Qu’est-ce qu’un super-héros ?
– Qu’est-ce qu’un super-héros ?
– Facile, un type avec des super-pouvoirs !
– Mais Batman, Iron Man, Green Arrow… n’en ont pas.
– Certes, mais ils sont très forts et possèdent une identité secrète sous laquelle ils combattent le crime !
– Ah, comme Zorro, le Comte de Monte-Cristo et le Judex de Feuillade ? Par contre, Dr. Strange, les 4 Fantastiques ou Captain America ne possèdent pas réellement d’identité secrète, si ?
– Hum… ils ont des costumes, souvent en latex, portent généralement des masques, des capes…
– Hulk, le Professeur Xavier, le Dr. Manhattan, dans trois genres différents, ne portent ni masque ni cape, ni réellement de costume distinctif, à l’instar de Black Widow ou Wolverine dont on serait bien en peine de décrire un costume emblématique et intemporel…
– On peut au moins dire de tous ces personnages qu’ils mettent toutes leurs forces à construire une société rassurante pour leurs concitoyens, dont ils sont les bienfaiteurs et les protecteurs.
– Sauf quand ils sont violents et font tout pour terrifier, comme Rorschach, le Punisher, Spawn, souvent Batman, qui paraissent plus dangereux et fous que la plupart de leurs antagonistes ?
Alors que nous baignons dans le super-héroïsme, en particulier grâce aux films dont Warner, Disney et la Fox nous abreuvent sans discontinuer au point de nous noyer, il est frappant de constater que la définition du super-héros n’est pas évidente. Il ne s’agit pourtant a priori pas d’un problème théorique exigeant un bagage conceptuel dont tous ne disposeraient pas, comme le cinéma ou la bande dessinée, que tous identifient aussi au premier coup d’œil sans parvenir à le définir précisément d’emblée : le super-héros frappe par l’évidence de son super-héroïsme, et reste pourtant fuyant en raison de la variété de ses figures, qui semblent toutes se contredire les unes les autres alors que nous les associons si évidemment sous ce même nom.
Ce n’est pas pour rien qu’un article aussi approfondi que celui rédigé par Thierry Groensteen et Harry Morgan, illustres théoriciens du neuvième art, dans leur Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, sur le « Super-héros » justement, soumet une généalogie assez remarquable et quelques réflexions assez judicieuses, sans être universalisables… et ne prétend jamais livrer de définition du « super-héros », ce qui est tout de même paradoxal.
Les pistes de réflexion proposées dans cet article, même si elles peuvent être lues de manière indépendante, s’inscrivent dans la logique de la chronique Dictature des Dieux, particulièrement du dernier article sur le générique de Watchmen, et des analyses sur les aventures de Superman le présentant comme président/roi/tyran des États-Unis ou du Monde, qui tentaient de concilier ce statut peu consensuel avec son statut super-héroïque (Superman à la Maison Blanche, Superman Roi du Monde, Superman : Red Son).
Le premier super-héros
La question de la généalogie des super-héros est essentielle à sa définition : pourquoi Superman, créé en 1938 pour DC Comics, est-il considéré comme le premier, alors que le roman-feuilleton ou le roman de cape et d’épée du XIXème siècle regorgeait déjà de personnages possédant des traits aujourd’hui spontanément associés aux super-héros ? Pour ne citer que les plus connus, le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas ou le Bossu de Paul Féval dissimulaient déjà leur identité pour exercer secrètement la justice en profitant de leurs facultés intellectuelles et physiques exceptionnelles, bien avant le Zorro de Johnson McCulley, et a forioti Doc Savage ou le Shadow. Quant aux « super-pouvoirs », les mythes et légendes, comme les histoires religieuses, les récits traditionnels et les folklores, en regorgent, et les fictions littéraires en sont férues, Faust ou l’homme invisible n’étant que les exemples les plus connus de l’ancrage dans une « grande littérature » de ces stéréotypes intemporels.
C’est une tautologie, mais le super-héros se distingue d’abord du héros par le fait qu’il soit « super », c’est-à-dire que certaines de ses facultés excèdent les limites naturelles de l’espèce à laquelle appartient le héros : Dr. Strange est un homme capable de choses « ordinairement » impossibles à l’espèce humaine, de même que Ch’p, Ego et Mogo ont de quoi rendre jaloux écureuils et planètes, mais cette précision préliminaire très vague est déjà problématique, en ce qu’elle ne vaut pas réellement pour certains extra-terrestres (Martian Manhunter, Superman), les Inhumains, les Asgardiens, qui possèdent naturellement leurs pouvoirs. En fait, le super-héros est conçu par rapport au référent humain (puisque, jusqu’à preuve du contraire, ils sont créés par des humains pour un lectorat humain), ce qui signifie que, même s’il est dieu ou écureuil, un super se définit en ce que ses facultés excèdent les limites humaines, aussi paradoxale que soit cette assertion : on ne voit pas bien alors en quoi Thor serait plus super qu’un autre des mille dieux peuplant Asgard, même s’il est indéniablement plus héroïque.
Superman lui-même synthétise histoire biblique (Moïse), traditions juives (le Golem), influence des pulps (revues à bas prix présentant par exemple les aventures de Doc Savage, le Shadow, Zorro, Tarzan…) et inspirations science-fictionnelles, Jerry Siegel, son co-créateur, ayant même la réputation d’avoir écrit le premier fanzine de science-fiction en 1929… donc rien de bien original à première vue.
Le personnage de Superman a cependant deux traits originaux qui le distinguent des nombreuses créations dans lesquelles il puise et qu’il concurrence. Avant tout, il est un personnage original de comics. Cela peut paraître anodin, mais le fait qu’il s’inscrive dans un genre littéraire relativement récent, la bande dessinée, et surtout en perpétuelle mutation, ouvert à tous les possibles, accentue en 1938 l’effet de nouveauté, face à des personnages issus de la littérature écrite ou de la radio. Superman lui-même ne va pas tarder à poursuivre sa conquête du monde culturel en apparaissant à la radio, à la télévision, au cinéma, mais en restant attaché au comics, ses adaptations dans d’autres médiums pouvant être considérés comme les produits dérivés de son médium originel, là où Doc Savage ou le Shadow ne deviendront des personnages de comics que dans un second temps.
Son deuxième avantage est celui de donner l’impression de créer une nouvelle mythologie : Superman est un personnage parfaitement extraordinaire, qui synthétise de manière à peu près cohérente et surtout définitive les influences évoquées en les exagérant tout en les intégrant au monde réel (les États-Unis des années 1930). Il est en cela un modèle d’équilibre dès sa première apparition dans Action Comics #1, déjà précédée de son origin story.
Tout y est : les origines traumatisantes, le costume flashy très caractéristique (et très états-unien), les pouvoirs extraordinaires et leur justification (ici pseudo-scientifique et science-fictionnelle, mais elle peut dans d’autres cas être technologique, magique, mythologique, simplement physique…), le sacrifice altruiste de la vie personnelle au Bien commun, la quête active de la Justice, l’adoption de deux identités distinctes, l’une « réaliste » à laquelle le lecteur peut s’identifier (et qui implique souvent un lien du héros avec un lieu précis qui devient son champ de bataille et son royaume), l’autre merveilleuse à laquelle le lecteur peut rêver.
La fraîcheur, la complétude et la popularité du personnage en font d’emblée un modèle pour les créations super-héroïques suivantes. Cela ne signifie pas qu’elles vont en copier tous les traits, mais qu’elles vont toutes proposer des variations différentes sur ce modèle, au point qu’un personnage reprenant la moitié de ces traits et un autre en reprenant l’autre moitié pourront tous deux être identifiés immédiatement comme des super-héros.
On pouvait d’abord définir, de manière frustrante, le super-héros comme un personnage que l’on identifie d’emblée comme un super-héros. Cela avait le mérite de résoudre les contradictions relevées en introduction par l’identification du personnage dans la conscience du lecteur. Cette définition peut désormais être affinée : un super-héros est un personnage issu de périodiques américains appelés comics, ou faisant référence à ces publications, et reprenant certaines caractéristiques essentielles de Superman. Sont ainsi exclus les personnages antérieurs à Superman et relevant d’abord d’un médium et d’une tradition artistique différentes, à l’instar de Zorro, que l’on n’identifie effectivement pas comme un super-héros alors qu’il en possède de nombreux attributs essentiels.
On pourrait donc ajouter la notion de « proto super-héros » ou de « super-héros rétroactif » pour désigner ces personnages qui seraient sans aucun doute identifiés comme des super-héros si seulement ils étaient apparus dans les comics après Superman, mais que l’on n’aurait pas nécessairement songé à réunir dans une catégorie commune si ce que nous appelons super-héros n’avait pas été inventé ensuite.
Des super-héros…pas vraiment super-héroïques : le critère mondain
Que cette définition paraisse trop restrictive ou trop englobante, de nombreux personnages pourtant clairement identifiés comme des super-héros ne paraissent y répondre que très approximativement.
Oubliez tout ce que vous savez sur Black Widow, Dr. Strange, Hulk ou Thor par exemple, occultez le fait que vous sachiez pertinemment qu’ils sont des super-héros, et imaginez-les dans une aventure solitaire, vous constaterez vite qu’ils n’ont plus réellement la même consistance super-héroïque. S’ils n’étaient apparus après Superman et dans une culture où le super-héros était déjà très présent, ils n’auraient jamais pu définir à eux seuls la mythologie super-héroïque, parce qu’ils possèdent des traits associés assez évidemment à d’autres types voire archétypes (l’espionne femme fatale, le sorcier, la transformation monstrueuse type Mister Hyde ou loup-garou, le dieu), et que cette reconnaissance d’un autre imaginaire gêne leur association au monde des super-héros.
Mais ils sont apparus postérieurement, et surtout ils se sont agrégés les uns aux autres dans une double-logique éditoriale et « mondaine ». C’est-à-dire non de façon autonome, mais dans des fascicules les identifiant dès leur création comme des super-héros. Le Flash est par exemple apparu en 1940 dans le premier numéro de Flash Comics, une publication de DC Comics (dont tout le monde savait qu’elle publiait Superman et Batman, dont les fascicules étaient vendus à proximité les uns des autres), dont la couverture suggère le caractère extraordinaire (« The fastest man alive ») et protecteur (il se place entre des criminels et la femme qu’ils menacent). Le format du fascicule, le costume, les vignettes présentant les autres personnages intervenant dans les aventures secondaires…tout dit, alors que le personnage n’est pas encore connu du grand public, que le Flash est un super-héros.
La logique mondaine tient à la participation des super-héros à des mondes communs. Comme nous le décrivions dans notre article sur les propriétés des super-héros, dans les comics comme au cinéma, les personnages d’un même éditeur appartiennent ordinairement au même monde, et chaque nouveau personnage vient ainsi étendre la représentation de ce monde en en montrant de nouvelles facettes et en y donnant vie à de nouveaux lieux et de nouvelles figures, ce caractère mondain étant particulièrement évident bien sûr dans le cas des références inter-mondaines (allusions dans un comics à un autre personnage) ou dans le cadre d’aventures communes, une logique popularisée par les World’s Finest de DC Comics, où à partir de 1954 Batman et Superman s’allient contre le crime, parallèlement à leurs aventures séparées dans leurs fascicules propres, leur première rencontre s’étant effectuée dans le programme radiophonique The Adventures of Superman en 1945.
Un personnage qui n’aurait ainsi pas d’évidents attributs super-héroïques sera plus rapidement identifié comme un super-héros s’il est publié dans un fascicule ou une maison d’édition immédiatement identifiée comme publiant habituellement des super-héros, et s’il combat au côté d’autres super-héros plus évidents dans un rapport d’égalité. Ainsi, dans les films Marvel, Hawkeye ou la Veuve Noire n’auraient-ils pas pu être considérés comme des super-héros dans des aventures autonomes, mais le fait qu’on leur attribue la même importance qu’Iron Man et Captain America permettrait désormais de leur consacrer un film solo sans prendre le risque que le spectateur oublie leur statut super-héroïque.
On pourrait donc affiner la définition proposée précédemment en y ajoutant : un personnage possédant insuffisamment ces attributs essentiels pourra être considéré comme un super-héros s’il est considéré, dans son univers diégétique et dans une logique éditoriale, comme un super-héros.
On peut dès lors distinguer deux types de super-héros (dans deux catégories évidemment péremptoires, et qui ne demandent elles-mêmes qu’à être décomposées en sous-catégories) : les super-héros « dans l’absolu », c’est-à-dire présentant de façon autonome un nombre suffisant de traits essentiels pour être immédiatement identifiés comme des super-héros, même dans d’autres médias ou avec des variations sur ces codes ; et les super-héros « relativement à », dont la définition comme super-héros en soi pourrait poser question, mais ne le fait pas parce que cette relation est manifestée assez clairement pour que le personnage soit compris assez vite comme un super-héros, même s’il possède insuffisamment ces attributs essentiels.
Le critère moral, ou le fascisme des super-héros ?
Un ultime critère n’a pas été évoqué encore, parce qu’il ne semble pas poser problème, c’est celui des valeurs du super-héros. Il est entendu que le super-héros est un héros super, c’est-à-dire un personnage courageux défendant des valeurs positives, et se distinguant des héros classiques par une plus grande capacité à faire le Bien, tout en partageant leurs valeurs humanistes.
Il répond au lieu commun des grands pouvoirs impliquant de grandes responsabilités : luttant activement contre les différentes incarnations du Mal que ses pouvoirs lui permettent d’affronter, il est toujours en quête, au contraire des héros aventuriers comme Tintin ou Lara Croft, ne cherchant pas l’affrontement mais l’acceptant quand ils y sont confrontés, ne cherchant pas à sauver le monde de l’Injustice mais ne supportant pas d’en voir des manifestations sous leurs yeux sans réagir.
Cette quête perpétuelle implique évidemment une nature intrinsèquement sacrificielle (christique dirait-on, si l’adjectif n’avait été galvaudé par un emploi excessif et abusif) : refusant les compromis, le super-héros et ses proches sont perpétuellement en danger ; refusant le repos, il ne peut bâtir de manière satisfaisante la vie (conjugale, familiale, professionnelle) à laquelle parfois il aspire.
La noble quête contre le Mal pose cependant la double-question des valeurs au nom desquelles elle est accomplie et du mode opératoire, deux problèmes au cœur de notre chronique. Le super-héros puise sa conception du Bien dans son éducation et son expérience, mais sans même prendre en compte la faillibilité de tout jugement moral, pourquoi cette conception serait-elle consensuelle ? On voit souvent des super-héros pardonner leurs actes à de petits criminels pour les motivations desquels ils montrent de l’empathie, tandis qu’ils arrêtent les autres avec la plus extrême violence. Mais en s’improvisant enquêteur, agent de l’ordre, juge, jury et bourreau, ils empiètent sur des processus démocratiques qui, pour complexes ou inefficaces qu’ils puissent paraître, ont justement été établis pour éviter ces formes de dictature morale en séparant les pouvoirs et en les assortissant des contre-pouvoirs appropriés.
C’est que le super-héros est par définition un vigilant, c’est-à-dire qu’il n’œuvre éventuellement aux côtés du pouvoir politique que parce qu’il trouve une similitude temporaire entre cette politique et sa vision morale du monde, mais cette dernière prédomine toujours dans ses décisions : il n’est toujours qu’un individu, parfois un groupe d’individus, œuvrant pour sa vision du monde, sans être prêt à y renoncer au profit de la morale d’un autre ou des lois approuvées par le pays dans lequel il œuvre.
En plus d’être illégale dans son refus d’obéissance aux lois et de soumission aux forces mandatées, l’action super-héroïque gagne en efficacité ce qu’elle retire à notre intimité : les caméras de Batman ou le satellite de la Justice League, la super-ouïe et la capacité à voir à travers les murs de Superman, sont autant de commodités certes redoutables pour le crime, mais impliquant une surveillance active des citoyens même innocents (sinon comment savoir s’ils ont besoin d’être défendus ?), qui n’a rien à envier aux systèmes d’écoutes illégales de la NSA ou de partage d’informations confidentielles des médias informatiques.
Ces dimensions d’autonomie (littéralement « le fait de définir ses propres lois ») et de refus de rendre des comptes, de valorisation d’une violence purgatrice et de l’intrusivité au nom de la sécurité, sont autant de caractéristiques absolument essentielles à la définition de tout super-héros, et participant pourtant de ce que l’on pourrait appeler rapidement une idéologie fascisante (ce qui n’exclut absolument pas la bonne foi ou les caractères rassurants et protecteur des super-héros).
De là à dire que le super-héros est fasciste, se définit par son fascisme ou est intrinsèquement sous-tendu par un éloge généralement inconscient d’éléments propres aux idéologies fascistes, il n’y aurait qu’un pas, que nous franchirons ou nous retiendrons de franchir dans la suite et fin de notre réflexion sur la définition du super-héros.
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