Langues et pratiques du Geek : le Quenya

Et si l’envie vous prenait d’apprendre cette langue fictive qu’est le Quenya ?

Cette première proposition soulève une question qui me semble existentielle et à laquelle il faut d’emblée répondre. Qu’est-ce qu’une langue fictive ? Autant vous le dire tout de suite, un paragraphe d’introduction ne saurait guère me suffire pour répondre à cette question. C’est pourquoi j’y consacrerai exceptionnellement une partie entière de cette première chronique.

Pas besoin d’une explication complète, cependant, pour affirmer ce qui va suivre : il n’est pas rare qu’un univers fictif se compose, outre de personnages et de lieux particuliers, spécifiques et parfois créés spécialement pour cet univers, de langues créées pour l’occasion. Ces langues, qui apportent très souvent cette petite pointe d’exotisme qui nous fait rêver, viennent surtout compléter l’ancrage de ces univers fictifs, les rendant plus crédibles et incroyablement plus riches. Et si nous nous plongions dans ces univers, parmi nos préférés, en apprenant leur langue ? C’est du moins ce que j’ai fait pour vous, en un mois top chrono ! Bien sûr, il ne s’agira pas d’un cours de langue de ma part, mais plutôt d’une approche des différentes langues fictives qui peuvent exister, en s’intéressant à l’univers dans lequel elles s’inscrivent et à leur apprentissage.

La langue fictive par excellence, du moins la plus connue (et nous le verrons, une des plus complètes) est sans doute celle issue de l’univers du Seigneur des anneaux, que l’on doit à J.R.R. Tolkien. Oui, mais quelle langue ? En effet, beaucoup de langues existent dans cet univers, beaucoup liées entre elles. La langue elfique, me direz-vous, langue dont un certain Anneau se fait le porte-étendard. Oui, mais quelle langue elfique ?  Eh oui, là encore, Tolkien est à l’origine d’un certain nombre de langues elfiques, que nous ne pourrons pas toutes étudier. C’est pour cela que nous nous arrêterons sur la langue elfique considérée comme la plus achevée de Tolkien, et dont l’usage n’est pas de l’ordre du mythe dans l’œuvre (littéraire comme cinématographique) : le Quenya. Cela répond donc à la deuxième question existentielle que vous vous posiez peut-être depuis le début de cet article, à savoir « Qu’est-ce que le Quenya ? ».

 

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« Cleek páras i quenya » – Cleek apprend le Quenya

 

Petite précision avant de commencer : n’étant pas à 100% familière de l’œuvre de Tolkien, il se peut que la perception que j’ai de ces langues et de cet univers ne soit pas toujours la plus juste. Je m’excuse donc par avance pour toute erreur qui aurait pu se glisser dans les lignes qui vont suivre, y compris dans les extraits de Quenya, tels que ci-dessous, puisque je n’ai qu’un mois de Quenya dans les doigts et les cordes vocales, je le rappelle.

 

Les points sur les i

 

Repartons donc pour un (aussi bref que possible) instant sur la proposition ouvrant cette chronique.

 

Et si l’envie vous prenait d’apprendre cette langue fictive qu’est le Quenya ?

 

Qu’est-ce qu’une langue fictive, donc ? Ou plutôt, qu’entends-je par la locution « langue fictive » ? Précisons tout de suite que ce qui va suivre relève de mon appréciation, et n’a pas valeur de vérité absolue. À partir de là, je voulais souligner que l’adjectif fictif n’est pas ici à prendre dans son acception principale « qui n’est pas réel », mais qu’il faut plutôt comprendre qu’il qualifie une langue de fiction. Et par langue de fiction, nous entendons donc une langue issue d’une fiction, dont l’existence prend racine dans un univers romanesque, cinématographique ou tout autre univers dont on dira qu’il est imaginaire et créé. Pourtant, qui dit langue fictive ne dit pas langue imaginée et créée. Langue créée, oui, mais pas imaginaire. Le raccourci serait ici bien trop réducteur (et malvenu).

Je ne m’étendrai pas, au fil de cet article comme de cette chronique, à vous démontrer la pertinence (somme toute relative) de mon point de vue, à savoir qu’une langue créée peut être on ne peut plus réelle tant que des gens l’apprennent voire la parlent. Il ne s’agit pas ici de donner un cours de linguistique. Pourtant, j’aborderai rapidement la notion de langue construite, qu’elle soit imaginaire ou qu’il s’agisse d’un langage opératif (que nous définirons dans quelques instants). Les langues construites s’opposent, par définition, aux langues naturelles (ou spontanées) dans la mesure où leur grammaire est le fruit d’une réflexion et non pas directement d’un usage. Bien sûr, la réflexion peut elle-même être le fruit d’un usage, mais cet usage ne fait pas l’objet d’une évolution provoquée par la pratique quotidienne des locuteurs : cette évolution est imposée et formalisée.

 

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Le Code Internationnal des Signaux Maritimes, un langage construit comme un autre

 

C’est notamment le cas des langages opératifs : sont ainsi qualifiés les langages propres (généralement) au monde du travail, qui permettent l’accomplissement d’une tâche. Le langage a alors une dimension instrumentale. Il permet la transmission d’informations (ordres, procédures, etc), et il faut que cette transmission soit la plus efficace possible. Il faut donc pour cela qu’elle soit adaptée à l’environnement où les échanges ont lieu, aux pratiques, et aux locuteurs. C’est ainsi que des entreprises comme Airbus ont mis en place du vocabulaire mais aussi une syntaxe et une grammaire bien précise : on peut notamment citer le figement des abréviations utilisées ou les prescriptions d’usage touchant notamment à l’ordre des mots (afin d’éviter toute ambiguïté). Mais s’il s’agit de revenir à des considérations plus concrètes, nous pourrions très bien citer le braille ou la langue des signes.

Bien sûr, toutes les langues construites ne sont pas opératives. Elles ne s’inscrivent pas forcément dans un environnement professionnel, et ne visent pas toujours cet idéal d’efficacité. Les raisons de la création d’une langue sont nombreuses : qu’il s’agisse d’une quête d’un langage universel (citons l’esperanto), d’une expérimentation linguistique (l’on peut notamment penser au toki pona) ou du développement toujours plus poussé d’un univers romanesque, à peu près n’importe qui peut créer n’importe quelle langue.

 

Origines du Quenya

 

Mais J.R.R. Tolkien n’est pas exactement n’importe qui. Outre un des écrivains de fantasy les plus connus, c’est aussi un poète, un professeur d’université, et un grand philologue (se dit de quelqu’un qui étudie les textes anciens). Entre autres choses. Il a donc plus d’une corde à son arc, et plus d’une langue à ses cordes (vocales). Né en 1892 et mort en 1973, John Ronald Reuel Tolkien (ou Tolkien pour les intimes ou les paresseux) a donc eu une carrière des plus chargées, mais toujours centrée sur les langues, qu’il les utilise, les enseigne ou les crée. Je ne rentrerai donc pas dans le détail de son curriculum vitae, mais en viendrai donc à l’essentiel (pour nous).

 

 

Si le Seigneur des Anneaux est l’une des œuvres emblématiques de Tolkien, et que l’elfique (de façon générale) est la langue emblématique de l’univers du Seigneur des Anneaux, n’allez cependant pas croire que l’elfique ait été spécialement créé pour le Seigneur des Anneaux. Tolkien, c’est un gars qui adore les langues et qui en crée tout au long de sa vie, et ce depuis sa plus tendre enfance (ou presque). Ainsi, c’est la création d’une langue elfique et de sa mythologie qui l’accompagne qui sera à l’origine des récits de la Terre du Milieu, et non pas l’inverse. Cela explique donc qu’il existe deux rythmes d’évolution distincts pour ces langues elfiques : une chronologie externe, liée à la création de la langue elle-même par Tolkien, et une chronologie interne, liée à l’évolution de la langue dans l’histoire relatée par les récits de la Terre du Milieu. Je ne m’attarderais pas sur les détails de l’évolution, ni externe, ni interne, des langues créées par Tolkien, mais cela explique notamment le fait que les données dont nous disposons pour apprendre le Quenya ne soient pas toujours entièrement cohérentes (nous y reviendrons).

Mais revenons, pour le moment, à ce qui nous intéresse : l’origine du Quenya. En ce qui concerne sa création-même, Tolkien aurait puisé dans le germanique (branche linguistique précédant l’allemand), le finnois, mais aussi des langues plus classiques comme le latin et le grec. C’est une langue à la fois agglutinante (elle utilise des affixes – préfixes et suffixes) et flexionnelle (elle exploite notamment l’alternance vocalique). Le Quenya comporte un système casuel, à savoir l’existence de déclinaisons (à l’image de l’allemand ou du latin par exemple) et non d’une flexion verbale (comme c’est le cas en français). En ce qui concerne son origine fictive, voici un bref aperçu de l’arbre des langues elfiques créées par Tolkien, qui retrace dans la mythologie elfique les origines de notre langue fictive.

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Arbre des langues elfiques de la Terre du Milieu (source)

 

Si le Quenya et le Sindarin sont communément les deux langues elfiques les plus connues, elles n’ont pas le même statut : le Quenya est en effet plus complet dans sa description linguistique, plus ancien, et pour certains plus « pur ». Cela confirme par ailleurs que ces langues ne sont pas identiques, et que les différents elfiques sont à distinguer. Pire, les différentes langues de la Terre du Milieu, elfiques ou non, sont à distinguer. Cela peut sembler être une évidence, pourtant, l’existence d’un facteur extérieur vient apporter une confusion certaine dans le schmilblick linguistique de l’univers Tolkien.

Ce facteur, c’est la création de différents scripts, ou systèmes d’écriture, par Tolkien. En effet, non content d’avoir créé une nouvelle grammaire et un nouveau lexique, Tolkien s’est aussi attaqué à de nouvelles façons d’écrire l’elfique (mais aussi pour les autres langues qu’il a créées). On recense ainsi trois systèmes distincts pour les langues elfiques : le Cirth, le Sarati, et le Tengwar. Là où ça se complique, c’est que l’on trouve des combinaisons diverses de langues et de scripts. Ainsi, il faudra distinguer le Quenya en Tengwar du Quenya en Sarati mais aussi du Sindarin en Tengwar. De plus, il existe des « modes » pour écrire anglais, espagnol ou encore hongrois à l’aide de ces scripts. Chaque script a ses spécificités (sens de lecture, phonologie, segmentation…), et chaque script s’inscrit de façon spécifique dans l’univers de la Terre du Milieu.

 

L’Anneau unique et son inscription

 

Et l’Anneau unique, me direz vous ? Eh bien, sachez que celui-ci affiche bien un script Tengwar, la langue elle-même n’est pas de l’elfique, mais du Noir parler (ou Black speech), bien plus proche des langues des orcs que des elfes, et créé par Sauron lui-même.

 

Apprentissage du Quenya

 

Comme je l’indiquais dans l’introduction, dans le cadre de cette chronique, je me propose d’apprendre les langues fictives que je vous présente. Je me laisse donc un mois, à raison de dix à trente minutes par jour, en fonction de mes contraintes personnelles mais surtout de mes humeurs, pour acquérir les bases de chaque langue : vocabulaire, grammaire, typographie… Autant vous dire qu’un mois à ce rythme-là, c’est (trop) peu pour espérer maîtriser une langue. Mon but est donc essentiellement de réussir à écrire une phrase simple (si des informations quant à la syntaxe sont disponibles) et si possible à déchiffrer (mais pas forcément à traduire) des phrases qui utiliseraient une typologie non latine.

 

La liste des courses

 

Ce mois-ci, c’est donc à la langue elfique Quenya que je me suis attaquée. Concernant le script (puisqu’il ne peut en rester qu’un, faut pas non plus pousser mémé dans les ordis), j’ai décidé d’arrêter mon choix sur le Tengwar, notamment parce que c’est le script le plus connu (merci l’Anneau unique !).

Grâce à la magie des internets, je dispose de plusieurs sources pour espérer apprendre le Quenya : outre l’acquisition des différentes publications de Tolkien et autres littératures scientifiques disponibles sur le sujet (dont j’ai fait l’impasse par manque de temps, je dois le reconnaître), de nombreux cours sont disponibles gratuitement en ligne, avec différents degrés de détails et donc de difficulté. De plus, de par l’évolution externe de la langue dont nous parlions précédemment, il faut s’attendre à quelques différences. J’ai donc pu compter sur l’aide d’un cours de Quenya disponible sur Memrise (dont nous vous parlions dans notre article consacré aux flashcards), mais aussi sur des sites individuels, comme des dictionnaires très complets à l’image de ce dictionnaire anglais-quenya (il en existe aussi en français, mais qui n’offrent pas autant de détails morphologico-syntaxiques), ou ce cours en ligne particulièrement complet (voir un peu plus complexe, au premier abord). Pour le script, c’est un cours spécifique aux tengwars pour Quenya disponible sur Memrise que je me suis basée. La police d’écriture utilisée au début de l’article se nomme Tengwar Annatar, et est disponible gratuitement, la plupart du temps accompagnée de son tableau d’équivalence.

 

Ce qu’il faut retenir de l’apprentissage du Quenya

 

Abordons d’abord l’apprentissage du Quenya en tant que tel. Autant vous dire que c’est conséquent. Un mois ne permet d’avoir qu’un bref aperçu de cette langue assez complexe, pas vraiment similaire à la nôtre. À l’issue de cet apprentissage, il faut compter sur un bagage lexical d’environ 300 mots, noms, adjectifs et verbes compris. Le vocabulaire étant très riche et complet, on peut facilement composer des petites phrases, dès lors que l’on a acquis les formations verbales basiques (le futur étant clairement le plus simple à apprendre selon moi, mais pas le plus couramment utilisable, hélas). Admettons-le : l’apprentissage passe principalement par la bonne vieille méthode du par cœur, notamment concernant la grammaire et les temps, l’alternance vocalique n’étant pas toujours des plus évidentes. Heureusement, on arrive facilement à relier certains mots entre eux, de par la similarité de leur forme ou de leur construction (on remercie la nature agglutinante de la langue pour cela).

L’apprentissage du Quenya est long, pas toujours intuitif, mais excessivement gratifiant. Sans vouloir faire la pub de cette langue, que je ne connaissais pas vraiment il y a de ça un mois, il faut reconnaître que son exotisme lui donne une certaine poésie. L’existence d’une littérature écrite en Quenya donne par ailleurs une motivation supplémentaire. Certains textes font l’objet d’adaptations en chanson, ce qui peut vous permettre d’entendre la mélodie et la prononciation de la langue, à l’image du poème Silmesse (dont les paroles sont disponibles ici).

 

 

En ce qui concerne l’apprentissage du script Tengwar, commençons par un premier conseil : agrémentez régulièrement l’apprentissage des tengwars par des phases de décryptage de phrases préécrites en tengwar. En effet, apprendre les quelques 50 signes du cours Memrise peut se révéler vain si vous n’arrivez pas à ancrer cet apprentissage. Car à l’image de l’arabe, certaines lettres ont plusieurs formes différentes en fonction de leur place dans le mot. De même, la voyelle ne s’écrit pas forcément de la même façon (en tant que lettre à part entière ou simplement à l’aide de signes à ajouter sur les consonnes) en fonction de la longueur de la voyelle. Cet alphabet diffère du nôtre dans le sens où à un tengwar ne correspond pas nécessairement une lettre, mais parfois deux voire trois. Mieux vaut donc avoir des exemples concrets sous les yeux pour bien mémoriser les tengwars. Notons par ailleurs que le cours que j’ai utilisé se limite aux lettres et à une partie de la ponctuation. Pour apprendre à écrire les chiffres « arabes » (si je puis dire), il faut chercher dans les autres cours.

L’apprentissage du script est encore plus fastidieux que celui de la langue, mais il est aussi (du moins, pour moi) plus amusant et stimulant. Si l’apprentissage du Quenya se fait en script latin, et peut donc être vu comme l’apprentissage quelconque d’une langue, apprendre un nouveau système d’écriture relève presque de la cryptologie, et devient une sorte de challenge que l’on cherche à relever. Enfin notons que la tâche se révèle plus ardue lorsque l’on cherche à écrire en tengwar sur ordinateur : en effet, si de nombreuses polices existent, de par l’asymétrie qu’il peut y avoir entre ce système et notre latin, la correspondance des lettres et du clavier n’est pas évidente. Pouvoir écrire en tengwar sans tout le temps regarder un tableau de correspondance peut lui-même faire l’objet d’un apprentissage à part entière.

 

Conclusion

 

Apprendre en un mois le Quenya n’est pas chose aisée. Pourtant, si vous êtes motivés, vous parviendrez rapidement à des résultats satisfaisants. De nombreux forums et sites existent pour répondre aux questions que vous pourriez avoir, et cette communauté, associée à la littérature Quenya qui peut exister, rend assez réelle cette langue, qui n’est peut-être pas parlée au quotidien, mais qui peut facilement être écrite ou lue. Enfin, si vous n’avez pas la foi de vous lancer dans cet apprentissage, ou que vous souhaitez simplement vous amuser, vous trouverez de nombreux sites de traduction et de transcription, à l’image de ce site de transcription Tengwar, qui feront le travail pour vous. Attention cependant aux différents modes, disponibles dans les options.