All Work All Play : la critique du documentaire e-sport évènement
Mardi 28 juillet sortait le documentaire All Work All Play dans quelques 400 cinémas européens de 28 pays. En séance unique du fait de la retransmission live qui allait constituer l’avant et l’après-séance, la sortie de ce documentaire constituait un petit événement, du fait de son sujet un peu à part : l’e-sport, et plus particulièrement les Intel Extreme Masters de San José et la finale de Katowice de la saison 9. Résolument axé sur l’ESL et sur le tournoi international de League of Legends, le réalisateur Patrick Creadon et son équipe ont suivi les joueurs et toute l’équipe de l’organisation des IEM durant les mois qui ont précédé la compétition. Cleek est allé voir pour vous All Work All Play, le premier documentaire d’envergure sur l’e-sport à se frayer un chemin jusqu’au cinéma en France, en partenariat avec la chaîne de cinémas Gaumont Pathé, et dans de nombreux pays d’Europe.
[divider]Sur la route des IEM[/divider]
« Des gens qui regardent d’autres personnes jouer aux jeux vidéo ? ». C’est sur ces paroles d’étonnement issues de grands médias tels que la BBC que s’ouvre le documentaire. Rires dans la salle, et un moment de flottement où l’on se demande si on ne va pas avoir droit à la fameuse séquence Antoine de Caunes… Non ? Dommage. Dès le départ, All Work All Play nous propulse dans ce qui sera le ton de tout le documentaire : un aperçu, comme si vous y étiez, des coulisses des Intel Extreme Masters, entrecoupé de commentaires des différents acteurs de l’évènement. De Michal « Carmac » Blicharz, chargé d’organiser les Intel Extreme Masters et légende de l’esport, en passant par les membres de l’équipe Cloud 9, les casters et le staff de terrain, All Work All Play propose une immersion réussie dans les coulisses de l’événement. Le documentaire réussit à traiter avec pertinence d’un sujet qui était pourtant totalement étranger à son auteur, Patrick Creadon, et à dresser un portrait à la fois humain et réaliste d’un phénomène en pleine expansion, en plaçant au cœur de son propos les visages de l’e-sport.
Filmée en gros plan ou croisant le fil du documentaire avec le parcours personnel des différents acteurs e-sportifs, la dimension humaine de All Work All Play est ce qui fait sa force, et il est difficile de ne pas être ému par la figure de la mère d’xPeke, le bordel difficilement plus authentique de la gaming house des Cloud 9 ou par la volonté de Michal Blicharz de créer un modèle économiquement viable qui sera à même de supporter son rêve d’e-sport. Il faut dire que Patrick Creadon n’en est pas à son coup d’essai : réalisateur de documentaires à forte audience, il a traité de sujets aussi divers que le portrait du verbicruciste en charge des grilles du New York Times, Will Shortz, diffusé au Festival de Sundance, le problème de la dette américaine ou encore Bob L’Éponge. Et il faut dire que la patte du documentariste est palpable : le spectateur est entraîné dans le tourbillon de lumières, l’incertitude et l’adrénaline du tournoi, en immersion avec les joueurs et du point de vue d’un observateur privilégié.
[divider]Un documentaire trop en retrait ?[/divider]
Cet élément d’observation en deviendrait presque le principal défaut du documentaire, car la caméra, en retrait, observe de façon plutôt passive, sans la dimension analytique qu’aurait pu apporter une véritable critique de l’e-sport. All Work All Play porte la volonté de présenter à un public non-initié un milieu compétitif aussi méconnu que mal considéré par les non-joueurs, qui voient dans cette frénésie et dans l’ampleur du phénomène la montée de comportements qu’il serait mal avisé d’encourager. Le générique d’ouverture du documentaire place intelligemment l’e-sport dans le fil chronologique d’une passion sportive atemporelle, à l’aide d’images d’archives allant du baseball au badminton. L’entretien avec le réalisateur, retransmis en direct dès la fin du visionnage du documentaire, permet de mieux cerner la capacité admirable de Creadon à se mettre dans la peau d’un observateur externe, dépourvu de jugements de valeur qui viendraient entacher le documentaire d’idées préconçues, tout en ayant su capturer avec justesse l’esprit et la passion de l’e-sport. Pour reprendre son propre parallèle : si les joueurs d’échecs sont admirés pour leur dévouement au jeu et leurs capacités tactiques, qu’est-ce qui justifie le mépris parfois réservé aux joueurs professionnels de jeux vidéo ? Sa volonté de présenter l’e-sport à un public profane souffre cependant d’un gros défaut : l’explication du principe du jeu, sommaire, ne suffit pas à expliquer pour qui ne connaîtrait pas League of Legends (pour reprendre le jeu compétitif développé tout au long du documentaire) les véritables raisons d’un tel engouement. En cela, l’analogie avec le jeu d’échecs est incomplète, et aurait mérité d’être plus aboutie : la dimension stratégique du jeu, aux échecs comme dans League of Legends, est ce qui rend le développement d’une partie si fascinant à regarder. Pour qui ne serait pas familier de ce type de jeu, comprendre la passion de son prochain quand il n’est fait nulle mention des mots jungler, ADC, mid ou support, devient plus difficile, le documentaire se contentant de préciser que le jeu « se joue à 5, et que le rôle de chacun est important ».
Même s’il faut noter le parti pris d’avoir établi une représentation assez pédagogique de ce qui se passe à l’écran (élément sonore additionnel lors de la mort d’un champion, jeu sur le noir et blanc et la couleur pour mieux centrer le regard du spectateur sur le champion impliqué dans une action précise par rapport à ce qui se déroule sur le reste de la carte), ainsi qu’un effort de traduction faisant la chasse au franglais, ce qui est montré de League of Legends reste peu accessible, et probablement assez confus, aux yeux du profane. Le documentaire, de bonne facture et posant un regard intelligent sur son sujet, rate cependant sa cible en visant trop au milieu : pas assez analytique pour que votre grand-père necomprenne que ce qui vous fascine repose sur les mêmes mécanismes que la stratégie à l’œuvre au cours de ses sacro-saints matches de football américain, il n’offre pas, non plus, assez de contenu exclusif ou un regard inédit pour en faire un visionnage obligatoire pour les aficionados des LCS. Si ce n’est, peut-être, le récit atypique de Michal « Carmac » Blicharz, à la fois témoin contemporain de la montée de l’esport et produit d’une époque plus ancienne du jeu vidéo, ou si l’on est un fan inconditionnel de Cloud 9 et de TSM, qui accaparent l’attention du réalisateur (on a compté, en tout et pour tout, deux secondes de Gambit Gaming, participants, pourtant, de la compétition).
[divider]All Work All Day[/divider]
Efficace, juste, et profondément humain, All Work All Play reste un bon documentaire, qui aura eu le mérite de porter un regard sans a priori ni jugement sur un phénomène encore assez critiqué par des voix n’appartenant pas à la communauté du jeu vidéo, plongeant le spectateur en totale immersion et au cœur des coulisses du tournoi Intel Extreme Masters, côté League of Legends. Le spectateur ressort de la séance mieux au fait de l’aspect à la fois énorme et fragile du phénomène e-sport, tant au niveau de la précarité inhérente au statut de joueur professionnel (et de la pression qui en découle) que de l’avenir du jeu lui-même. Assisterons-nous encore à des tournois de League of Legends avec la même passion d’ici quelques années ? Rien n’est moins sûr. Le phénomène e-sport, lui, cependant, semble bien parti pour rester, et il faudra encore de nombreux documentaires du gabarit de All Work All Play pour arriver à complétement démocratiser la compétition vidéoludique dans les mentalités et la culture généraliste. All Work All Play défend avec talent son sujet, jusque dans son titre : l’expression « All work and no play makes Jack a dull boy » étant ici habilement renversée pour mieux souligner que le jeu, aussi ludique et associé à un loisir puisse-t-il être pour le joueur amateur, est dans l’e-sport synonyme de travail acharné, de mental et de sacrifices.
[…] on vous titille trop, le visionnage de force du documentaire All Work All Play […]
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