver quelque chose de l’esprit de Moore dans l’adaptation.

Adapter Moore n’est jamais évident : rarement un auteur aura autant fait pour être inadaptable. Le scénariste britannique n’hésite jamais à faire appel à un dessinateur au style peu voire très peu aimable (pour WatchmenV pour Vendetta, Fom Hell), justement destiné à empêcher une empathie facile du lecteur. Malgré l’excellence de ses images, The Killing Joke n’échappe pas à la règle : tout est fait, aussi bien dans l’histoire que le dessin, pour empêcher l’identification. L’esthétique Moore est l’exact contraire de l’esthétique hollywoodienne, laquelle cherche à créer de beaux personnages en les inscrivant dans des scènes larmoyantes à l’imagerie léchée et à la musique pompeuse. The Killing Joke est impressionnant, pas triste, sa puissance tient justement de sa dureté, de sa froideur, de l’inhumanité de son Batman, bien plus proche du Joker que de Gordon ou de sa fille.

Or tout ce que font Azzarello et Liu est contraire à ce qui faisait la force du comics : l’addition d’une musique orchestrale insipide sans thème fort, d’une scène post-générique feel-good, de scènes de bagarre de Batman contre de petits sbires du Joker (sans énergie, et contraires à l’esprit du personnage et de Moore), des pires clichés des cartoons de super-héros (les balles qui frappent les barrières métalliques plutôt que les gens qui se trouvent derrière, les personnages qui tombent sur un empilement de caisses en bois qui se désagrègent instantanément sans causer de douleur, les personnages indemnes après avoir été renversés par une voiture à toute vitesse ou en avoir sauté…), d’une évocation des visites régulières du Joker aux prostituées (!!), sans même compter la voix off de Batgirl au début, qui tranche avec l’absence volontaire de récitatif dans la bande dessinée…

Killing Joke, une blague qui tue.

Les doublages, globalement de qualité, manquent eux-mêmes de crédibilité dans les scènes les plus dures, l’excellent Mark Hamill (Luke Skywalker est l’immense voix officielle du Joker dans les jeux vidéo et les dessins animés !) et Kevin Conroy, la voix attitrée de Batman, ne parvenant pas à s’impliquer personnellement quand on en aurait le plus besoin. Il s’agit cependant du moindre mal que peut causer le visionnage de The Killing Joke, film qui illustre exemplairement pourquoi Alan Moore refuse d’être crédité : une première partie incroyable, la platitude graphique, qui va parfois jusqu’à l’immonde, la dilution des personnages extraordinaires créés par l’auteur… Bien entendu, le long-métrage possède quelques qualités dans sa restitution plate du comics, et dans la conservation de l’ambiguïté finale qu’il parvient à restituer malgré la difficulté de la transposition, mais il y a trop peu à sauver en comparaison d’un texte qui méritait infiniment mieux (dans son humilité-même), et dont tous les enjeux sont dézingués au profit d’une identification qui ne se fait pas.

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